CR par Hervé Lemesle, professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée Malraux d’Allonnes (72), qui mène un travail de recherche sur les Yougoslaves qui ont participé à la guerre d’Espagne, sous la direction de Michel Dreyfus (CNRS-Paris I).
François Dosse, né en 1950, enseignant à l’IUFM-Créteil, à Paris 12 et Paris 13, à l’IEP-Paris, et chercheur associé à l’IHTP, nous livre ici une nouvelle étape de sa réflexion épistémologique sur l’histoire, amorcée dès 1983 avec sa thèse de 3e cycle sur L’école des Annales dans les médias depuis 1968, et révélée au grand public en 1987 avec la publication de L’histoire en miettes : des Annales à la « nouvelle histoire » aux Editions de la Découverte. Le présent ouvrage est la version remaniée de l’habilitation à diriger des recherches soutenue en 2001 intitulée Ecoles, paradigmes, biographies … Jalons pour une histoire culturelle, sous la direction de Jean-François Sirinelli à l’IEP-Paris. L’intérêt de l’auteur pour l’histoire intellectuelle et la biographie n’est pas nouveau, comme en témoignent les travaux qui s’emboîtent et s’imbriquent : Histoire du structuralisme en 1991-1992, Paul Ricoeur. Les sens d’une vie en 1997, Michel de Certeau. Le marcheur blessé en 2002, et La marche des idées. Histoire des intellectuels-histoire intellectuelle en 2003. Il s’inscrit dans un projet interdisciplinaire visant à « réfléchir les sciences sociales » porté par la revue Espaces-Temps qu’il co-anime avec des sociologues, des anthropologues, des géographes dont Jacques Lévy et Christian Grataloup, et d’autres historiens : Christian Delacroix, Patrick Garcia et Jean-Louis Margolin.
Comme l’a dit Jean-Maurice de Montrémy à propos de la sortie du livre collectif Michel de Certeau. Les chemins de l’histoire en 2002 chez Complexe, « François Dosse est un stakhanoviste. Quand il étudie un sujet, rien ne lui échappe ». Il s’appuie ici sur un impressionnant corpus de biographies – d’hommes politiques, ordinaires, intellectuels, artistes – et de réflexions épistémologiques – d’historiens, de sociologues, de politologues, d’anthropologues, de linguistes, de philosophes, de psychanalystes, de scientifiques -, pour écrire un livre hybride, à la fois histoire du genre biographique de l’Antiquité à nos jours – alliant réflexions théoriques et comptes rendus succincts d’ouvrages -, histoire des idées – surtout celles du second XXe siècle – et histoire de l’histoire et des autres sciences sociales.
Dans le prologue, François Dosse dresse un panorama éditorial actuel de la biographie, à partir d’entretiens avec les éditeurs (pp. 17-55). Il en ressort un processus de « fayardisation » : presque toutes les maisons d’édition cherchent à imiter Fayard, dont la collection, lancée par le fameux Louis XI de Paul Murray Kendall en 1974 (150 000 exemplaires), est jugée comme un modèle de sérieux universitaire, destinée au grand public. Ainsi Flammarion, Tallandier et même Perrin, éditeur des ouvrages d’Alain Decaux et d’André Castelot, font de plus en plus appel à des universitaires de renom. D’autres restent plus classiques en privilégiant la qualité littéraire et les auteurs renommés, comme Max Gallo chez Robert Laffont – 800 000 exemplaires pour le premier volume de son Napoléon en 1998 -, et Georges Bordonove chez Pygmalion – 23 biographies de rois, hagiographiques, vendues de 20 à 50 000 exemplaires chacune. Les travaux novateurs, qui multiplient les focales et les échelles d’analyses, sont ainsi relégués aux marges, comme la collection « Références/facettes » aux Presses de sciences politiques dirigée par Nicolas Offenstadt, qui propose une relecture plurielle de la vie de personnages célèbres, y compris dans leur dimension posthume.
Dans une première partie intitulée « la biographie, un genre impur » (pp. 57-132), l’auteur analyse la tension entre histoire et fiction inhérente à la biographie, genre hybride qui se doit de combler les lacunes de la documentation par des procédés romanesques. Il constate que presque tous les biographes, qu’ils soient hommes politiques ou historiens professionnels, exposent leurs motivations apparemment neutres, mais qui ne le sont pas en réalité : ambition d’objectivité, de réhabilitation ou de démystification, prétexte pour évoquer un contexte plus large. Jean Lacouture constitue un « cas », parvenant avec bonheur à concilier journalisme et histoire, témoignages oraux et sources écrites, empathie et distance avec le biographé, même si la contextualisation sociale et l’approche psychologique font défaut.
Les quatre parties suivantes sont consacrées aux trois âges de la biographie définis par François Dosse : l’âge héroïque (pp. 133-211), l’âge modal (pp. 213-249) et l’âge herméneutique (pp. 251-397) ; ces trois modalités d’approche peuvent se combiner en une même période.
Durant « l’âge héroïque », de l’Antiquité à l’époque moderne, la biographie est un modèle moral, qui met en scène successivement des sages, des saints, des héros puis des grands hommes. Plutarque glorifie des vertus et dénonce des vices en mettant en parallèle des vies de Grecs et de Romains illustres ; de même Suétone oppose Hadrien, modèle de générosité et de rigueur, à Néron, incarnation du vice. Les hagiographies donnent plus d’informations sur la conception téléologique du monde de leurs auteurs que sur la vie effective des saints, dépourvus d’individualité dans un temps immuable . Cependant, une évolution a lieu aux XII-XIIIe siècles, lorsque que la sainteté peut s’acquérir par imitation en dehors des monastères. Ce moment d’individuation est plus fort encore à la fin du Moyen Âge, avec les récits de vie des chevaliers, et au XVIIe siècle, où le héros est avant tout le roi. La figure du héros est réactivée à partir de 1789, l’événement transcendant l’individu qui se sacrifie pour la cause révolutionnaire : Marat, Saint-Just, Bara. Dès Voltaire apparaît la notion de grand homme, utile à la société contrairement au héros, ce qui débouche sur la création de panthéons nationaux au XIXe siècle. Ainsi la démarche de Sainte-Beuve, reprise par Lagarde et Michard, dans laquelle le récit de vie explique l’œuvre, débouche sur la création d’un panthéon national d’écrivains illustrant le génie national français. Mais à cette époque commence la marginalisation de la biographie, les historiens s’intéressant avant tout aux civilisations, aux peuples, aux sociétés, aux institutions, aux collectivités, et étant tournés vers le futur, considéré comme radicalement différent du passé.
L’éclipse de la biographie est renforcée par les travaux des sociologues – François Simiand, Emile Durckheim, Pierre Bourdieu -, des anthropologues – Claude Lévi-Strauss -, des linguistes – Roland Barthes – qui privilégient les structures, ce qui n’est pas sans influence sur les historiens comme Fernand Braudel, puis Emmanuel Le Roy Ladurie, qui parle « d’histoire sans les hommes » en 1973. La « biographie modale » est sociale et s’intéresse à l’individu comme illustrant le collectif et incarnant un idéal-type : ainsi Luther (1928) et Rabelais (1942) sont tributaires d’un outillage mental chez Lucien Febvre , Guillaume le Maréchal incarne la chevalerie de la fin du XIIe siècle chez Georges Duby (1984). Les enquêtes prosopographiques, qui croisent des notices biographiques individuelles d’un groupe social donné – chevaliers romains étudiés par Claude Nicolet (1970), universitaires français par Christophe Charle (1986), ouvriers turinois par Maurizio Gribaudi (1987) -, permettent de dégager des typologies sociales.
« L’âge herméneutique » se caractérise par le retour du sujet, qui permet de saisir « l’unité par le singulier » (pp. 251-325). Dans un contexte de déclin du structuralisme, de réhabilitation de l’individu et de nostalgie du monde perdu, les sociologues utilisent les récits de vie dans les années 1970, s’appuyant sur les travaux de l’école de Chicago dans l’entre-deux-guerres, qui étudiait les interactions entre les individus et l’environnement urbain. Les historiens restent alors à l’écart de la vogue biographique en sociologie, même si certains s’y intéressent, comme Jacques Ozouf recueillant des témoignages d’instituteurs (1967), ou Philippe Joutard travaillant sur la mémoire collective des Camisards (1977). En Italie, les tenants de la micro-storia étudient non des individus moyens mais des cas-limites qui illustrent néanmoins la norme : Carlo Ginzburg montre ainsi grâce à l’analyse de la cosmogonie d’un meunier du Frioul qu’il n’y a pas au XVIe siècle de coupure entre culture populaire et culture savante (1980). Michel de Certeau constitue un précurseur de cette démarche, puisqu’il décrit dès 1961, à partir de la biographie du Père Surin, jésuite exorciste de la supérieure du couvent des Ursulines de Loudun, le glissement du pouvoir théologique au pouvoir politique au XVIIe siècle. De même Michel Foucault part des mémoires du parricide Pierre Rivière pour étudier les rapports entre justice et médecine au XIXe siècle (1973). Plusieurs historiens se sont intéressés, dans des biographies à prétention totale, au rapport du biographé au monde et aux étapes de la construction de leur mythe : ainsi Jacques le Goff avec « son » Saint-Louis en 1996, sur les traces d’Emile Kantorowicz avec Frédéric II en 1927. Denis Crouzet va plus loin en s’intéressant à l’imaginaire de Michel de l’Hospital (1998), de Calvin (2000) et de Charles de Bourbon (2003), émettant des hypothèses qu’il confronte à la masse documentaire.
L’âge herméneutique permet également de saisir « la pluralité des identités » (pp. 327-397). Des historiens sont partis à la recherche des muets de l’histoire, des hommes ordinaires qui n’ont pas laissé de traces directes : Jean Maintron à partir de 1955 puis Claude Pennetier ont dirigé la gigantesque collecte de plus de 100 000 notices individuelles à ce jour dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, qui permet de mener des enquêtes prosopographiques qui comblent les lacunes sur tel ou tel militant plus ou moins obscur. Arlette Farge juxtapose les brides de vie qu’elle a retrouvées dans les archives judiciaires et dans les bracelets de parchemins au XVIIIe siècle (2003), sans vouloir colmater les manques. Alain Corbin va plus loin en tentant de faire la biographie d’un individu qui n’a pas laissé de traces, « l’atome social » Louis-François Pinagot (1998). Roland Barthes s’intéresse dans les années 1970 aux « biographèmes », petits détails qui résument un individu ; son disciple Alain Busine choisit une méthode biographique spécifique et adaptée pour chaque auteur qu’il étudie : échelle d’une journée pour Proust, du corps pour Verlaine, multiples temporalités pour Loti. Les politologues s’intéressent à la construction des identités politiques, décrivant des trajectoires différentes à partir d’un contexte idéologique constitutif, l’identité politique étant voulue par l’homme politique et construite par son entourage. L’analyse psychanalytique de Freud et des ses disciples, peut être féconde si elle prend en compte le contexte historique et social du sujet étudié.
François Dosse conclue cette partie sur la place nouvelle de la biographie, devenue le lieu privilégié de recherche en sciences sociales en variant les échelles et focales d’analyse, et en s’intéressant aux vies posthumes des personnages étudiés. Cette variation permet d’éviter les deux écueils du genre biographique : individu doté d’un caractère propre « se déployant selon une logique purement endogène », ou « personne simple agent jouet de structures extérieures » (p 379). Ainsi Ian Kershaw, dans sa monumentale biographie d’Hitler (1998), articule les thèses intentionnalistes et fonctionnalistes.
L’auteur achève son analyse par « la biographie intellectuelle » (pp. 399-446). Dans ce cadre, le récit de vie des philosophes et intellectuels semble disqualifié, puisque les auteurs se donnent à lire dans leurs œuvres. Des philosophes comme Pierre Riffard invitent néanmoins à « repenser le lien entre l’exister et le penser », entre la vie et l’œuvre. François Dosse lui même a retracé grâce à des témoignages l’itinéraire de Paul Ricœur, qui a repris ses travaux antérieurs en fonction des changements du contexte intellectuel. Les ouvrages consacrés aux structuralistes, pourtant maîtres de l’anti-biographie, sont nombreux : Roland Barthes, Michel Foucault, Louis Althusser, Claude Lévi-Strauss.
Dans sa conclusion, François Dosse souligne que la biographie prend sens en débordant vers l’amont – ce qui a conditionné psychologiquement et sociologiquement l’individu avant sa naissance – et l’aval – les fluctuations de la mémoire après la mort. Ne s’intéressant plus comme par le passé au modèle du personnage (concept de mêmeté chez Ricœur) , elle révèle la pluralité de la personne, travaillée par le temps et le rapport aux autres (concept d’ipséité).
Le présent compte rendu n’a pas la prétention d’être exhaustif, tant l’ouvrage est dense en références et réflexions. Le lecteur y puisera ici ou là matière à réfléchir sur l’écriture de l’histoire, et sur les apports qui peuvent exister entre les différentes sciences sociales, dans un contexte où les travaux interdisciplinaires d’élèves existent encore dans les collèges et les lycées. Il pourra s’interroger sur des lacunes : le genre biographique ailleurs qu’en France est peu abordé, et des explications plus complètes des concepts utilisés font souvent défaut. Mais c’est peut-être là son intérêt essentiel. Il donne envie de lire ou de relire pour aller plus loin des ouvrages qui sont des piliers épistémologiques de la recherche actuelle en sciences sociales : entre autres les travaux de philosophes comme Paul Ricœur (Temps et récit, 1983-1985), d’historiens comme Michel de Certeau (L’écriture de l’histoire, 1975) et Jacques Revel (Jeux d’échelles, de la micro-analyse à l’expérience, 1996), de sociologues comme Wilhelm Dilthey (L’édification du monde historique, 1988), Luc Boltanski et Laurent Thévenot (De la justification, 1991).
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