Professeur d’histoire européenne à Cornell University (New York), spécialiste du monde du travail à la fin du XVIIIe siècle, de l’histoire des grains, de la farine et du pain en France (rapide bibliographie ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Steven_Kaplan), Steven L. Kaplan sort de son siècle de prédilection, le XVIIIe, pour enquêter sur le terrible fait divers, au retentissement international, qui frappa, le 16 août 1951, la petite ville de Pont-Saint-Esprit : plus de trois cents personnes furent empoisonnées par le pain ; une trentaine furent internées en proie à des crises de démence et d’hallucinations ; cinq, voire sept moururent.
Après une présentation de la petite ville de Pont-Saint-Esprit (chap. 1), S. Kaplan s’attache à décrire (chap. 2 à 6) la filière blé-farine-pain et ses principaux acteurs : l’État (l’ONIC, l’Office des Céréales, ex-ONIB créé en 1936), la meunerie et la boulangerie (S. Kaplan n’étudie pas les céréaliers). Puis il relate le drame spiripontain, par un portrait du boulanger de la fournée fatale, Roch Briand, et par l’étude des malades et de la maladie (chap. 7-8), puis par l’enquête de police (chap. 9-10). Vient le temps des batailles d’experts et de la recherche des causes (chap. 11à 14) : ergot de seigle (voire LSD), puis pollution au mercure (hypothèses privilégiées par les enquêteurs et la justice), mais aussi processus de blanchiment artificiel du pain, pollution des eaux, mycotoxines (champignons). Enfin S. Kaplan s’intéresse aux suites judiciaires de l’affaire (chap. 15-16), en particulier à travers l’organisation des victimes et la défense des accusés, et à ses conséquences sur les stratégies de la meunerie et de la boulangerie (chap. 17-18).
Il est difficile de résumer un livre qui va de la microhistoire à l’histoire totale, d’une grande érudition, reposant sur une consultation quasi exhaustive des sources disponibles et de nombreux entretiens. On s’en tiendra plutôt à des impressions de lecture.
Les six premiers chapitres, très techniques, livrent une histoire inédite de la filière blé-farine-pain, de Vichy (et même en partie depuis le début du siècle) à la Ve République, en l’inscrivant dans la longue durée. Depuis le XVIIIe siècle, l’objectif de l’État a toujours été un haut prix du blé et un bas prix du pain. L’ONIB, créé dans un contexte de forte déstabilisation du marché du blé, dut sa croissance et son maintien, en tant qu’ONIC, à la pénurie de la Seconde guerre mondiale et de l’après-Libération. Le système ONIC repose sur une péréquation problématique entre départements excédentaires en blé (et farines) et départements déficitaires. S. Kaplan souligne qu’il s’agit d’une rupture du pacte républicain, dans la mesure où les départements déficitaires (dont le Gard) reçoivent une farine de moindre qualité. Ce système est cogéré (les Unions meunières gèrent la répartition des farines à l’échelle départementale) avec la meunerie, traditionnellement mal réputée, très organisée de façon corporatiste depuis Vichy. La boulangerie en pleine modernisation technique, bien moins organisée, dépendante de l’État (qui contrôle le prix du pain) et des meuniers, frappée par la baisse de consommation du pain et le débat sur sa qualité (le mauvais pain est l’ordinaire, le pain blanc est partout demandé mais aussi contesté par certains), réclame plus de liberté et le retour des règles de concurrence (liberté de choix pour les boulangers, concurrence entre meuniers). La meunerie réussit à freiner jusqu’au début des années 60 ce retour, malgré le drame de Pont-Saint-Esprit et les projets d’Antoine Pinay en 1952. On est cependant frappé par l’importance et la vigueur de ce débat entre dirigisme étatique et libéralisme économique, dans des termes semblables à ceux du XVIIIe, à l’époque du triomphe de la planification et de l’essor de l’État keynésien modernisateur. Pour S. Kaplan, ce débat est depuis les Lumières le cadre principal du débat politique en France.
Autre élément frappant : la fragilité alimentaire et sanitaire à l’époque, dont témoignent la fréquence des intoxications, l’interrogation généralisée sur la qualité des aliments, les scandales et les peurs liées à la consommation. S. Kaplan met là encore l’accent sur la continuité avec l’Ancien Régime, symbolisée par la résurgence de l’hypothèse de l’ergot de seigle et du mal des ardents et son succès auprès du corps médical et des autorités. Les inégalités dans la répartition des farines entre régions excédentaires et déficitaires, les réflexes de concurrence, voire d’hostilité entre régions, d’esprit de clocher local, départemental ou régional, l’opposition centre-périphérie, en particulier dans les affrontements d’experts (avec une grande importance du mandarinat médical), la difficulté pour l’information de circuler, la permanence du soupçon de complot vont dans le même sens. Face au silence des autorités nationales, les autorités politiques locales sont particulièrement actives (ce qui permet à S. Kaplan de livrer l’intéressant portrait d’une petite ville française dans les années 50), même si parfois rivales.
Il y a néanmoins dans cette affaire des éléments de modernité, parmi lesquels on citera l’importance croissante de l’expertise judiciaire et scientifique, espace de toutes les rivalités (y compris avec des expertises du ministère de la Santé parallèles à celles de la Justice) ; l’organisation des victimes en association d’aide ; l’internationalisation de l’enquête (et de son retentissement), qui fait intervenir des experts suisses, suédois, américains ; le poids de la presse (avant l’ère télévisuelle) dans le succès de certaines rumeurs ou de certaines hypothèses, qui n’est pas sans rappeler des affaires récentes comme celle d’Outreau (S. Kaplan fait d’ailleurs le parallèle). C’est sur les hypothèses que S. Kaplan se fait chimiste et détective, réunissant toutes les preuves qui dès l’époque éliminaient l’ergot et le mercure (responsable désigné sous la forme du fongicide agricole Panogen), pour s’intéresser à deux pistes peu étudiées alors : le blanchiment du pain (qui semble avoir ses faveurs) et les mycotoxines.
Dernier élément frappant sur lequel S. Kaplan met l’accent : le retour de la mystique du pain, denrée de première nécessité et problème de politique économique. « Dans l’après-guerre, dans un contexte tendu, urgent et compliqué, le pain resurgit, comme au temps des Lumières, parce que rien ne relie plus fortement la vie réelle à l’administration publique. Il est encore une fois objet et emblème d’un grand débat qui le dépasse, visant des enjeux plus durables et plus novateurs que la question des subsistances à l’âge atomique, problème primordial mais manifestement transitoire. Il s’agit de redéfinir les attributs et les responsabilités de l’État, de décider comment piloter, sur le plan politique et institutionnel, cette (nouvelle) modernisation de la France. » (p. 1073).
Laurent Gayme
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