Ce numéro de la fin de l’année 2012 de la revue question internationale, qui est traité de façon systématique par la Cliothèque depuis de nombreuses années, vient encore une fois à point ommé pour apporter un éclairage précieux sur la crise qui affecte le Sahel depuis de nombreux mois. En mars 2012, le gouvernement du Mali a été renversé par un coup d’état militaire directement lié à son impuissance à faire face à la rébellion des Touaregs et à des groupes armés affiliés à l’organisation Al Qaïda au Maghreb islamique. Depuis les années 2000, le Sahel est perçu comme un espace dont l’instabilité menacerait la sécurité du monde, ce qui a conduit de nombreux acteurs ainsi engagés, aussi bien les États-Unis que l’Union européenne mais également la Chine, toujours en quête d’énergie accessible et bon marché. La majorité de l’espace sahélien est formé par le grand désert du Sahara qui constitue l’essentiel de la Mauritanie, du Mali, du Niger et du Tchad. Cette zone aride de l’ouest à l’est de l’Afrique n’est pourtant pas une barrière infranchissable, bien au contraire. Depuis plus de 10 siècles cet espace est traversé par des caravanes et joue le rôle de zone de transit entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. La formation de frontières, avec les indépendances de 1960, dans les limites qui étaient celles fixées par les anciennes puissances coloniales, a remis en cause des circuits d’échanges, des zones de pâture pour les nomades, mais a également réveillé des convoitises pour des ressources minérales, comme l’uranium au Niger.
Politiquement, les régimes en place dans le Sahel après les indépendances se sont montrés globalement favorables au camp occidental, avec une forte présence française, symbolisée par des liens particuliers entre les élites hexagonales et les chefs d’États francophones. Les accords de défense signés au moment des indépendances permettaient de limiter les prétentions de deux puissants acteurs régionaux, l’Algérie et surtout la Libye du colonel Kadhafi, dont les pétrodollars apparaissaient comme un puissant moyen de déstabilisation.
La volonté du régime libyen vers 2006 de réintégrer la communauté internationale à pu inciter ce pays a joué un rôle stabilisateur. La chute du régime libyen, le retour au pays des nombreux mercenaires employés pour soutenir le régime, la dispersion de stocks d’armements considérables, ont été de puissant facteur déstabilisants dans la zone.
Jusqu’alors, les mouvements Touaregs avaient vu leurs actions limitées, même s’ils avaient pu entretenir une insécurité suffisante pour que la course automobile Paris-Dakar se retrouve délocalisée en Amérique latine.
Al Qaida au Maghreb islamique
L’implantation de Al Qaïda au Maghreb islamique dans la région est la conséquence de la situation en qui a été ouverte en Algérie lorsque l’armée, en janvier 1992, a suspendu le processus électoral qui aurait pu porter le front islamique du salut au pouvoir. Entre 1992 et 2000 l’Algérie a connu une forme de guerre civile, d’autant plus qu’à partir de 1998, la fondation par Hassan Hattab du groupe salafiste pour la prédication et le combat s’engageait dans une lutte de dimension internationale contre les intérêts étrangers en Algérie et contre les occidentaux dans toute la région. Le 11 décembre 2006, le groupe salafiste pour la prédication et le combat fait allégeance à Al Qaïda et se transforme en Al Qaïda au Maghreb islamique. Subissant des coûts de plus en plus durs en Afghanistan comme au Pakistan, les stratèges du groupe Al Qaïda ont sans doute fait le choix de développer des groupes franchisés dans d’autres parties du monde, et notamment dans cette zone où les états, à l’exception de l’Algérie, sont fragiles, les forces armées peu disciplinées et/ou les trafics de toute nature permettent de trouver des sources de financement particulièrement avantageuses, et notamment les rançons exigées lors des prises d’otages d’occidentaux.
Dans ce numéro de la revue questions internationales, un article de Patrice Gaudin, qui enseigne l’histoire et les relations internationales à l’école de l’air de Salon-de-Provence, fait le point sur l’implantation des Touaregs et la façon dont ils ont dû forcément composer avec les salafistes d’Al Qaïda.
Olivier Vallée et Jérôme Spinoza, économiste et enseignant à l’institut d’études politiques de Paris, reviennent sur la défaillance des états, incapables de gérer des ressources qui auraient pu le faire bénéficier d’une économie de rente, indépendamment de quelques enclaves de prospérité, au Niger, avec le pétrole uranium, le Burkina Faso et le Mali avec l’or et les métaux non-ferreux.
Les ressources étatiques sont de toute façon largement insuffisantes, ce qui permet à des acteurs privés, souvent liés aux mouvements islamistes, d’investir dans le domaine social, l’éducation et la santé.
Des acteurs étatiques comme l’Algérie et le Burkina Faso, qui avec l’effacement de la Libye, constituent les puissances les mieux organisées de la zone, s’opposent indirectement, ce qui aggrave la situation. L’Algérie a pu être qualifiée de pompier pyromane, en refusant de prendre ses responsabilités régionales en matière de sécurité. On sait que des stocks de carburant qui ont été utilisés lors de l’offensive du 10 janvier 2013 sont venus d’ALgérie. Cela peut correspondre également à la volonté de déstabiliser ses voisins du Sud, pour défendre ses propres intérêts.
Enfin, même si Al Qaïda au Maghreb islamique apparaît comme la menace principale, il faut tenir compte également d’autres courants islamistes, en principe non-violent,s dont le développement a été favorisé au départ par des prédicateurs venus de Libye mais également du golfe persique, comme le Tabligh, qui influence le milieu touareg à l’instar du chef du mouvement Ansar Dine, qui a pu largement déstabiliser le nord du Mali.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos enseignant à l’institut d’études politiques de Paris, évoque également le cas de la secte Boko Haram du Nigéria. Ce groupe qui a été fondé au début des années 2000 par Mohamed Yousouf a pour objectif de faire appliquer intégralement la charia au Nigéria. De nombreux attentats ont été commis à la fin de l’année 2010 et jusqu’en 2012 contre des églises et des communautés chrétiennes. Des combattants nigérians issus de ce groupe ont été aperçus dans le nord du Mali. L’auteur de cet article reste tout de même sceptique sur les liens entre la secte Boko Haram et Al Qaïda, d’autant que les groupes sont très mobiles et les allégeances parfois variables. En tout état de cause, dans cet espace extrêmement varié, aussi bien au niveau ethnique que religieux, il est extrêmement difficile de développer une politique globale. Des intérêts économiques, la volonté de contrôler telle ou telle route caravanière, tel ou tel trafic de cigarettes ou de cocaïne, peuvent également expliquer des renversements d’alliance ou des opérations de harcèlement contre des armées nationales globalement faibles.
Dans son article, identité religieuse, ethnique, tribale au coeur des crises, Pauline Poupart, rattachée au centre d’études et de recherches internationales insistent largement sur la mixité des populations entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires, entre musulmans majoritaires au Mali, au Niger, comme en Mauritanie, mais souvent aux rites différents, avec les confréries traditionnelles opposées aux pratiques plus rigoristes importées des pays du golfe ou du Pakistan. Si les confréries traditionnelles peuvent jouer un rôle pour l’instant dominant, elles sont largement contestées aujourd’hui par des mouvements de prédication qui associent le réformisme politique, le wahhabisme et le salafisme. L’identité tribale reste au coeur des revendications, avec la reprise des rébellions en 2006 au Mali puis en 2007 au Niger, conduite par les différents mouvements Touaregs. C’est à partir de 2011 que le mouvement national de libération de l’Azawad, qui a pris le contrôle du nord du Mali en 2012, s’est développé.
Le géographe Gérard François Dumont, directeur de la revue population et avenir, apporte un éclairage particulièrement pertinent sur les dynamiques socio-démographiques génératrices d’instabilité. Si le taux de fécondité de la plupart des pays du Sahel semble avoir baissé depuis 1950, des pays parmi les plus pauvres comme le Niger, le Mali, le Tchad, le Burkina Faso, et même dans une certaine mesure le Nigéria, se situe toujours au-dessus de six enfants par femme, en l’indice synthétique de fécondité. Le cap Vert, le Soudan, l’Éthiopie, la Mauritanie et le Sénégal ont vu leur indice synthétique de fécondité descendre en dessous de cinq enfants par femme.
La mortalité infantile reste élevée même si elle a considérablement diminué, l’espérance de vie à la naissance se situe en dessous de 50 ans pour la plupart des pays à l’exception du Soudan et en tout état de cause entre 1950 et 2012 la population des pays de la région est passée de 17 à 80 millions d’habitants, soit une multiplication par près de cinq ans d’une soixantaine d’années. Dès lors que la baisse de la mortalité a quand même été sensible, et se situe aujourd’hui autour de 15 pour 1000, le taux de natalité qui reste supérieure à 45 pour 1000 donne un taux d’accroissement naturel de près de 3 %. De ce fait, les pays de la zone sahélienne sont des pays d’émigration, mais surtout de migration interne, avec des Mauritaniens qui ont dû accueillir leurs ressortissants qui résidaient auparavant au Sénégal en juin 89, le Tchad qui reçoit des Soudanais qui ont fui le conflit du Darfour et les nombreux ressortissants d’Afrique subsaharienne qui vivaient auparavant en Libye ont dû trouver un point de chute, où il n’étaient pas forcément les bienvenus. Les dynamiques sociaux démographiques concourent donc à nourrir de nombreuses tensions géopolitiques dans la zone sahélienne et le faible développement laisse insatisfait et frustré de jeunes générations de plus en plus nombreuses qui constituent une proie idéale pour les groupes armés. Les référents ethniques conservent également une importance essentielle, génératrices de revendications.
Le Sahel se retrouve aujourd’hui partagé entre rente et économie de subsistance, si l’on se réfère à l’article de David Vigneron et de Alain Antil. Les deux géographes évoquent d’ailleurs un paradoxe. Les pays qui disposent d’une ouverture maritime comme la Mauritanie où le Sénégal ne tire pas profit de cet avantage pour leur agriculture. Le Sénégal importe la quasi-totalité du riz qui consomme, tandis que le pays enclavé comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger frôle l’autosuffisance. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant, que la population de ces pays n’est pas victime de situation de pénurie alimentaire, dès lors que les échanges intérieurs sont difficiles à organiser en raison des coûts de transport et de l’insuffisance des infrastructures. Le Mali a été également frappé, dans sa partie sud, dans la zone de Sikasso, par l’effondrement des cours du coton dans la culture faisait vivre plus de 3 millions de Maliens dans 160 000 exploitations agricoles. L’élevage transhumant a pu jouer un rôle important puisqu’il fait vivre directement ou indirectement, au Niger comme au Mali plus d’un tiers de la population, mais cette activité est extrêmement sensible aux variations internes des précipitations qui caractérisent cet espace géographique. La pêche maritime continentale est une source de revenus complémentaires, qui permet notamment à la Mauritanie de percevoir de l’union européenne. Droits d’accès à sa ressource une somme annuelle de 70 millions d’euros, mais cela remet en cause l’activité des petits pêcheurs, qui ne dispose pas des moyens des grands chalutiers.
À partir de 2006, avec le Niger, de 2003 avec le Tchad, la prospection pétrolière dans la zone s’est fortement développée, et des perspectives intéressantes peuvent concerner une zone située entre la Mauritanie, le Mali, et le sud algérien. Dans le secteur minier, de nombreux pays d’exploration ont été attribués par les différents états, et la course à certains métaux rares, ou précieux, peut apparaître comme une forme de rente, même si l’on a toutes les raisons de s’inquiéter sur sa redistribution.
Enfin, l’article de Lucile Maertens traitant des défis écologiques, dans un environnement fragile avec des populations vulnérables, peut se révéler particulièrement utile pour traiter les questions liées à la géopolitique de l’eau. Les sécheresses qui ont touché le Sahel des années 60 aux années 80 sont de véritables défis environnementaux dans des zones où la croissance démographique et par voie de conséquence l’augmentation des besoins restent très élevés. Le Sahel se caractérise par une pluviométrie se situant entre 200 et 600 mm d’eau par an, mais la fragilité de la zone est surtout liée à l’épuisement des sols que la rareté des ressources en eau aggrave. Depuis 1963 la surface du lac Tchad a diminué de 90 % et le lac Faguibine au Mali est resté totalement sec entre 1976 et 2004. Le réchauffement climatique ne risque pas d’arranger la situation, et le stress hydrique est forcément en augmentation. De plus, la rareté des ressources en eau va de pair avec une dégradation de leur qualité. Cette dégradation favorise la prolifération de maladies telles que le choléra ou la malaria.
Les structures de coopération régionale, évoqué dans un article de Yann Benzigui, ne semblent pas en capacité d’apporter de véritables solutions aux difficultés des différents pays. Le gouvernement de leurs états membres sont davantage préoccupés par la défense de leurs intérêts nationaux, la Libye du colonel Kadhafi ne peut plus être un bailleur de fonds, du moins en moyen terme, étant que le pays ne connaîtra pas une stabilisation politique interne, et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, à la tête de la communauté économique des états de l’Afrique de l’Ouest, voit davantage le Mali et le Niger comme un terrain d’intervention pour ses ambitions propres comme un espace de coopération régionale.
Enfin, pour terminer ce dossier Jean-Yves Moisseron et Nadia Belalimat s’intéressent à la nouvelle Libye et aux enjeux sécuritaires sahélo-sahariens. L’effondrement du régime libyen a réveillé la tendance de ce territoire, que l’on hésite à qualifier de pays, à la fragmentation tribale. Le 7 juillet 2012, une assemblée a été élue en Libye, mais il n’est pas évident que les forces tribales qui disposent d’armes et se sont constitués en milice accepte de voir leur rôle politique remis en cause dans le cadre d’un État unitaire. La Cyrénaïque pourrait vouloir se séparer de la Tripolitaine, ce qui aboutirait à une partition de fait du pays qui ne serait pas catastrophique en soi si elle ne venait pas poser le problème des infrastructures pétrolières et de leur partage, ainsi que celui des gisements. Les communautés libyennes et sahariennes du Fezzan, la partie sud du pays, peuvent également se retrouver dans une situation défavorable, en partie parce qu’on ne peut leur reprocher d’avoir soutenu Kadhafi jusqu’au bout, mais également en raison d’une situation de carrefour entre l’Afrique sahélienne et l’Afrique méditerranéenne. Cette région pourrait parfaitement devenir un nouveau sanctuaire pour des groupes islamistes armés et donc contribuer encore davantage à la déstabilisation de la zone sahélienne qui concerne également le Sahara libyen.
Bruno Modica