Montée en puissance des autoritarismes et échec des révolutions citoyennes sont-elles les deux faces d’une même pièce qu’il faut penser conjointement ?
Pierre Blanc, docteur en géopolitique et rédacteur en chef de Confluences Méditerranée, et Jean-Paul Chagnollaud, président de l’Institut de recherches et d’études Méditerranée/Moyen-Orient, ont précédemment publié ensemble « L’invention tragique du Moyen-Orient ». Les deux auteurs proposent ici une réflexion structurée en trois parties subdivisées chacune en deux sous-parties.
Définir le peuple
Les auteurs montrent d’abord que le peuple est à la fois omniprésent et introuvable. Le mot « peuple » reprend de « l’incandescence plus de deux siècles après son éclosion politique ». Il faut bien mesurer que la définition de ce terme est très compliquée. Pour tenter d’y voir plus clair, autant entamer par les réflexions des grands penseurs. « Pour La Boétie, le pouvoir concentré en une personne est une dégénérescence par rapport à un état de choses naturel et rationnel tandis que pour Hobbes, cette concentration du pouvoir entre les mains d’un seul est la condition nécessaire et positive à l’établissement de la paix ». Le leader populiste postule de son côté la fiction d’un « peuple-Un ».
Le poids des souffrances et de l’humiliation
Le deuxième chapitre s’intéresse à la question de la souffrance et de l’humiliation des peuples. Les réseaux sociaux sont un des points communs aux mobilisations apparues depuis les années 2000. La fracture existe au sein des populations, comme en Angleterre, entre les somewhere ( ceux de quelque part) et les anywhere (les gens de n’importe où). Plusieurs pays offrent une combinaison qui mêle autoritarisme, corruption et faiblesse des perspectives économiques.
Peuples, populismes et régressions démocratiques
L’exaltation du peuple « s’est souvent traduite par une fermeture politique » comme le montre le fascisme italien. Aujourd’hui, plusieurs pays, notamment européens, affichent des trajectoires inquiétantes, que l’on pense à la Pologne ou à la Hongrie. Il ne faut pas oublier évidemment les Etats-Unis car si Joe Biden a bien été élu, Donald Trump a rassemblé 11 millions de voix de plus en 2020 par rapport à 2016 ! Le livre pointe ensuite certains traits saillants de ces démocraties qui connaissent des dérives politiques, académiques et éthiques, à tel point qu’a été forgé le terme de « démocrature ». Il évoque aussi les changements en Turquie tandis qu’en Hongrie les pressions du pouvoir pèsent sur les ONG.
Révolutions citoyennes et résiliences autoritaires
Il faut mesurer le fait que la perception de la révolution demeure positive. Tout comme le terme de peuple, on s’aperçoit que le mot est pourtant polysémique. Un processus révolutionnaire n’est pas forcément synonyme de progrès. Pierre Blanc et et Jean-Paul Chagnollaud distinguent deux types de processus révolutionnaires : partisans et citoyens. Les premiers se revendiquent d’une majorité qu’elles prétendent représenter et incarner à travers leurs leaders. Une révolution citoyenne commence par une révolte consécutive à une indignation. Le livre développe le cas des occupations de l’espace public comme en Egypte. Ces révolutions ont leurs fragilités qui se déclinent autour d’une triple absence : absence d’unité politique, de leaders et d’acteurs sociaux. Il faut aussi évoquer le terme de jeunesses au pluriel. Les auteurs montrent ensuite des exemples de violence exercée par l’Etat contre sa population. Le cas ultime c’est la Syrie avec, depuis 2012, l’exode de plusieurs millions de Syriens sur une population totale de 20 millions d’habitants.
Peuples et pièges identitaires
Si on veut mettre en évidence une grande tendance, c’est qu’on est passé de conflits idéologiques à des conflits à forte résonance identitaire. Il faut avoir en tête le contexte de la mondialisation d’autant que dans le même temps les idéologies programmatiques se sont effondrées. On voit aussi l’importance des émotions que ce soit la peur ou le souvenir de l’humiliation. On connait actuellement un renouveau du nationalisme, mais là encore, il faut distinguer plusieurs composantes du phénomène. Le nationalisme peut être un nationalisme d’unification, de revanche, d’affirmation ou encore d’émancipation. La dimension religieuse est souvent un ingrédient de ces formes de nationalisme. Les auteurs relèvent que des peuples s’engagent dans une surenchère identitaire tandis que d’autres finissent par en pâtir.
Vérité, mensonge et crédulité
Le dernier chapitre examine donc ce tryptique. La vérité de raison est de l’ordre du raisonnement logique comme en mathématiques, tandis que la vérité de fait concerne les faits sociaux et politiques. Continuant d’explorer la question des définitions, les auteurs soulignent qu’il ne faut pas confondre mensonge d’Etat et secret d’Etat. Dans un régime autoritaire la vérité dérange. Selon Reporters sans frontières, la Pologne est passée de la 18ème place en 2015 à la 64ème place en 2021 en matière de liberté de la presse. Le tour d’horizon évoque également les situations indiennes ou brésiliennes. Le cas Donald Trump est évidemment abordé puisque, si l’on s’appuie sur les chiffres du Washington Post, il en était à 20 000 mensonges en août 2020. La disparition des idéologies ou de la religion a laissé des vides, ce qui peut expliquer pourquoi les discours de vérité alternative peuvent s’imposer aujourd’hui.
En conclusion, Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud soulignent que le grand basculement de 1989 n’ a pas débouché sur des lendemains radieux. De plus, la vague démocratique n’a pas déferlé et les démocraties déjà en place ont parfois vacillé. Pourtant, il y a des raisons d’espérer avec la victoire de Joe Biden contre Donald Trump même si, dans le même temps, les deux auteurs se gardent de toute naïveté vis-à-vis de cette présidence.