Arthur Koestler a écrit « Le zéro et l’infini » en France entre 1938 et1940.

Enfermé dans un camp d’internement comme communiste, puis engagé dans la Légion étrangère, Koestler parvient en 1940 à gagner l’Angleterre via Casablanca et le Portugal. L’ouvrage paraît d’abord en 1940 dans sa traduction anglaise sous le titre de «Darkness at noon
« (« l’éclipse » , c’est aussi le sens du titre allemand «Sonnenfinsternis », le titre français évoque la place de l’individu et , à la fois zéro et infini, face à un système qui le broie). L’ouvrage paraît en France après la guerre et remporte un très grand succès. En 2018, un universitaire de l’université de Kassel, Matthias Wessel, découvre à la Bibliothèque centrale de Zurich, le manuscrit original du roman en allemand, dont la traduction est proposée aujourd’hui par Olivier Mannoni, avec une préface de Michael Scammell.

L’ouvrage est devenu un classique de la critique du stalinisme et de la faillite des régimes communistes.

Arthur Koestler (1905-1983) est né à Budapest. Il fait de solides études scientifiques, mais à 20 ans, il part pour la Palestine mandataire et travaille quelques mois dans un kibboutz. Il devient ensuite journaliste à Berlin où il adhère au parti communiste. Il effectue un long séjour en URSS, à la fois en Ukraine et dans le Caucase. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, il s’installe à Paris. Correspondant d’un journal anglais pendant la guerre d’Espagne, il est arrêté par les franquistes et est condamné à mort, mais est échangé contre la femme d’un pilote franquiste. En 1938 il quitte le parti communiste après le procès de Boukharine. Il parvient à gagner l’Angleterre. Après la guerre, il poursuit sa dénonciation du système soviétique, ce qui lui vaut l’hostilité des communistes et de leurs « compagnons de route « ( on peut à ce sujet mentionner une sculpture de l’artiste Jean- Louis Faure réalisée en 1994 représentant « Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir refusant de serrer la main d’ Arthur Koestler »). Il écrit avec Albert Camus un ouvrage consacré à la peine de mort, il évoque favorablement la naissance de l’Etat d’Israël, il s’intéresse aux Khazars. Dans la deuxième moitié de sa vie, il consacre plusieurs essais à la naissance de la raison humaine, au progrès scientifique et technique et aux risques d’autodestruction qui menacent l’humanité.

Le roman

Dans un État qui n’est pas nommé dirigé par No1, où l’on peut reconnaître aisément l’URSS et Staline, un vieux révolutionnaire, Nicolas Roubachov, est emprisonné, longuement interrogé, jugé et exécuté. L’essentiel du roman se déroule lors de la détention de Roubachov. C’est un personnage « composite » à la fois ancien compagnon de Lénine et membre du Komintern qui a été emprisonné et torturé dans l’Allemagne nazie.

L’ouvrage comporte trois flash-back qui évoquent la politique du Komintern mise en pratique sans état d’âme par Roubachov : exclusion d’un militant communiste allemand accusé de ne pas avoir suivi la ligne du PC au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir, suicide d’un militant d’un port belge qui n’accepte pas l’abandon de la politique de non-déchargement des marchandises en provenance de l’Allemagne nazie, absence de protestation lors de l’arrestation de sa secrétaire devenue sa maîtresse. Emprisonné, Roubachov a pour voisins,dans les cellules voisines, un ancien officier de l’armée tsariste qui refuse de se renier et qui n’a pas d’illusion sur la brutalité du régime bolchevik, et un idéaliste qui ne comprend pas le décalage entre les principes et la réalité du régime bolchevik.

Le roman comprend des pages du journal de Roubachov ; il s’agit de réflexions sur le sens de l’histoire, l’usage de la violence et l’idée que la fin justifie les moyens, la justification de la dictature pour gouverner des masses considérées comme immatures et surtout le refus de tout apitoiement subjectif au profit de la dureté et de l’absence de scrupules qui permettent d’atteindre l’objectif révolutionnaire. Roubachov se trouve face à deux interrogateurs. Le premier se situe dans le même « univers mental » que lui. Il privilégie l’argumentation et veut que Roubachov reconnaisse ses fautes au nom de la nécessité historique et parce qu’il était dans l’opposition au No 1 et qu’il a donc perdu. Mais ce premier interrogateur est lui-même arrêté et exécuté.
Le second interrogateur utilise des méthodes brutales : Roubachov est privé de sommeil, interrogé en pleine nuit, il est accusé des pires complots comme avoir voulu faire assassiner le No1 ou comploter avec un diplomate allemand. Finalement Roubachov signe des aveux, il
est jugé et exécuté.

Pourquoi lire encore « Le zéro et l’infini » ?

D’abord, parce que comme le souligne Michael Scammell, l’auteur de la préface, parce qu’il s’agit d’un très bon « thriller politique et
intellectuel ». L’analyse que fait Koestler du stalinisme est bien évoquée par les personnages et l’intrigue. Ensuite, parce que Koestler qui avait appartenu au parti communiste et voyagé en URSS a perçu de nombreux aspects de la violence de la période stalinienne et de l’impasse
où conduisait le système communiste : l’industrialisation à marche forcée au prix de grandes violences exercées sur la population (« les industriels britanniques ont mis cent ans à discipliner les paysans pour les transformer en ouvriers, nous, nous devons le faire en dix ans », dit un interrogateur à Roubachov), la résistance à la collectivisation, la famine, la soumission aux conceptions de Staline, et l’élimination de ceux qui professent des idées différentes, le climat de délation, la croyance dans le sens de l’ Histoire, l’absence de scrupules, la brutalité, l’usage de la torture, le renoncement à toute pitié et subjectivité. Sur tous ces points Koestler avait vu juste.

Deux aspects de l’ouvrage paraissent cependant datés. D’une part on ne voit plus les bolcheviks comme animés par le sens de l’Histoire et désireux de réaliser une société idéale, mais plutôt comme un groupe soucieux à la fois de construire une société nouvelle et de se maintenir au pouvoir au prix d’une très brutale politique de terreur et de répression. D’autre part, les travaux historiques, tels ceux de Robert ConquestLa Grande Terreur, Robert Laffont, 2011 et de Nicolas WerthLa terreur et le désarroi Staline et son système, Perrin, 2007 – L’Ivrogne et la marchande de fleurs, points Histoire, 2011 ont montré que la Grande Terreur ne s’est pas limitée aux procès de Moscou, mais a frappé l’ensemble de la société soviétique dans un vaste processus d’« ingénierie sociale » pour reprendre les termes de Nicolas Werth.

Koestler en avait eu l’intuition, mais n’en n’avait sans doute pas pris toute la mesure.