Microhistoire et écrits du for privé
Christian JouhaudDirecteur d’études à l’EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, il est spécialiste de l’histoire sociale, politique et culturelle du XVIIe siècle. Il a notamment publié : Sauver le Grand-Siècle ? Présence et transmission du passé (Seuil, 2007), Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des dupes (Gallimard, 2015). explicite le sous-titre dès la préface : pourquoi « écrire l’expérience“ et non faire la biographie d’une personne ayant vécu au XVIIe siècle ? Dans une approche microhistorique revendiquée, Christian Jouhaud s’intéresse à un homme des intermédiaires : Du Bois n’est ni très riche ni très pauvre (mais c’est un propriétaire aisé), ni très brillant ou célèbre, et s’il est le valet de chambre du roi, il n’en est pas pour autant le confident attitré. Cet état d’officier subalterne de la chambre du roi est toutefois un élément important du passage à l’écrit : il forge la « personnalité sociale“ de Du Bois et justifie l’alternance des lieux (la Cour et le Vendômois).
L’accent est mis sur « l’itinéraire de l’intériorisation des normes et des contraintes par quelqu’un qui a confié à l’action d’écrire régulièrement la représentation de sa vie comme action“. Il s’agit donc de « regarder cet écrit comme un objet historique singulier et non comme élément d’une catégorie“. On connaît les mémoires ou encore les livres de raison, qui sont essentiellement des livres de comptes tenus quotidiennement (le truculent diaire du sire de Gouberville, au XVIe siècle, étudié par Madeleine Foisil est particulièrement connu) mais il est davantage question ici d’un « objet de l’histoire“, un « terrain à observer“. L’auteur fait référence aux deux mots allemands que l’on traduit généralement par « expérience“. Dans l’acception « Erlebnis“, il faut entendre l’expérience que l’on fait, quand le terme « Erfahrung“ fait référence à l’expérience que l’on a. Marie Du Bois utilise le « je“ mais ça n’est pas une autobiographie et il est donc difficile de classer ses écrits, bien qu’ils appartiennent sans nul doute à la nébuleuse des écrits du for privé.
Qui est Marie Du Bois ?
Né en 1601, ce petit notable du Vendômois (où il vit une partie de l’année) écrit trente années durant, mais le « premier livre“ (selon ses propres mots) a été perdu. C’est donc à partir du second, débuté en 1647 et conservé aux archives départementales d’Indre-et-Loire, que Christian Jouhaud a mené l’enquête, poursuivant ainsi les travaux entrepris dès le XIXe siècle par différents érudits. C’est dans ce livre que Marie Du Bois explique l’origine de son prénom, qui lui est demandée alors qu’il se trouve dans la chambre du tout jeune roi en 1648 (Louis XIV n’a que dix ans) : il s’agit d’un voeu de son père pour remercier la Vierge Marie de lui accorder descendance (on suppose que les autres enfants sont morts en bas âge). Du Bois adresse explicitement ses écrits à ses descendants (« pour servir d’avis et de guide aux miens“), mais si son fils et son petit-fils sont comme lui valets de chambre du roi, on ne peut en déduire qu’ils aient lu ses notes. Le manuscrit est toutefois précieusement conservé de génération en génération.
Dans le présent ouvrage, un petit insert de photos en couleurs présente quelques pages du manuscrit, la maison de Couture-Sur-Loir ainsi que des bâtiments contemporains de Du Bois (l’église Saint-Oustrille).
Christian Jouhaud découpe son étude en trois axes et fait le choix de ne pas suivre le récit linéaire.
« L’expérience d’écrire l’expérience“
Dans cette « nappe continue d’écriture“ aux pages pleines et aux lignes serrées, à la graphie quasi identique, on retrouve des caractéristiques des diaristes du Grand Siècle (comme chez certains magistrats des chambres des comptes), à ceci près que Du Bois alterne récits écrits le jour-même et narration rédigée ultérieurement, une fois rentré chez lui.
Christian Jouhaud rend hommage aux pages rédigées par François Lebrun en 1994 pour une brève présentation du narrateur. Entré en 1619 comme page au service de la soeur de Louis XIII, Christine de France, Du Bois devient commissaire originaire de l’artillerie dix ans plus tard et peut acheter en 1634 une demi-charge de valet de chambre du roi (il y a alors 32 valets de chambre du roi, exerçant chacun un trimestre par an). Ce n’est qu’en 1652 qu’il peut acheter une seconde demi-charge. Son mariage avec la fille du greffier du grenier à sel de Montoire sur le Loir (petite ville où il possède une maison) le fait entrer dans la notabilité locale. A la mort de sa mère, il hérite de la propriété de Poirier, à Couture, où il exploite ses terres. Il peut porter un temps le titre d’écuyer (associé à sa charge) mais doit finalement y renoncer quand il ne bénéficie plus des privilèges de celle-ci (notamment quand c’est son fils qui exerce la charge et non plus lui-même).
Le rapport à la religion (Du Bois est un fervent catholique) ou les quelques cadeaux donnés par le roi ou le Grand Dauphin au cours de la carrière de l’officier font naturellement l’objet de récits circonstanciés. En 1663, alors qu’il est déjà relativement âgé et éloigné de la cour, Du Bois offre au jeune Louis XIV le récit de la mort de son père, rédigé plus de vingt ans plus tôt. La maîtrise de l’écrit chez le valet de chambre, praticien habile et qui sait utiliser à bon escient le bon moment pour proposer son offrande, est ici soulignée. Cette mise en scène magistralement orchestrée et à rebondissement (Du Bois double son mémoire d’un placet judicieusement remis au roi quelques jours plus tard) permet à son auteur d’obtenir une belle gratification de Louis XIV ainsi que la reconnaissance de personnages hauts placés (la reine-mère, le prince de Condé). La lecture par le roi lui-même du mémoire sur l’agonie de son père est un récit dans le récit, doublant la portée initiale du premier.
A travers les anecdotes amassées par Du Bois et souvent écrites a posteriori, à l’aide de notes rédigées sur le moment, la cour de France apparaît peu à peu sous nos yeux. Quand la famille royale est à Amiens en juin 1647, Du Bois envoie régulièrement des nouvelles au secrétaire du prince de Condé ou encore au comte d’Harcourt, car il sait que « c’est une chose qui satisfait beaucoup les grands seigneurs“. La stratégie mise en place est remarquablement efficace et il reçoit plusieurs marques d’amitiés et de protection de ces grandes maisons, lesquelles seront indispensables pour obtenir des faveurs (par exemple la transmission de la lieutenance de son défunt demi-frère à son beau-fils, histoire à rebondissements en 1647-1648, véritable « roman“ selon les termes de Christin Jouhaud).
Les « territorialités de l’expérience »
La deuxième partie revient sur la notion de « territoire“ telle qu’elle est conçue au XVIIe siècle. Il s’agit alors non seulement du sens juridique (la territorialité d’une loi ou de l’impôt) mais aussi des registres de relations entretenus par les individus à l’égard d’un territoire. La vie de Du Bois à la cour et les mois passés à Coutures sont réunis dans son récit. Christian Jouhaud a calculé qu’en une trentaine d’années, Du Bois a passé 43 mois à la cour (soit comme valet de chambre, soit comme gentilhomme servant). Ses gages de valet de chambre lui ont rapporté près de 8000 livres (une transaction de 1671 permet d’estimer la charge de valet de chambre à 18 000 livres, somme alors considérable). Toutefois, à titre de comparaison, les offices dans les chambres des comptes de province à la même époque atteignent 75 000 livres pour une charge de maître aux comptes en 1656 (pour des gages légèrement inférieurs à 2000 livres par an) et 153 000 livres pour celle de Procureur aux comptes à la Chambre des Comptes de Bretagne durant les mêmes années (voir „Un magistrat consciencieux de la Chambre des comptes de Bretagne Salomon de La Tullaye (1599-1675)“ par Héloïse Ménard).
Si différents édits confirment pour les valets comme pour d’autres officiers de la Maison du roi l’attribution du titre d’écuyer, avec les privilèges et prérogatives l’accompagnant, cette distinction fluctue selon le contexte politique et économique (l’exemption de logement des gens de guerre ou l’exemption fiscale des officiers pesant lourdement sur les petites villes de province) et Du Bois est contraint à plusieurs reprises de batailler pour faire respecter ses privilèges, fort de son appartenance au corps de « ceux qui sont au Roi ». Garder une trace de documents importants est un souci que l’on retrouve chez de nombreux diaristes rédigeant leur livre de raison. Du Bois ne déroge pas à la règle et l’on peut imaginer qu’il laisse à ses descendants de précieuses informations utiles pour leur avenir.
La prise de pouvoir personnel de Louis XIV recompose ce que Christian Jouhaud nomme « la géographie des protections », la Chambre du roi redevient « crucial territoire de faveurs » et Du Bois se trouve remarquablement bien placé grâce à son office de valet et bénéficie de facto de la proximité du corps du roi. Ceci est d’autant plus important que Du Bois a connu le Dauphin dans ses jeunes années et a su s’en faire apprécier, ce qu’il raconte sous forme de petites anecdotes plaisantes (quand l’enfant entrecoupe ses prières du soir par des commentaires sur le gâteau qu’il souhaite) ou parfois plus sérieuses (la rougeole qui alite plusieurs jours le jeune Louis et fait craindre pour ses jours).
Dans la maison du Poirier (à Couture-sur-Loir) dont il hérite à la mort de sa mère, du Bois vit noblement et de multiples anecdotes témoignent de son enracinement dans le lieu, tant dans les travaux qu’il entreprend pour améliorer sa propriété que dans son investissement dans la paroisse (notamment la réfection de l’église Saint-Outrille). Sa vie n’y est toutefois pas aussi paisible qu’il aurait pu le souhaiter, les exemptions (principalement de taille) dont il bénéficie lui sont contestées dès lors que son fils occupe la charge de valet de chambre du roi, et il connaît un épisode particulièrement désagréable avec le curé de Couture, qu’il a dénoncé pour « abominable vie » ! La religion tient une place importante dans la vie de Du Bois et imprime une forte marque sur son récit (le récit des agonies de sa mère et de son épouse, les pèlerinages, certains prêches, la vaine tentative de convertir un voisin huguenot…). La construction dans l’église de Couture d’une chapelle royale du Saint Rosaire est le chantier qui lui tient le plus à coeur à partir de 1663 et le projet s’inscrit dans une triple symbolique : celle de l’hommage rendu à la famille royale, celle de la profonde dévotion de Du Bois, et enfin celle d’un ancrage territorial définitif. Du Bois n’est pas le seigneur du lieu et ne peut plus réellement prétendre à l’usage du terme d’écuyer (associé à la charge de valet désormais exercée par son fils). Mais la chapelle royale, construite grâce à la générosité du roi, est bâtie dans l’église à l’emplacement de la tombe des parents de Du Bois. Leur fils demande donc tout naturellement à être inhumés à leurs côtés, dans ce lieu qui a changé de statut (l’explication des travaux et du testament fait l’objet du dernier chapitre du livre de Christian Jouhaud).
Politiques de l’expérience
La Fronde des historiens n’est bien évidemment pas celle de Du Bois mais Christian Jouhaud s’interroge surtout sur l’influence des troubles décrits par le narrateur sur son écriture. Il prend des notes chaque soir et écrit certains épisodes une fois de retour en Vendômois. Certains éléments particulièrement marquants (la fameuse Journée des Barricades, pour ne citer qu’elle) font l’objet de récits détaillés et « mis en ordre ». S’il n’assiste pas directement à tous les évènements relatés, Du Bois s’autorise à utiliser d’autres témoignages, récoltés au moment-même ou ultérieurement. Le début de l’épisode de la Fronde coïncide avec le décès de sa mère et Du Bois n’est plus à la cour puisque son quartier de service s’est achevé. Au fil des mois, quand les tensions s’exacerbent, Du Bois utilise son expérience de soldat pour éviter à sa propriété et plus généralement à sa région les dommages inévitables causés par les armées en campagne. Il se met en scène comme homme d’action, bien informé, très mobile. Le désordre est ici vécu comme anxiogène, véritable antithèse de l’ordre divin.
D’autres anecdotes peuvent prêter aujourd’hui à sourire, notamment quand Du Bois relate un incident survenu en 1663 alors que la cour est à Versailles. Chargé de garder la chambre inoccupée du roi à Paris, le fidèle serviteur s’aperçoit que des meubles ont été dérangés dans le cabinet attenant et il craint un moment que le trésor du roi n’ait été dérobé. Le valet de chambre est saisi d’une « terreur panique » selon ses propres mots. Les cassettes et les papiers d’Etat du roi auraient-ils été volés ? Du Bois a tout simplement oublié qu’il a lui même fait procéder à l’entretien de la pièce, d’où les meubles changés de place. La hantise du désordre est une nouvelle fois palpable, car il n’est d’ordre que divin pour le dévot Du Bois. La fuite de la reine-mère et du jeune roi au château Saint-Germain en 1648 avait été suivie d’un pillage dans la chambre même de la reine et le valet de chambre chargé de garder la chambre royale n’avait rien fait pour l’empêcher. En 1663, le malheureux n’est pas au bout de ses peines et est accusé, ainsi que son neveu, d’avoir dérobé des bourses pleines d’or. Du Bois court se jeter aux pieds du roi et l’affaire finit par être éclaircie. Le tout donne lieu à d’amples descriptions des prières faites par Du Bois dans toutes les églises qu’il croise sur sa route entre Couture et Fontainebleau (où le roi se trouve), le point d’orgue étant naturellement les deux rencontres avec le roi. Louis XIV se montre très à l’écoute de son vieux serviteur, ému par le petit discours bien mené et sans nul doute très sincère (« Ah ! Sire, sur la fin de mes jours, passer pour un larron domestique du plus grand roi et du meilleur maître qui ait jamais été »). La fin du service de Du Bois est moins lumineuse, son âge ne lui permet plus de suivre la cour en déplacement et il ne peut approuver les nouvelles méthodes d’éducation (très sévères, pour ne pas dire brutales) du Dauphin (Du Bois se montre très critique à l’égard du futur Bossuet, qu’il trouve très dur). La dernière rencontre avec le roi en 1671 est bien peu agréable pour le vieux valet de chambre. Cinq ans plus tard, il s’éteint à Couture.
En conclusion, Christian Jouhaud fait part de sa propre expérience : il s’est rendu à Couture en 2020, il a vu la maison du Poirier et l’église Saint-Oustrille (en piteux état) et les quelques vestiges hérités de l’époque de Marie Du Bois. Ce parcours l’a conduit du manuscrit « trace transmise de l’expérience d’écrire » à la chapelle royale « monument politique des rêves d’inscription du soi dans la représentation de l’ordre spirituel ». L’ensemble parfois composite des faits relatés est également précieux pour l’historien, le récit des multiples anecdotes qui se déroulent entre 1648 et 1652 apportant « la signification de l’événement tout entier appelé Fronde ». Cet ouvrage remarquable nous immerge dans un siècle qui n’est plus seulement celui des grands et des princes, mais dans une histoire du vécu, du tangible, qui mêle anecdotes de la cour et vie de province, enfance des rois et troubles politiques majeurs, dans une très belle écriture qui fait la part belle aux extraits du livre tenu par Marie Du Bois.