La figure du « tyran éternel » et de son destin hors du commun a été largement décrite par la littérature africaine francophone. On pense, ainsi, aux romans de Sony Labou Tansi ou d’Emmanuel Dongala, pour ne citer qu’eux. Mais, rares ont été les incursions de la bande dessinée francophone dans cette thématique. C’est pourtant le pari réussi qu’a tenté le duo Appollo et Brüno avec cet ouvrage.

Les auteurs

Appollo naît en Afrique du Nord et grandit à La Réunion. Il fait ses études à Paris où il publie ses premières BD. Devenu professeur de lettres, il enseigne dans son île mais aussi en Afrique, en particulier à Kinshasa, et continue ses activités d’écriture. Il est aujourd’hui l’auteur de nombreux récits, dont La Grippe coloniale avec Serge Huo-Chao-Si, Ile Bourbon 1730, avec Lewis Trondheim, Biotope et Commando colonial, avec Brüno, Les Voleurs de Carthage, avec Hervé Tanquerelle ou Chroniques du Léopard, avec Téhem.

Titulaire d’une maitrise en arts plastiques, Brüno publie ses premières BD en 1996. Auteur au style graphique inédit, son domaine de prédilection est le récit de genre sous toutes ses formes : science-fiction (Lorna, Nemo), western (Junk), polar (Inner City Blues). Deux scénaristes vont marquer le cours de sa carrière : Appollo et Fabien Nury. Avec le premier, il signe Biotope et Commando colonial ; avec le second, Atar Gull ou le destin d’un esclave modèle, la série Tyler Cross, Vintage and Badass et L’Homme qui tua Chris Kyle.

L’histoire

Afrique centrale, fin des années 1990. La rumeur enfle : le dictateur T’Zée serait mort après un coup d’Etat mené par les rebelles. Alors que le pays s’enfonce dans la guerre civile, les membres du clan présidentiel (sa jeune épouse Bobbi, son fils Hippolyte) ainsi que leur entourage (notamment les amis d’Hippolyte, Walid un réfugié libanais et Arissi la fille d’un opposant tué par T’Zée) et les apparatchiks se retrouvent isolés dans le palais présidentiel de Gbado perdu dans la jungle.

C’est, notamment, dans ce contexte que va se dévoiler un amour monstrueux et impossible : celui de Bobbi pour Hippolyte. Et même si, finalement, T’zée réapparaitra dans son palais, son règne est terminé et son pays lui a échappé. Alors que le dictateur s’accroche au pouvoir et refuse de renoncer, les autres protagonistes vont essayer de sauver ce qu’ils peuvent (pour certains, leur vie, pour d’autres leur statut ou leur réputation) en faisant face à leur conscience …

Mon avis

Autant le dire tout de suite, cette bande dessinée est une œuvre magistrale et complète avec de multiples niveaux de lecture. En effet, tout d’abord, l’histoire (ainsi que l’histoire personnelle du scénariste Appollo), le cadre de l’action et la représentation de T’zée font immédiatement penser à la chute du maréchal Mobutu au Congo (ex-Zaïre). Mais, les auteurs ont volontairement choisi un lieu et des personnages imaginaires pour conserver une forme d’universalisme à leur récit pouvant s’appliquer à d’autres figures de « tyrans éternels » africains, comme Amin Dada ou Mugabe par exemple.

De plus, comme le titre l’indique, il s’agit bien d’une tragédie au sens théâtral du terme. Ici, l’inspiration d’Appollo est claire : il s’agit de Phèdre de Racine. On retrouve dans cette bande dessinée le fil directeur de la pièce avec cette histoire d’amour impossible entre Bobbi et Hippolyte (le même nom que dans la pièce) dans une ambiance crépusculaire. Les auteurs vont même jusqu’à reprendre la structure en 5 actes et à convoquer phonétiquement le nom d’un des protagonistes de la pièce (Thésée devenant T’zée). Mais, loin de se contenter d’une simple transposition de la pièce de théâtre, ce roman graphique oscille aussi entre le reportage (dans sa description du palais, dans l’importance du catch au Congo…) et le fantastique (invoquant aussi bien le pouvoir du fleuve que celui des fétiches).

Enfin, au-delà du récit, il faut aussi noter la qualité du dessin de Brüno : sa ligne claire cernée de grands aplats contribue à faire osciller l’histoire entre réalisme et mythologie. De même, ses cadrages entre gros plans et plans larges renforcent à la fois à la tension du récit mais aussi à son aspect contemplatif. On ne peut pas terminer sans saluer le travail de la coloriste Laurence Croix qui par sa palette chromatique renforce le côté brutal et crépusculaire de l’histoire.

Vous l’aurez compris, cette BD somptueuse et très riche doit absolument trouver une place dans les rayons du CDI de votre lycée. Elle pourra, notamment, servir d’objets d’études en 1ère spécialité HGGSP pour illustrer les transitions démocratiques en Afrique. On pourra aussi faire un travail croisé avec les collègues de Lettres et d’HLP autour de la transposition contemporaine de la tragédie Phèdre dans le cadre d’un Etat africain décolonisé.