Dans le dossier de presse, Jacques Ferrandez évoque sa proximité avec Camus. Il est né en 1955 dans le quartier Belcourt, là où son aîné a grandi ; son père a fréquenté les mêmes écoles ; sa grand-mère était aussi d’origine espagnole. Enfin, le magasin de ses parents faisait face à la maison d’Albert Camus. Et comme Camus, peu à l’aise dans les salons parisiens, il se sent entre deux rivesPour reprendre son autobiographie illustrée, Entre mes deux rives, à paraître au Mercure de France, le 5 oct. 2017..
« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais »
Au travers de Jacques Cormery, Albert Camus dresse son autobiographie. Le patronyme ne doit pas au hasard : Cormery est le nom de l’un de ses arrières-grands-pères, venu s’établir dès les premiers temps de l’Algérie colonisée.
On suit ainsi la quête d’un père trop tôt disparu : Lucien Camus fut tué lors de la bataille de la Marne, le 11 octobre 1914. Enterré dans le carré militaire du cimetière de Saint-Brieuc, il laissa une veuve et son fils âgé de quelques mois, puisque né le 7 novembre 1913. Faute d’une présence paternelle, Jacques Cormery doit se construire dans un milieu familial dominé par des femmes, à commencer par une grand-mère rigide, autoritaire et violente. Il est par conséquent le « premier homme ».
C’est aussi une réflexion sur les Européens d’Algérie et la relativité de leur attachement au passé : le plus important est le présent et la construction de l’avenir. Chacun a ainsi le sentiment d’être, à sa façon, un « premier homme », dans un contexte que domine la sensation de l’éphémère, en raison d’une certaine hostilité entre musulmans et Européens. Jacques Cormery s’étonne d’ailleurs qu’à Saint-Brieuc, « les tombes des soldats sont mieux conservées que celles de Solférino ». Sa réponse est celle-ci : « il n’y a que le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé, qui les fait entrer dans l’immense cohue des morts sans nom qui ont fait le monde en se défaisant pour toujours. Et moi qui ai voulu échapper à un pays, à la foule et à une famille sans nom je fais partie aussi de la tribu où chacun est le premier homme » (p. 111). Et un peu plus bas, « La Méditerranée sépare en moi deux univers, l’un où dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms sont conservés, l’autre où le vent de sable efface les traces des hommes ».
Conscient de cela, Camus-Cormery est très indulgent envers sa mère, à qui il exprime son amour et honore sa beauté et son abnégation. Quand il la retrouve, dans le contexte de la guerre d’indépendance, il cherche à l’interroger sur son passé, sur ce qu’était son père. Mais elle n’a conservé que peu de traces de sa propre histoire, ayant oublié jusqu’à l’année de naissance de son mari. À ses questions, elle répond par de laconiques « Je ne sais pas… », « je ne me souviens pas », « je crois… », « il y a longtemps ». Dans sa préface, Alice Kaplan reprend des propos d’Albert Camus : « Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches ». Les pauvres n’ont pas le temps de réfléchir à leur passé, accaparés par les nécessités du présent.
Dans Le Premier Homme, Camus dit aussi toute l’affection qu’il doit à son instituteur, Casimir Bernard, ancien combattant de 1914-1918 et pacifiste. Quand l’adulte qu’est devenu Jacques Cormery vient le visiter à Alger dans les années cinquante, il lui fait cadeau du livre dont il lisait des extraits en classe : Les Croix de bois (dont Ferrandez reproduit la couverture de l’édition originale, chez Albin Michel). Évidemment, au travers de cet hommage, on comprend que, comme l’écrivain reconnu que l’autre soi-même de Camus est devenu, est un produit de l’école républicaine, selon l’expression habituelle.
Au travers de cette bande dessinée, on découvre les éléments qui ont constitué Albert Camus en l’homme qu’il est devenu à la fin de sa vie, sa personnalité, sa sensibilité aux choses et aux hommes, son attention aux humbles, qu’ils soient Européens ou musulmans.
L’apport de Jacques Ferrandez
L’auteur de la bande dessinée ne s’est pas contenté d’être fidèle à l’ultime travail d’Albert Camus. Tout en la respectant, il s’est permis quelques libertés, que les lecteurs du Premier Homme estimeront probablement bien venues, en ajoutant quelques scènes qui ne sont pas dans le manuscrit (édité sur le tard, en 1994). Encore celui-ci avoue, dans le dossier de presse, qu’il s’est alors inspiré des notes de Camus.
Dans les va-et-vient entre passé et présent (au milieu des « événements » d’Algérie), Jacques Ferrandez utilise un artifice : celui du dédoublement. On voit parfois se superposer l’enfant et l’adulte qu’est Jacques Cormery ou sa mère, comme pour mieux montrer comment les deux temporalités se répondent l’une et l’autre.
On retrouve également les caractéristiques de son travail, à savoir le soin et la précision du trait et celle de sa documentation, mais sans aucun excès qui surchargerait les cases. L’œil se pose là où le dessinateur veut qu’il se pose ; il restera suffisamment de plaisir à reprendre la bande dessinée en main, plus tard, et découvrir des détails non perçus. À cela s’ajoute la finesse de la couleur, dans des tons souvent pastels, qui apportent un caractère nostalgique aux mots et au graphisme.
Si on a le bonheur de ne jamais avoir ouvert de livres d’Albert Camus, en plus du plaisir de leur découverte, la restitution que donne aujourd’hui Jacques Ferrandez pourra être une excellente façon d’approcher à la fois l’écrivain et donc son œuvre. Elle donnera aussi un aperçu de ce qu’a été la vie des Européens d’Algérie pauvres, loin de l’imaginaire qui associe l’Algérie coloniale aux grandes fermes et entreprises. Et pour compléter le tout, il faut absolument se plonger dans les volumes des Carnets d’Orient et aux autres œuvres de Jacques Ferrandez, notamment sa reprise de L’Hôte et de L’Étranger.
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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes©