Corinne Marache est professeure d’histoire contemporaine à Bordeaux, elle est spécialiste des sociétés et des espaces ruraux du 19ème et du début du 20ème siècle et a publié de nombreux travaux sur les campagnes et les petites villes françaises. Son dernier ouvrage porte sur les liens entre les petites villes et le monde agricole. Liens qui ne sauraient être réduits, affirme-t-elle, à la domination des campagnes par les villes comme cela est parfois affirmé.
À la recherche des petites villes ?
Les études sur les petites villes en France se sont souvent, affirme l’auteure, arrêtées à l’époque moderne et ont peu abordé le rôle de ces dernières « dans les transformations du monde rural ». Ce chantier était donc à ouvrir. L’historienne définit dans l’introduction ce qu’elle entend par petites villes. Du fait des mutations importantes du siècle, C. Marache en adopte une « définition […] souple » : carrefours de communication, ayant des activités commerciales, artisanales et éventuellement industrielles, avec des fonctions administratives et des services… Elles « constituent le premier (et souvent le seul) niveau urbain connu » de nombre de ruraux, espaces d’échanges et de rencontres…
L’auteure se propose d’étudier les liens entre ces petites villes et les campagnes, de comprendre l’influence de ces villes sur les campagnes mais aussi, en parallèle, celle du monde rural sur ces villes. En effet, ces espaces sont interdépendants tout au long de ce siècle. C. Marache a étudié plus particulièrement les campagnes du Sud-Ouest (Basses-Pyrénées, Dordogne, Landes, Gers, Gironde, Lot-et-Garonne) et elle recourt à de nombreux travaux qui portent sur d’autres régions. Pour mener à bien son étude, elle s’appuie sur des sources nombreuses, variées et utilise, avec bonheur, des auteurs connus, en particulier le Flaubert de Madame Bovary (1856), et d’autres plus anonymes. Le plan de l’ouvrage comporte trois parties qui permettent de mieux percevoir les liens entre ces espaces par bien des côtés complémentaires.
Les petites villes : lieux de vie et de rencontres
Dans cette première partie, C. Marache étudie les acteurs majeurs présents dans les petites villes ainsi que le rôle de chacun d’entre eux dans le « processus de modernisation agricole ». Des artisans des petites villes, plus spécialisés, souvent plus inventifs que ceux des villages ne se contentent pas de réparer mais peuvent parfois imiter, diffuser voire même créer des outils agricoles plus performants. Des commerçants vendent des engrais, des produits phytosanitaires, des semences ou des outils… Les hommes de loi (notaires, juges de paix), de santé (vétérinaires, pharmaciens, médecins) dont certains sont aussi des propriétaires terriens animent souvent les comices agricoles. Ils contribuent à vulgariser de nouvelles pratiques : exigences sanitaires pour le bétail, intérêt pour le reboisement, recours aux engrais… Tel Homais, le pharmacien du cruel Flaubert :
« Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi même labouré la terre […] il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit […] Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science ! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule […] ʺDu cidre, de sa fabrication et de ses effetsʺ […] ».
Malgré les perfidies flaubertiennes, nombre de ces « notables agromanes », liés aux campagnes qui les entourent, ont joué en ce siècle, un rôle significatif dans la modernisation agricole, favorisant l’introduction de nouvelles pratiques et l’ouverture au marché. Les paysans cependant ne furent pas passifs, d’autant plus que certains vivent dans ces villes, à proximité de celles-ci ou qu’ils s’y rendent régulièrement pour les foires, les marchés…
Les petites villes : lieux d’organisation des intérêts agricoles
On sait depuis les travaux de Pierre Barral que le monde agricole a vu se développer à partir de 1884 un associationnisme paysan important qui a surpris les contemporains[1] (et étonne parfois les historiens peu au fait du monde des campagnes). C. Marache souligne le fait que des sociétés d’entraide informelles existaient avant cette date dans les campagnes landaises en cas de perte d’animal, catastrophique pour les métayers qui disposaient d’un cheptel très réduit (p. 144). Elle montre bien l’essor des syndicats (qui ont alors pour but de regrouper des achats de matériel, de semences, d’engrais), des caisses mutuelles, des caisses de crédit qui regroupent les paysans et les élites agromanes des villes et des petites villes.
Se développent aussi dans ces espaces urbains des bâtiments nécessaires à l’agriculture : abattoirs, haras… Un des intérêts de cette partie est de nous éclairer sur le rôle des comices agricoles des petites villes dans la modernisation agricole. Les jours de concours « villes et campagnes sont totalement connectées ». Les paysans rencontrent les habitants de la ville mais aussi les élus locaux qui ne sauraient être absents de ces événements et la « petite ville devient le théâtre du progrès agricole […] de l’ouverture au monde, de l’intégration au national » (p. 120). Pensons ici au titre, anglais, si bien vu, du livre, souvent critiqué, de Eugen Weber, Peasants into Frenchmen (La fin des terroirs).
Les petites villes : des lieux de commercialisation, de consommation et de transformation
Dans cette partie, C. Marache nous indique que nombre de ces petites villes sont des petits carrefours : routiers (et de rappeler que ce siècle a été celui de la multiplication considérable des chemins vicinaux qui élargissent et facilitent les mobilités) ; fluviaux et enfin ferroviaires, c’est assez connu… De ce fait, foires et marchés attirent un public plus large, ce qui oblige les petites villes à mieux s’équiper afin que les foirails ne deviennent pas des cloaques peu pratiques et où risquent de se blesser hommes, femmes, enfants et animaux. Ce sont des lieux de rencontres certes différenciés socialement car une partie des urbains ont un sentiment de supériorité envers les paysans.
Ce siècle est aussi celui qui voit croître les exigences des consommateurs urbains et se modifier leurs habitudes alimentaires. Cela favorise le développement de l’élevage en Charolais, de la viticulture dans le Midi languedocien, des cultures maraichères dans la région de Marmande, du lait de brebis dans la région de Roquefort… Début de spécialisation qui s’accompagne d’un mouvement d’affirmation de productions typiques, de terroir, valorisées souvent par les commerçants de petites villes.
Les petites villes ont donc bien joué un rôle important dans le mouvement de modernisation des campagnes mais il ne faut pas penser ce processus comme une domination des campagnes par ces villes. Si « les petites villes dynamisent les campagnes […] le secteur agricole constitue en retour un élément moteur de leur économie, de leur vitalité et de leur dynamisme » (p. 302).
Le livre de Corinne Marache, très clair, apporte des éléments nouveaux sur les mutations de l’agriculture au 19ème siècle. Il souligne les liens, l’interdépendance entre le monde rural et les petites villes. Il présente aussi l’avantage de permettre un retour sur un siècle trop souvent oublié dans les études d’histoire en collège comme en lycée.
[1] Pierre Barral, Les agrariens français de Méline à Pisani, Colin, Paris, 1968.