Maître de conférences à l’Université Grenoble 2, auteur d’une thèse de doctorat sur « Le National-socialisme et l’Antiquité » (Paris, PUF, 2008.) et spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot propose dans le dernier numéro de la Documentation photographique, une mise au point sur le renouvellement historiographique qui, durant ces vingt dernières années, a profondément modifié l’approche du phénomène nazi.
Le dossier est comme toujours composé de deux parties : « Le point sur » est une synthèse d’une quinzaine de pages ; les « Thèmes et documents » rassemblent 23 doubles pages (texte de l’auteur sur la page de gauche, documents sur la page de droite), construits autour de quatre thèmes : Contextes, Société, Séduction et répression, Le racisme et la guerre.
L’ensemble est passionnant et absolument indispensable aux professeurs d’histoire
Le renouvellement des perspectives, des problématiques et des savoirs est dû pour l’essentiel à l’ouverture d’archives jusqu’alors inaccessibles aux historiens : la disparition de la RDA et la réunification allemande ont ouvert aux chercheurs des fonds importants, tandis que tous les fonds d’archives allemands saisis par les services de sécurité soviétiques et emportés en URSS sont devenus accessibles. D’autre part, les historiens « ont enrichi leur questionnement en empruntant à d’autres sciences humaines (anthropologie, sociologie, psychologie, etc.) pour relire différemment des faits ou des institutions qui semblaient bien connus ».
D’où vient le nazisme ?
Pour comprendre le phénomène nazi, il faut « conjuguer les temporalités ». Dans le temps long, la culture nazie n’invente rien, elle met en cohérence et radicalise des héritages européens : antisémitisme chrétien, racisme scientifique, darwinisme social, colonialisme. Dans le moyen terme, le nazisme a pu apparaître comme une réponse aux problèmes posés par la modernité et par ses crises (Grande guerre, Grande dépression), réponse qui a pu séduire car elle avait le bénéfice de la nouveauté et de l’énergie, face à des démocraties occidentales perçues par beaucoup, à l’époque, comme obsolètes et dépassées. Dans le court terme, la révolution russe et la Grande guerre ont joué un rôle essentiel.
De la guerre à la guerre
Les historiens allemands ont montré l’importance de l’expérience de la Grande guerre dans l’apparition d’une sensibilité et d’une culture nazies. « Ils s’inscrivent dans une démarche d’étude sociale et culturelle inaugurée par les travaux pleins d’intuitions de l’historien germano-américain Georges Mosse». Dans un ouvrage de 1990 traduit en français sous le titre De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Mosse « montre à quel point le guerrier imprégne et informe le civil, comment la vie politique reste conçue en des termes belliqueux et militaires et comment les partis de la République de Weimar se dotent de milices paramilitaires qui témoignent à la fois d’un deuil impossible et d’une difficile démobilisation culturelle. L’ombre portée de la Grande guerre, de ses millions de morts et du Diktat de Versailles efface en Allemagne la distinction plurimillénaire entre l’espace civil (espace normé de paix et de dialogue) et l’espace de la guerre : le parti nazi se présente ouvertement comme une organisation militaire, avec ses troupes en uniformes, son pas de l’oie, ses défilés et sa rhétorique, voire son ton, de caserne. »
De récentes études historiques portant sur la « génération de la jeunesse de guerre », trop jeune pour avoir fait la guerre, étudiante dans les années 1920, ont montré qu’elle avait souvent milité dans les organisations étudiantes de l’extrême droite nationaliste, revanchardes et xénophobes, et qu’elle avait « peuplé les organigrammes de la Gestapo, de la SS, du SD et donné vie à ces organisations nouvelles appelées à exercer les activités de renseignement, de répression, puis de génocide en Allemagne et dans l’Europe entière.» Qu’il s’agisse des membres de la génération de Hitler ou de ceux de cette jeune génération, il est essentiel de comprendre qu’ils sont tous convaincus que ni l’armistice de 1918 ni le traité de Versailles n’ont mis fin à la guerre, que l’Allemagne est entourée d’ennemis qui veulent sa disparition géopolitique, voir son extinction biologique, et qu’il faut donc préparer psychiquement et physiquement les Allemands à la guerre. Cette guerre ne servira pas seulement à rétablir l’Allemagne humiliée dans sa puissance, mais « elle mettra fin à la guerre de races qui, selon les nazis, fait rage depuis l’Antiquité entre l’humanité germanique-nordique et l’élément juif. »
Les nazis sont-ils parvenus démocratiquement au pouvoir ?
L’auteur met en garde les enseignants contre la présentation, assez fréquente, d’une République de Weimar qui aurait fait le lit du nazisme, non seulement par ses faiblesses institutionnelles, mais aussi parce que les nazis seraient arrivés au pouvoir en raison d’un processus électoral qui est au fondement de la démocratie. « Il est faux d’affirmer que les nazis ont été portés au pouvoir par les urnes : certes, leur progression est spectaculaire aux élections législatives entre 1928 et 1932, mais la tendance s’est retournée entre juillet et novembre 1932. » De fait, le parlementarisme ne fonctionne plus en Allemagne depuis 1930 : les chanceliers Brüning, Papen et Schleicher court-circuitent le Reichstag où ils n’ont plus de majorité et le président Hindenburg signe des décrets-lois. Au fil des élections législatives, les partis de droite s’effondrent tandis que le parti nazi et le parti communiste progressent. La progression des communistes inquiète les milieux patronaux et financiers qui souhaitent que les nazis soient associés au gouvernement pour lui donner un soutien populaire. C’est pourquoi, face à un Hindenburg réticent, Papen propose un cabinet de coalition dirigé par Hitler, qu’il pense pouvoir manipuler aisément. « Le NSDAP n’est donc pas plus parvenu à la chancellerie à l’issue d’une prise de pouvoir qu’au terme d’un processus démocratique, pour la simple raison que le fonctionnement normal de la démocratie parlementaire a cessé en 1930 et que les nazis sont en reflux électoral.»
Le nazisme était-il de droite ou de gauche ?
Le programme du NSDAP de février 1920 est révolutionnaire, et le discours nazi redevient fortement antibourgeois à partir de 1943. « Cela dit, le « socialisme » des débuts est d’un genre bien particulier : si projet révolutionnaire il y a, c’est un projet national-révolutionnaire et non internationaliste. À l’opposé du mouvement ouvrier socialiste et communiste, les nazis ne connaissent que la nation comme cadre indépassable de l’existence et de l’épanouissement d’une communauté (raciale) fermée sur elle-même (…) La bourgeoisie conservatrice munichoise ne s’y trompe pas, qui accueille Hitler dans ses salons et finance le NSDAP. » La crise de 1929 pousse vers le parti nazi les ouvriers et les classes moyennes touchées par le chômage et la pauvreté. À l’intérieur du parti nazi, l’aile « gauche» est éliminée. Le régime nazi n’a rien changé à la structure sociale de l’Allemagne ; alors que les élites sont spoliées ou décimées en URSS, elles sont « choyées par le pouvoir nazi, qui en adopte les usages et les codes ».
Qui était nazi en Allemagne ?
Des études de sociologie électorale ont montré que le parti nazi à « siphonné la droite bourgeoise et capté plus de la moitié de son électorat » ainsi que 15 % environ des électeurs du SPD. Ce sont donc les classes moyennes (salariés, commerçants, petits fonctionnaires) qui ont constitué le gros de l’électorat nazi, tandis que les ouvriers et les catholiques résistaient à la pénétration national-socialiste. On vote nazi moins par antisémitisme que pour des raisons économiques et sociales, par dégoût du parlementarisme jugé impuissant, et pour le rétablissement de la puissance de l’Allemagne. Le degré d’adhésion au régime à fluctué selon les années : approbation en 1933, déception en 1934-1935, approbation de plus en plus massive des initiatives, notamment extérieures, d’un régime qui redonne à l’Allemagne sa puissance en démantelant le traité de Versailles de 1936 à 1939, adhésion totale lors des victoires de 1940-1941, désillusions à partir du tournant de l’hiver 1942-1943.
L’imperméabilité au message nazi (« Resistenz ») est « le fait de groupes et d’individus dotés d’une culture fortement structurée et antithétique aux mots d’ordres nazis : catholiques du Sud et de l’Ouest, milieux ouvriers ». La résistance au sens actif du terme (« Widerstand ») recrute dans ces milieux ainsi que chez les militaires, aristocrates chrétiens nationalistes conservateurs, qui craignent la catastrophe finale et désapprouvent le génocide.
Les Allemands semblent avoir majoritairement désapprouvé la politique antisémite du régime, tout en ayant tiré les bénéfices fiscaux et sociaux de la spoliation et de l’expulsion des juifs d’Allemagne. Les sources montrent toutefois que la brutalité nazie suscitait la réprobation. Les rumeurs concernant le génocide à l’Est se sont diffusées très vite ; la réaction de l’opinion fut désapprobatrice, mêlant condamnation morale et crainte des représailles en cas de défaite du Reich. Les rumeurs concernant l’assassinat des juifs d’Europe occidentale dans des centres de mise à mort « se heurtèrent au déni ou à l’incrédulité, tant l’assassinat industriel pratiqué par les nazis est inédit est impensable par les contemporains ».
Séduction et répression
« Le concept de « totalitarisme », élaboré dans un contexte de guerre froide pour permettre des comparaisons politiquement opportunes entre nazisme et stalinisme a tendance à être délaissé par les historiens du nazisme (…) Depuis des décennies, et dans des champs historiographiques divers (…), le concept de « consentement » est de plus en plus mobilisé par les historiens. » Les spécialistes du nazisme insistent aujourd’hui sur l’adhésion des Allemands au régime ; ils ont montré que si la Gestapo fait peur, elle est aussi aidée par une fraction non négligeable de la population allemande qui dénonce et renseigne, non seulement pour des motifs de profit matériel, mais aussi par adhésion au projet idéologique nazi. Des millions d’Allemands ont profité d’une politique fiscale et sociale rendue possible par les spoliations de la population juive et par les réquisitions dans l’Europe occupée.
« La séduction est aussi le produit d’une mise en scène du régime très étudiée qui, en associant la beauté à la force, vise à susciter la « fascination » : ce sentiment de sidération esthétique, qui désarme le sens critique et entraîne l’approbation de l’affect a fait l’objet de plusieurs études (…) Tous les arts sont mobilisés dans ce projet de défense et illustration esthétique du projet nazi : le cinéma, la photographie, la sculpture et l’architecture donnent à voir un régime qui inaugure un nouvel âge d’or de la culture européenne, une renaissance de la race germanique et de son art, après les mille ans de décadence médiévale et les deux cents ans de dévoiement révolutionnaire. »
Nazisme et hitlérisme sont-ils synonymes ?
Hitler laissait beaucoup faire et intervenait rarement dans la gestion concrète des affaires du Reich. Par inclination personnelle, car il travaillait peu et connaissait mal ses dossiers, mais aussi par principe de gouvernement : il laissait se développer des officines concurrentes, autorisait la création de services parallèles dans le parti, dans les ministères, dans la police et la SS, dans l’armée etc. La concurrence entre ces administrations suscitait l’émulation, la profusion des idées et des projets, « mais aussi une radicalisation cumulative des projets et des pratiques, puisque les administrations se fondaient sur ce qu’elles imaginent être la volonté d’un chef qui ne s’exprimait jamais qu’en termes très généraux, certes, mais aussi très violents (…) En plein XXe siècle, l’Allemagne s’éloigne donc de l’État moderne : le mode de gouvernement de Hitler est charismatique (au sens wébérien) et sa pratique clairement féodale (distribution de la faveur et arbitrage), même si les instruments (policiers, logistiques, scientifiques, etc.) sont à la pointe de la modernité. »
Projets et ambitions nazis
Les dirigeants nazis admettaient un partage du monde en sphères d’influence : le Sud et l’Afrique à l’Italie, l’Asie et le Pacifique au Japon, l’Europe pour le Reich. La démocratie devait disparaître en Europe de l’Ouest tandis que l’Europe de l’Est devait être conquise et colonisée pour devenir l’espace vital de la race germanique, quitte à ce que la population slave de ces territoires soit réduite en esclavage ou éliminée. Les nazis ont donc l’intention de traiter l’Est de l’Europe comme les puissances coloniales ont traité l’Afrique. La SS travaille à la planification de la conquête et à ses aménagements ; urbanistes et agronomes prévoient les réseaux routiers et ferroviaires, les villages et les villes nouvelles, les déplacements de population et les installations de colons allemands. C’est une absolue reconfiguration de l’Europe de l’Est qui est envisagée, impliquant l’éloignement, puis l’extermination des juifs vivant sur ces territoires, ainsi que des transferts massifs de population. Divers services économiques et démographiques seront les instruments de cette politique, ainsi que les Einsatzgruppen de la SS et de la police allemande, chargés des opérations de massacre.
« Géographique et stratégique, l’ambition nazie concerne également l’histoire et la culture, car le racisme dicte une relecture non seulement de l’espace, mais aussi du temps. Les nazis relisent l’histoire de l’Occident, affirmant qu’elle se résume à une guerre de races entre l’humanité nordique et son ennemi juif, aidé par ses auxiliaires slaves, orientaux ou noirs. De même que la Grèce (aryenne) a combattu la Perse (sémitique), de même que Rome a affronté Carthage et Jérusalem, le IIIe Reich combat l’URSS judéo-bolchevique dans une guerre qui sera sans doute la dernière, mettant fin à des millénaires de conflit racial. C’est sur une véritable eschatologie qu’ouvre la relecture nazie de l’histoire, promesse d’utopie (le Reich millénaire, harmonieux, racialement homogène et débarrassé de ses ennemis), et menace d’apocalypse, en cas de défaite ».
Qu’est-ce que la Shoah ?
Les études sur la Shoah ont également connu un renouvellement considérable dans les dernières décennies mais, comme pour le nazisme, l’essentiel est publié en allemand et en anglais. Un numéro de la Documentation photographique lui sera bientôt consacré.
Entre les années 1960 et 1990 un débat a opposé les historiens « intentionnalistes » aux historiens « fonctionnalistes » : les premiers estimant que l’intention génocidaire était manifeste dès la naissance du parti nazi, les seconds pensant que c’était le fonctionnement du IIIe Reich, avec « sa concurrence entre officines et sa radicalisation cumulative » qui avait conduit au génocide. Ce débat est aujourd’hui dépassé et le consensus les historiens est établi sur le fait que le racisme et l’antisémitisme nazis ont contribué à édifier un univers mental dans lequel la violence et le meurtre ont perdu leur sens, que cet univers mental prédisposait au meurtre, mais n’y conduisait pas nécessairement. « Il a fallu, pour arriver à la Shoah, le franchissement de seuil constitué par l’assassinat des juifs de l’Est (dès l’été 1941), étrangers méprisés et craints par les nazis, ainsi que l’entrée en guerre des États-Unis (décembre 1941), qui inaugurait une guerre mondiale sur deux fronts (Est et Ouest) pour que la hiérarchie nazie, paniquée à l’idée de revivre le scénario de 1917-1918 (encerclement extérieur et complot intérieur), prenne la décision, secrète, de déporter et d’assassiner tous les juives du continent. »
Cette claire et dense synthèse des recherches récentes privilégie l’étude des fondements idéologiques du nazisme et montre comment ils se sont mués en actes meurtriers. Le nazisme est désormais conçu « comme une entreprise de régénération sociobiologique de la race, adossée à un projet de reconfiguration géo-ethnique de l’Europe et de colonisation à vaste échelle à l’Est».
Les ensembles documentaires abordent des aspects particuliers de cette thématique. Beaucoup de documents sont originaux, en particulier des textes qui ont été choisis et traduits par l’auteur. Les commentaires qu’il en fait sont d’une remarquable clarté.
A noter : le Hors-Série n° 13 de Philosophie Magazine (février-mars 2012) a pour thème : Les philosophes face au nazisme. Il comprend trois parties : Les racines du nazisme (on trouvera dans cette partie un article de Johann Chapoutot, Existe-t-il une pensée nazie ?), Les philosophes pendant le nazisme (les premiers signes 1924-1932, la montée des périls 1933-1938, les année de guerre 1939-1945), Philosopher après Auschwitz. Un dossier consacré à Martin Heidegger, « l’un des plus grands penseurs de la métaphysique occidentale », mais aussi un nazi, complète ce numéro (en vente dans les kiosques, 7,90 €.)
© Joël Drogland