En 126 pages, le lecteur curieux de comprendre la passion qui anime près de deux millions d’aficionados en France pourra se faire une idée précise de ce rituel étrange aujourd’hui qui vise à mettre en scène la mort d’un animal élevé en conséquence, sans que la recherche de nourriture en soit la finalité première.


La corrida n’est pas un rituel hérité des arènes de l’antiquité romaine contrairement à ce que peuvent en dire ses détracteurs qui la comparent au combat des gladiateurs. La différence, et elle est de taille, c’est que ce sont, dans le spectacle romain des hommes qui meurent. La certitude de la mort de l’animal, qui est le fondement même de la tauromachie de tradition espagnole s’inscrit tout de même dans un ordre naturel des choses, marqué par la domination de l’espèce humaine sur l’animalité.

La tauromachie de tradition espagnole trouve ses origines dans une appropriation par les hommes d’espaces sauvages où les taureaux se sont développés de façon naturelle. Viande de chasse pendant le haut moyen âge, adversaire d’entraînement au combat équestre pendant la Reconquista, le taureau de combat sélectionné en conséquence pour ses qualités de bravoure d’abord, et de noblesse ensuite, est le résultat de sélections patientes entreprises au milieu du XVIIIe siècle.
Les hommes qui combattent ces animaux sauvages, capturés au départ puis élevés dans des ganaderia en marge des exploitations agricoles plus utilitaires sont des nobles, des cavaliers, qui développent une technique du dressage héritée de l’équitation militaire. Ces caballeros en plaza règnent alors sans partage dans les arènes, même si des jeux taurins permettent au piéton de montrer son courage face à un animal d’autant plus redoutable qu’il apprend vite les règles du combat.
La tauromachie à pied est donc le résultat de la convergence de plusieurs traditions, chevaleresque par le fait d’exposer sa vie, ludique car cela permet aux garçons bouchers de l’abattoir de Séville de passer le temps et finalement culturelle avec cette idée que dans ces rencontres brutales va surgir l’étincelle de l’art,

La tauromachie codifiée peu à peu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe est fille des lumières. Elle correspond à une éthique de la mort et à une recherche esthétique favorisée par la perception des émotions maîtrisées.
Cela permet de comprendre, et François Zumbiehl l’explique parfaitement, comment on a pu passer le la confrontation brutale entre deux forces opposées, avec comme recherche l’efficacité dans la mise à mort, à cette rencontre inscrite dans l’espace de la puissance brute et de l’intelligence humaine. Mais peu à peu cet art de l’éphémère qu’est la rencontre sur le sable de l’arène de l’homme et du taureau avec en contrepoint la blessure et la mort toujours présente, se détache en partie de la dimension belluaire pour introduire cette dimension esthétique qui est le résultat d’un travail préliminaire acharné.

Mais avec Juan Belmonte qui se substitue à l’athlétique Joselito dans les années vingt la tauromachie s’inscrit dans les arts plastiques. Les faibles facilités physiques de Juan Belmonte comparées à celles de son rival, le conduisent à rechercher l’immobilité face au mouvement, à inventer une gestuelle paradoxalement statique face à un taureau que l’on met en mouvement par un simplement frémissement d’un leurre d’étoffe, la muleta.

À l’heure de la controverse, passionnée, sur la légitimité de la corrida aujourd’hui, il n’est donc pas inutile de se pencher sur son histoire. Les éditions Jean-Claude Béhar permettent au lecteur et à l’amateur d’histoire de trouver ici une synthèse qui ne sera qu’une mise en bouche pour l’amateur très éclairé mais qui est une belle porte d’entrée pour découvrir cette passion qui anime des gens qui ne sont pas des barbares assoiffés de sang mais des esthètes de la vie et de la mort. Cette mort est notre lot commun mais l’aficionado en la percevant comme proche en a une conscience plus aigüe. N’est-ce pas ce qui fait sa supériorité au final ?

Bruno Modica