CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)

L’ «Histoire vivante» est un domaine qui connaît en France comme dans d’autres pays d’Europe un essor constant. Fait, en grande majorité, de passionnés qui s’attachent à donner une idée de l’aspect et des activités de nos ancêtres, elle présente un panel de démarches et d’objectifs, qui vont de la simple et folklorique animation d’une fête de village à un réel souci de reconstitution la plus crédible possible, dans une optique scientifique. Par le biais de l’archéologie expérimentale, elle peut ainsi être un auxiliaire extrêmement précieux de la recherche historique, dont elle se nourrit elle-même. En matière d’histoire militaire, sa place est dès lors fatalement appelée à croître dans un contexte historiographique qui tend depuis une génération à laisser plus de place à l’approche humaine des faits (on notera ainsi, à titre d’exemple, son influence sur quelqu’unes des pages les plus marquantes de l’important, fascinant – et fort controversé – Le Modèle occidental de la guerre, de V.D.Hanson) Les éditions Errance, focalisées sur l’archéologie et l’histoire ancienne, ont eu le mérite de ne pas s’y tromper : aux côtés de titres largement issus de la recherche universitaire, elles ont consacré à l’Histoire vivante une collection dirigée par François Gilbert, qui a aussi assuré l’écriture de plusieurs titres.

La vie et rien d’autre

Certains de ceux-ci ayant déjà fait l’objet de comptes-rendus dans le cadre de la Cliothèque (https://clio-cr.clionautes.org/legionnaires-auxiliaires-et-federes-sous-le-bas-empire-romain.html ;https://clio-cr.clionautes.org/legionnaires-et-auxiliaires-sous-le-haut-empire-romain.html), cet auteur ne sera pas inconnu de ses lecteurs réguliers. François Gilbert préside l’association Pax Augusta, qui s’attache à reconstituer le quotidien des Gallo-Romains du siècle d’Auguste (essentiellement ceux concernés par le métier des armes) tout en ayant ensuite étendu ses activités à la période césarienne et, plus récemment, à celle des Etrusques de la fin du VIè s. av.J.-C.. L’étude qu’il livre ici constitue la réédition d’un ouvrage initialement publié en 2004. Elle se consacre au soldat romain sur une période qui va de la fin de la République (et plus précisément de l’époque des consulats de Caius Marius, en qui on s’accorde à voir le principal réformateur de l’armée républicaine traditionnelle, à la charnière des IIè-Ier s. av.J.-C.) au milieu du IIIè s.ap.J.-C., époque à partir de laquelle, sous la pression des menaces extérieures, les forces militaires de l’Empire connaissent de nouvelles et profondes évolutions. Déjà en partie abordé par l’auteur dans un autre titre de la collection, le sujet peut initialement apparaître assez commun, voire rebattu. C’est oublier que sa connaissance progresse continuellement par petites touches ; c’est surtout nier l’originalité réelle du présent ouvrage. François Gilbert met en effet en œuvre ici une approche qui est le reflet d’expérimentations multiples et de contacts approfondis avec des groupes étrangers venant étayer une recherche très érudite : son étude est avant tout centrée sur le vécu concret du combattant, simple homme de troupe ou glorieux général, qui fut le rouage indispensable mais parfois méconnu de ces trois bons siècles d’incontestable suprématie militaire. Le premier chapitre (p.9-19) en brosse le cadre en rappelant les caractéristiques générales de l’armée romaine de l’époque et leurs évolutions ; on souscrira à ce tableau assez classique, en ajoutant néanmoins que les recherches les plus récentes tendent à minorer l’impact des réformes de Marius sur les prolétarisation et professionnalisation concomitante des légions, au profit, en particulier, de ceux de la Guerre Sociale de 91-89 av.J.-C. (entre Rome et ses alliés italiens) et des guerres civiles qui suivirent. Sont ensuite successivement traités : « L’entrée sous les drapeaux » (p.21-33), « « L’équipement » (p.34-58), « La hiérarchie militaire » (p.59-70), « L’arrivée au corps » (p.71-90), « La vie de garnison » (p.91-110), « Le départ en campagne » (p.111-129), « La bataille » (p.130-148), ses suites (« Victoires et défaites », p.149-164) et enfin « La fin du service » (p.165-173). L’ensemble de ces chapitres, eux-mêmes divisés en plusieurs thématiques, permet d’embrasser l’ensemble des aspects de la vie quotidienne des combattants romains de l’époque… du régime alimentaire des garnisonnaires (p.87-88) au mode de désinfection des plaies sur le champ de bataille (p.146) !

Les couleurs du temps

On l’aura deviné, la quasi-exhaustivité des sujets abordés par l’auteur, et le caractère très pratique des informations délivrées, constituent un des points forts de l’ouvrage. Le texte, rédigé dans un style clair, est bien aéré par de multiples sous-titres et se parcourt très agréablement. De nombreuses citations et renvois aux sources littéraires l’étayent. Il est de plus avantageusement complété par ce qui constitue l’autre grand attrait de l’ouvrage, visible dès sa première de couverture : d’abondantes et remarquables photographies en couleurs, donnant réellement « à voir » le quotidien décrit. Outre quelques impressionnantes recréations architecturales, elles mettent majoritairement en scène des groupes de reconstitution dans des tableaux parfois spectaculaires (cf certaines scènes de bataille), pour le moins toujours d’un réalisme étonnant. L’auteur a ici bénéficié du concours plus ou moins fourni d’une bonne dizaine d’autres troupes, françaises et européennes, parmi les plus sérieuses. L’ouvrage se clôt par une bibliographie commentée des sources, rapports archéologiques et études utilisés, relativement brève mais qui peut susciter pour elle-même beaucoup d’intérêt, par la présence de nombreux renvois et le choix de l’auteur de mettre en avant dans la dernière catégorie des livres récents, accessibles et attrayants. L’amateur d’histoire militaire romaine y verra ainsi avec une certaine satisfaction, aux côtés des incontournables travaux d’Yvon Garlan, de Jean Harmant, de Yann Le Bohec, etc., figurer les ouvrages magnifiquement illustrés de Peter Conolly, John Warry et des éditions Osprey… et déplorera avec lui que certains de ces travaux parfois remarquables et en tout cas très parlants aient, une fois traduits, été classés dans des collections destinées à la jeunesse.

Le rappel de cette relative frilosité amènera à reprendre un point de vue déjà avancé à l’occasion d’autres comptes-rendus : l’édition française, en matière d’histoire militaire, est encore loin de faire preuve du dynamisme anglo-saxon ; reflet sans doute du discrédit dont a longtemps souffert cette thématique dans l’historiographie de notre pays.
L’amateur ne pourra donc que se féliciter de parutions telles que celle-ci. Comme le souligne Christian Goudineau, professeur honoraire au Collège de France et parrain de Pax Augusta, dans une préface pleine d’humour rédigée pour la première édition de l’ouvrage, François Gilbert a en effet fait de l’excellent travail. Alliant accessibilité, attrait visuel et précision, son ouvrage est susceptible de plaire à un large public.

Stéphane Moronval ©