Récemment paru aux éditions Karthala, et coécrit par Jean-François Dunyach, historien de la Grande-Bretagne, professeur à l’université de la Sorbonne, et Nathalie Kouamé, historienne du Japon dont nous avons déjà eu le plaisir de chroniquer les ouvrages sur le site, Sous l’empire des îles est un dialogue entre deux mondes. Bien souvent perçus comme des sociétés et des civilisations à part, la Grande-Bretagne et le Japon ont longtemps nourri et nourrissent encore de nombreux fantasmes et lieux communs. Dès l’avant-propos de l’ouvrage les deux historiens entendent discuter ce fait à travers la notion d’insularité dans le champ de l’histoire.

S’engageant dans la démarche de l’histoire comparée, François Dunyach et Nathalie Kouamé, au cours des trois entretiens dont se compose l’ouvrage, vont croiser leurs regards pour faire émerger singularités et points communs entre ces deux territoires.

L’ouvrage a tenu à respecter la forme du dialogue entre les deux historiens. Le premier échange questionne la Grande-Bretagne et le Japon à travers la question de leur géographie et de leur histoire. S’ouvrant sur la question du Brexit, qui a revivifié « la question de l’insularité britannique »Jean-François Dunyach & Nathalie Kouamé, Sous l’empire des îles, histoire croisée des mondes britannique et japonais, Karthala collection Disputatio, 2020, page 19, le dialogue aborde différents aspects : La diversité politique juridique et historique du Royaume-Uni qui ne se limite pas aux îles de Grande-Bretagne, ce qui est une manière de rediscuter la question de l’insularité, la construction progressive de l’esprit britannique ou la britishness, l’unification politique progressive autour de la couronne d’Angleterre au prix de nombreuses guerres civiles qui illustrent toute la complexité de la construction identitaire britannique. Nathalie Kouamé, au cours du dialogue, établit avec Jean-François Dunyach de nombreux parallèles avec le Japon. Nous avons en effet un monde japonais bien plus diversifié que les discours majoritaires ne le laissent penser. Archipel comptant 6800 iles, dont 450 habitées, le Japon connaît une très grande diversité identitaire (citons-les Aïnous de l’île d’Hokkaïdo qui furent l’objet de nombreuses discriminations, s’apparentant d’ailleurs à celle des aborigènes d’Australie, ou encore des burakumin, sans équivalent au Royaume-Uni, mais faisant toujours l’objet de discrimination aujourd’hui). La question de l’insularité est d’autant plus importante que le dialogue entre les deux historiens les mène à questionner la notion de japonaisie portée par le géographe Philippe Pelletier, et que Nathalie Kouamé tend à relativiser d’un point de vue historique.

Le second échange entend s’intéresser aux contacts et aux influences qui ont concerné la Grande-Bretagne et le Japon au cours de leur histoire. Pour cela les deux historiens évoquent le néologisme de nissonologie que l’on doit à Abraham Moles, tout en jugeant que celui-ci ne peut être employé pour caractériser les deux pays en question. En effet, ce néologisme entend montrer que les processus comportementaux et les représentations liées à l’insularité découlent des frontières naturelles d’une île. Or « Plus que des frontières naturelles, nous avons davantage à faire à des constructions culturelles »Ibid., page 79. Jean-François Dunyach et Nathalie Kouamé aborde tour à tour les évolutions démographiques en Grande-Bretagne au Japon, fruit de « l’explosion des transports et des circulations »Ibid., page 83 et la montée de la xénophobie dans ces deux pays, via la thématique classique de l’invasion migratoire qui ne résiste pas à l’analyse. Nathalie Kouamé a l’occasion de revenir longuement sur les incursions mongoles qui ont frappé le Japon au XIIIe siècle sous l’impulsion de Kubilaï Khan, petit-fils de Genghis Khan, et les divers échanges et influences qu’a connus l’archipel durant le premier millénaire de notre ère (influences chinoises et coréennes notamment). Jean-François Dunyach revient quant à lui sur plusieurs invasions qu’ont connu les îles de Grande-Bretagne au cours de l’histoire : invasion romaine, invasion des angles, conquête de Guillaume de Normandie ; chaque arrivée s’accompagnant d’un nouveau folklore (légende arthurienne, Boadicée) et d’évolutions institutionnelles et sociales dont le pays porte encore les traces (l’installation de l’équivalent anglais du grand conseil normand à l’arrivée de Guillaume le conquérant donnera naissance plus tard au Parlement).
L’échange entre les deux historiens se poursuit longuement sur les tenants et aboutissants des projets d’invasions mongoles au Japon au XIIIe siècle et des projets espagnols sur les îles de Grande-Bretagne au XVIe siècle. Faisant face tous deux à un adversaire supérieur démographiquement et militairement, la Grande-Bretagne et le Japon durent grandement leur victoire aux tempêtes et « vents sacrés » (kamikaze en japonais) qui détruisirent les flottes adverses. Les projets d’invasion dont furent l’objet les deux archipels tendent à montrer le côté très relatif de leur insularité. Il n’existe en effet aucune période historique durant laquelle le Japon ou la Grande-Bretagne furent totalement coupés du monde extérieur (l’évolution linguistique est privilégiée pour illustrer ce fait). Nathalie Kouamé et Jean-François Dunyach entendent alors parler davantage de périphéricité que d’insularité pour qualifier les deux ensembles.

Le troisième et dernier échange s’ouvre sur la notion de périphéricité en constatant que les deux archipels ont fini par acquérir au cours de l’histoire une influence régionale puis mondiale. Jean-François Dunyach et Nathalie Kouamé reviennent ainsi sur les différentes chronologies au cours desquelles la Grande-Bretagne est devenue le cœur mondial au XIXe siècle, avant de connaître un déclin au tournant de la première guerre mondiale, et le Japon est devenu un centre régional au XVIIe siècle, avant la fermeture du pays et son retour sur la scène internationale sous l’ère Meiji. Au cours des échanges Nathalie Kouamé et Jean-François Dunyach reviennent sur les premiers contacts entre la Grande-Bretagne et le Japon qui remontent à 1587, lorsqu’un navigateur anglais rencontra au large de la Californie deux japonais. Les contacts entre occidentaux et japonais se multiplièrent à travers l’île de Dejima dans la baie de Nagasaki, qui fut la porte d’entrée des marchandises occidentales.

La constitution progressive des empires britanniques puis japonais amène nos deux historiens à s’interroger sur le néologisme de nissocratie. Désignant « l’empire de l’île », ce concept renvoie à l’origine même de la puissance des deux empires, constituée sur leur marine. Pour autant les ambitions impériales des deux archipels doivent être lues à l’aune de leurs bilans. Jean-François Dunyach rappelle toute la difficulté de dresser une telle évaluation pour le cas britannique « du fait de l’ampleur géographique et chronologique de l’empire »Ibid., page 171. Peu à peu la mondialisation est parvenue à « déréaliser l’insularité »Ibid., page 183 de la Grande-Bretagne et du Japon selon des degrés divers. Si les populations contemporaines ne se pensent plus majoritairement dans un esprit insulaire (Nathalie Kouamé rappelle que les jeunes japonais ne conçoivent plus leur pays comme shimaguni ou « pays insulaire »), l’insularité continue d’occuper une grande place dans la construction mythologique des archipels, notamment dans la cosmogonie japonaise (mythe de l’enfantement du pays ou kuni umi shinwa).

Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées à une forme de conclusion qui amène les deux auteurs à comparer la situation britannique et japonaise. Si la construction identitaire est passée dans les deux archipels à travers la notion d’insularité, Nathalie Kouamé constate néanmoins que « sur le temps long, les Japonais ont eu, plus que les Britanniques, une attention particulière pour les îles qui constituaient leur environnement. »Ibid., page 203.

À l’image de l’échange entre les deux historiens, l’ouvrage sous l’empire des îles constitue une lecture agréable qui, loin des discours universitaires et scientifiques classiques, entend néanmoins comparer deux périphéries devenues centrales au cours de l’histoire mondiale. Un ouvrage passionnant dont nous recommandons vivement la lecture.