Les révolutions arabes ont donné lieu à la publication d’une très abondante production éditoriale dont il a été largement rendu compte sur ce site. Toutefois, si l’on a beaucoup parlé de la part des réseaux sociaux et de la jeunesse dans ces mouvements, il a été quand même largement occulté la part de la construction patiente de réseaux moins virtuels qui se sont révélés lors des élections qui ont suivi ce printemps arabe. Les résultats des élections, flatteurs pour les courants islamistes, toutes tendances confondues, ont montré que l’automne islamiste avait suivi le printemps. (Sans passer par l’été, ce qui est quand même curieux!)
La réédition de cet ouvrage majeur de Gilles Kepel que nous avions rencontré lors de la première parution dans le cadre des rendez-vous d’actualité de l’école supérieure de journalisme de Lille vient véritablement à point nommé pour apporter une compréhension du processus de formation de ces courants islamistes.
Le cas de l’Égypte est en effet très particulier. C’est un grand pays, Population (2011) 82 079 636 habitants, jouant un rôle majeur dans l’évolution de la région depuis 1945 et la création de la Ligue arabe. Ce pays est également multiconfessionnel, avec 10 % de Coptes, et a été le berceau du panarabisme avec Nasser.
C’est dans ce pays que se trouve aussi un des foyers intellectuel de l’Islam sunnite avec la Mosquée Al Azhar. Les frères mususlmans dont il sera largement question ici y ont été fondés en 1928 par Hassan AL Banna.
Enfin, c’est en Égypte que les islamistes sont parvenus à éliminer physiquement le « mauvais prince » qui déviait de la voie de Dieu avec l’assassinat de Anouar Al Sadate le 6 octobre 1981. Cela a ouvert la voie à Hosni Moubarak qui a conduit le destin du pays pendant trente longues années.

L’étude de Gilles Kepel revient sur la genèse des différentes composantes de l’islamisme égyptien. De Hassan Al Banna avec les prères musulmans à Sayyid Qutb jusqu’à ce petit groupe conduit par Khalid Al Istambuli qui parvient à assassiner Sadate pendant un défilé militaire.

La genèse du mouvement trouve ses racines dans cette société égyptienne multiforme, marquée par les difficultés économiques héritées de la décolonisation et d’un système très largement basé sur la corruption généralisée et le népotisme. De ce point de vue, les descriptions faites sur l’Égypte du bakchich sont toujours d’actualité.

Les grandes étapes de la formation de l’islamisme égyptien sont évoquées avec beaucoup de clarté, en s’appuyant sur un accès direct aux textes originaux en langue arabe que Gilles Kepel maîtrise parfaitement.
À partir de la pensée de Al Banna, Sayyid Qutb, pendu en 1966 a élaboré un corpus théorique, «signes de pistes» qui permet de comprendre comment le pouvoir Nassérien a été assez rapidement considéré comme illégitime et impie car préconisant une laïcité masquée.
De plus, en échouant à combattre victorieusement israël il perdait en quelque sorte « le mandat du ciel » pour reprendre la terminologie chinoise qui justifie l’autorité du pouvoir.
Persécutés à partir de 1954, puis pour la deuxième vague en 1966 avec l’exécution de Qutb, les frères ont été de fait contraints à une semi clandestinité jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Sadate en 1970.
C’est à partir de cette époque que se développe une alternative aux frères, la société des musulmans, visant à une islamisation de la société par le bas. Le théoricien de ce mouvement est Chukri qui sera condamné en 1977. Il considère la société égyptienne comme jahilite, c’est à dire déviante par rapport à l’Islam. Jahiliya = barbare anté islamique.

La société des musulmans se considère comme un modèle alternatif, pratiquant la vie en communauté, à partir de logements destinés à installés des couples mettant en œuvre les principes de l’Islam.

Dans le même temps, et sans doute pour combattre la gauche nassérienne et les étudiants influencés par le marxisme, le pouvoir en place favorise une islamisation contrôlée des comportements en autorisant la parution du titre Al Dawa, c’est à dire une revue qui reprend les thématiques non politiques des Frères musulmans. En même temps l’islamisation des universités est favorisée. Les campus égyptiens sont d’ailleurs remarquablement décrits. Des professeurs sous payés, des problèmes de logement et de transport des étudiants et des surtout des étudiantes, permettent au mouvement Al Jamaat al Islamiya de s’implanter solidement et de faire régner l’ordre islamique dans les Campus.

La polarisation sur le port du voile, de la barbe non taillée et de la galabieh La tenue blanche que le prophète portait volontiers pour les hommes s’inscrit dans le champ du visible.
Kepel présente également avec une analyse du texte d’un prône du vendredi le prédicateur Abd Al Hamid Kichk qui a été l’un des plus importants propagandistes de l’islamisation dans les années 80. Il a été, après la mort de Sadate en 1981, laissé globalement tranquille par Moubarak. Malgré la violence de ses prônes, il n’appelait pas à renverser le pouvoir, mais il a été l’un des terreaux du développement du fondamentalisme.
Dès lors qu’il n’a apparaissait pas en mesure de peser sur l’évènement, les Jihadistes ont choisi la voie du complot et de l’action. On est d’ailleurs étonné par l’amateurisme et en même temps l’efficacité de l’action du lieutenant Khalid Al Istambuli qui arrive à assassiner Sadate en remplaçant dans un camion défilant devant devant la tribune des officiels des soldats par des jihadistes. Des munitions et des grenades sont introduites sans difficulté la veille de l’action. Mais le mouvement échoue, malgré quelques tentatives vite réprimées par les parachutistes à renverser le régime.

Cet ouvrage est donc essentiel. Il décrit un processus qui peut parfaitement se reproduire dès lors que les islamistes parvenus au pouvoir échoueront à transformer les sociétés et à faire fonctionner les gouvernements dont ils ont hérité à la suite du processus électoral qui a suivi les révolutions arabes.
Le pire n’est certes jamais sûr, mais à voir la situation en Syrie, comment, et à plusieurs reprises, les minorités Coptes ont pu être traitées avant comme après le Printemps arabe, on ne peut que s’interroger. La radicalisation des mouvements islamistes qui emprunte aujourd’hui la voie salafiste est sans doute ce qui peut préoccuper. Mais encore une fois, ce sont les difficultés sociales qui font le terreau de cette radicalisation. L’islam est présenté par les prédicateurs islamiste comme un modèle cohérent, apte à répondre à toutes les difficultés passées, présentes et à venir, et cela donne à ceux qui l’instrumentalisent un puissant levier d’action.
Cela est loin d’être rassurant.

Bruno Modica