Michel Chartier de Lotbinière, né à Québec en 1723, mort, la fièvre jaune, à New York en 1798, est un témoin de la bataille des plaines d’Abraham en 1759. C’est son journal personnel qui est présenté ici, par Dave NoëlJournaliste pour Le Devoir, où il est responsable de la rubrique « Devoir d’histoire ». Il est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université de Montréal. Il a publié, aux éditions Boréal, une biographie de Montcalm, général américain, en 2018.

Ce journal a été retrouvé, en 2019, à la New-York Historical Society.

Michel Chartier de Lotbinière, est surtout connu comme ingénieur qui a conçu le fort de Carillon, devenu Ticonderoga, au sud du lac Champlain, un « Vauban canadien ».

Dans son introduction, Dave Noël montre que ce personnage est peu connu des historiens de la chute de la Nouvelle-France. Le journal de Lotbinière est l’un des récits du siège qui peut donc être comparé à ceux du marquis de Vaudreuil, du lieutenant de roi, Jean-Baptiste de Ramezay ou de la mère supérieure de l’Hôpital général, Marie-Joseph Legardeur de Repentigny.

Les historiensQuébec, 1759 : le siège et la bataille, par Charles Perry Stacey, Québec, Presses de l’université Laval, 2009 – Le journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, par Bernard Andrès, Patricia Willemen-Andrès, Québec, PU Laval, 2018 qui ont travaillé sur cette bataille ne disposaient pas, jusqu’à aujourd’hui, de cette version du journal.

Les deux carnets de Lotbinière conservés à la New-York Historical Society concernent la période du 30 août 1758 au 30 septembre 1759. D’autres carnets traient de la Révolution américaine dont il a aussi été le témoin. L’essai déborde la période de la Conquête de 1760 pour documenter la personnalité complexe de Lotbinière.

La jeunesse

Né dans la colonie, dans une famille de notables, il fait ses études au collège des Jésuites avant d’entrer dans une carrière militaire dans les troupes de la Marine du Canada en 1736. Dix ans plus tard, il participe à la défense de l’Acadie, sous les ordres du capitaine Ramezay selon le rapport détaillé de Dave Noël.

De retour à Québec, il épouse Louise-Madeleine Chaussegros de Léry, la fille de l’ingénieur en chef de la Nouvelle-France. Il seconde son beau-père, à l’été 1748, sur le chantier des remparts de Québec.

Il a été très marqué par son passage dans la baie de Gaspé qu’il juge essentiel pour la conservation de la colonie. En 1749, il se voit confier une mission de reconnaissance vers les Grands Lacs en remontant la rivière des Outaouais de Montréal jusqu’au fort Michillimakinac. Il s’agit d’envisager des sites à fortifier.

L’auteur décrit, en parallèle la mission de Joseph-Gaspard Chaussegros de Léry, beau-frère de Lotbinière : remonter le Haut-Saint-Laurent et ses rapides pour rejoindre la colonie canadienne de Détroit et observer le fort britannique d’Oswego.

Ambitieux, Lotbinière obtient de compléter en France sa formation en mathématiquesC’était une formation essentielle à l’aménagement des fortifications bastionnées conçues pour éliminer les angles morts d’une enceinte..

En novembre 1750, Lotbinière débarque à Rochefort. Il poursuit ses études à Paris et visite les fortifications de Metz et de Thionville. Il obtient le grade de lieutenant d’infanterie dans les troupes de la Marine le 1er avril 1753 et, l’année suivante, son brevet « d’ingénieur en Canada ». Il rentre au Canada en septembre 1753 où il est affecté aux travaux de fortification de la haute-ville de Québec.

Passionné de sciences, malgré un contexte peu favorableL’occupation récente de la vallée de l’Ohio par la France qui débouche sur une guerre officieuse avec la province britannique de Virginie., il prend contact avec l’inventeur du paratonnerre Benjamin Franklin.

L’arrivée du marquis de Vaudreuil comme nouveau gouverneur de la Nouvelle-France est une chance pour Lotbinière, il lui confie la protection de la route d’invasion de la province par le lac Champlain et son débouché de la rivière Richelieu qui permet de rejoindre le fleuve Saint-Laurent entre Montréal et de Québec. Après une minutieuse étude des sites possibles, il propose d’établir un fort à Carillon sur la voie qui mène à l’Hudson et donc à la colonie de New-York.

L’ingénieur

Un premier chapitre décrit les différentes étapes de la construction du fort de carillon, d’après le récit de Lotbinière dans ces carnets ; un fort en bois de chêne dont la construction se poursuit malgré l’hiver 1755-1756. Le 3 juillet 1756, l’ingénieur passe sous les ordres de Montcalm, récemment débarqué de France pour défendre la colonie et qui lui reproche un fort, certes bien solide, mais trop exiguë.

Sur les vestiges, Stephen Pell, un philanthrope fait reconstruire les murs, au début du XXe siècle (Extrait p. 54)

 

Selon différentes critiques, le fort de Carillon est trop modeste pour barrer la route du lac Champlain en cas d’invasion massive, mais trop grand comme point d’appui hivernal entre deux campagnes militaires. Durant l’été, alors que Montcalm s’empare du fort anglais d’Oswego, le chantier se poursuit.

Au cours de l’hiver 1757, une expédition échoue pour surprendre la garnison du fort William-Henry. En mai, la construction du fort de Carillon redémarre. En Juillet, Lotbinière, dont la carrière piétine, participe à une expédition victorieuse8 000 soldats français, miliciens canadiens et guerriers autochtones contre le fort William-Henry que décrit Dave Noël.

Les relations de Lotbinière avec ses supérieurs nous renseignent sur les conflits entre les officiers arrivant de France et les « Canadiens » qui font valoir leurs états de service et leur connaissance du pays.

En 1758, la Grande-Bretagne mobilise environ 30 000 combattants pour faire tomber les principaux avant-postes canadiens. L’auteur rapporte les faits de la bataille de Carillon. Il semble difficile de démêler les rôles des protagonistes du camp français, tant les sources sont contradictoires et confirment les désaccords parmi les officiers.

Arguant de sa santé, Lotbinière repart pour Québec au cours de l’été, ce qui pourrait être considéré comme une désertion. Il est aussi reproché à l’ingénieur d’avoir surfacturé certains travaux et de s’être enrichi dans la gestion de la cantine de Carillon.

C’est à Québec que Lotbinière commence la rédaction de deux cahiers retrouvés à la New-York Historical Society. La chute de Luisbourg, le 26 juillet, permet aux Anglais d’envisager une invasion par le Saint-Laurent et non plus à travers les forêts et lacs de la frontière du lac Champlain. À la fin de l’année 1758, Lotbinière reçoit, pour service rendus, une nouvelle seigneurie découpée autour du fort de Carillon, le fief d’Alainville. Ce fief est accompagné du privilège de la traite avec les autochtones, mais sera bientôt pris par les Anglais.

La défense de Québec

Le plan de défense de Québec, établi par Pontleroy s’appuie sur une reconnaissance du terrain d’octobre 1757 depuis la rivière Saint-Charles jusqu’aux chutes de la rivière Montmorency et de la côte de Beauport. Lotbinière en fait une critique sévère, reprochant notamment l’absence de défenses du côté des plaines d’Abraham et des falaises du cap Diamant qu’il a escaladé sans difficultés quand il était enfant. Pour l’auteur, cette critique est sévère et ne prend pas en compte tous les éléments du plan PontleroyCarte p. 99.

Au printemps 1759, la menace anglaise se précise vers la frontière du lac Champlain et dans l’estuaire du Saint-Laurent. Pour Lotbinière, l’envoi de troupes vers le lac Champlain sera préjudiciable en cas de siège de Québec. L’auteur rapporte ensuite les détails de la mobilisations des milicesVoir L’année des anglais – La Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête par Gaston Deschênes aux Éditions du Septentrion en 2021 et des alliés autochtones par le gouverneur Vaudreuil et le rôle secondaire de Lotbinière.

Il est chargé, fin mai, de la construction de ponts flottants sur les rivières Etchemin et Chaudière pour faciliter le passage vers l’amont des réfugiés de la côte du Sud. Il dirige ensuite la construction d’un pont de bateaux à l’embouchure de la rivière Cap-Rouge, sur la rive nord du Saint-Laurent, puis à l’entrée de la rivière Jacques-Cartier pour permettre le repli de l’armée, si nécessaire. L’auteur détaille à la fois ces travaux et la menace grandissante de la flotte anglaise et la préparation du siège de Québec.

Le 26 juin, les portes de la ville se ferment pour la première fois. Lotbinière qui, de retour à Québec ne peut rentrer dans la ville, décrit, dans ses carnets, les positions françaises dans les faubourgs et regrette l’abandon de la pointe de Lévis sur la rive sud. Il rejoint sa compagnie d’infanterie des troupes de la Marine au matin du 29 juin, dans la plaine de la Canardière, à l’ouest du camp de Beauport. Il est un témoin de la bataille privilégié, car il côtoie les troupes de la milice canadienne qui apparaissent peu dans les sources militaires. L’auteur décrit les réflexions stratégiques et les décisions des deux armées en ce début juillet.

Lotbinière fait fonction d’aide de camp du gouverneur. Ses carnets comportent un manque, le premier se termine le 2 juillet, le récit reprend le 30 août ce qui prive le lecteur de la description par Lotbinière de la période centrale du siège de Québec : la tentative anglaise à la chute Montmorency, le retranchement français des falaises du cap Diamant et l’attaque de Wolfe le 31 juillet. Les carnets n’évoquent pas non plus la chute du fort de Carillon fin juillet, mais on connaît son avis sur les manœuvres anglaises possibles sur le lac Champlain.

Trois pages du journal de Lotbinière sont consacrées à la chute de la ville. Elles décrivent de manière détaillée la bataille des plaines d’AbrahamCarte de la chevauchée de Lotbinière, p. 151, une bataille plutôt confuse du côté français.

La retraite conduit les troupes en amont, sur la rivière Jacques-Cartier. Québec résiste derrière son rempart jusqu’à la capitulation du 17 septembre. On suit ce qu’il reste de l’armée, vers Saint-Augustin, et les désaccords sur la stratégie à suivre.

Le second carnet retrouvé à New-York se termine le 30 septembre alors qu’il prend des dispositions pour mettre à l’abri sa famille.

Après la mort de Montcalm, avec qui il ne s’entendait pas, il retrouve sa fonction d’ingénieur militaire et ses tâches pour concrétiser des structures de défense dans la vallée du Saint-Laurent, mais aussi doit se défendre à propos de malversations lors de la construction du fort de carillon.

Il relate la campagne malheureuse, de 1760.

Lotbinière pris dans la guerre d’indépendance

Laissant son épouse au Canada, Lotbinière embarque sur un navire anglais pour regagner la France, en septembre 1760, par Londres et Ostende. À Paris, il met au propre ses carnets pour la période du 27 août 1758 au 10 janvier 1761. Le 28 mars 1761, il remet ses états de service au ministre de la Marine, il espère la croix de Saint-Louis et un supplément de pension et un grade plus élevé. Il est démobilisé, car les troupes de Marine sont dissoutes. Il prépare son retour et le Traité de Paris lui donne l’occasion d’agrandir ses terres canadiennes et d’acheter l’hôtel particulier de Vaudreuil à Montréal contre le versement d’une rente annuelle. Il s’installe sur son fief seigneurial de Vaudreuil, mais ses dettes réduisent ses ambitions économiques. En séjour à Londres, il cherche à récupérer les terres qu’il possédait vers le Lac Champlain, désormais territoire de New-York.

L’insurrection des provinces britanniques d’Amérique le trouve à la fin de son séjour londonien en 1775. Des combats se déroulent autour du fort de Ticonderoga, l’ancien Carillon. Parmi les volontaires canadiens qui défendent la frontière sud du Québec, désormais anglais, on retrouve Michel-Eustache, le fils de Lotbinière. Pourtant, à Londres, on craint que les Canadiens choisissent de soutenir la rébellion américaine comme le montre les notes des conversations de Michel Chartier à Londres. Les Américains, commandés par Montgomery mettent le blocus devant Québec durant l’hiver 1775-1776.

Le litige seigneurial de Lotbinière est tranché en février 1776, on ne l’indemnisera pas de la perte de deux fiefs du lac Champlain. Furieux, il repart à Versailles où on le charge d’une mission de reconnaissance au Canada.

Lotbinière embarque à Saint-Malo le 12 juillet. Les jours suivant, est proclamée la déclaration d’indépendance des États-Unis. Débarqué à Saint-Pierre-et-Miquelon, il se dirige vers Boston pour obtenir la libération de son fils, prisonnier. Sur la presqu’île du cap Cod, le 8 novembre 1776 où il tente de rencontrer Benjamin Franklin à qui il veut révéler l’intérêt du ministre français VergennesComte Charles Gravier de Vergennes, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Louis XVI pour la cause américaine. Il veut offrir ses services au Congrès pour les opérations du lac Champlain, dans l’espoir d’une pension. En décembre, il rend compte, de sa mission, en se donnant plutôt le beau rôle.

L’année 1777, passée à Paris, donne l’occasion d’évoquer la vie à la cour de France et les réseaux parisiens. Lotbinière n’oublie pas les opérations militaires en cours sur le théâtre d’opérations américain et croit encore à un possible retour de la France au Canada, malgré les difficultés de l’armée de la jeune République américaine.

Le caractère aigri de Lotbinière est aggravé par son désœuvrement à Paris où quelques travaux de drainage lui sont confiés. Il obtient, enfin, la croix de Saint-Louis le 12 avril 1779. Il propose de nouveau ses services pour une opération permettant la reconquête du Canada, malgré une santé et des finances bien dégradées. Il suit les négociations pour la reconnaissance des États-Unis, sa joie est aussi une déception, le Canada demeure dans le giron britannique. En France, il continue à intriguer pour obtenir le titre de marquis tout en suivant les progrès scientifiquesIl assiste au survol de Paris par les premières montgolfières et lit le récit des voyages de Bougainville..

L’intérêt du marquis pour son pays natal demeure comme le montre son analyse au vitriol du Dialogue des morts que publie Johnstone, l’aide de camp écossais de Montcalm qui présente ses souvenirs du siège de Québec. Fin 1786, il se prépare à repartir pour New York, toujours à la recherche d’une indemnisation pour ses fiefs du lac Champlain.

L’Américain

Lotbinière rejoint New York, en juin 1787. Sa rencontre avec le consul de France, Crèvecœur, est houleuse. Son séjour aux États-Unis est bref, il souhaite revenir au Canada. C’est un vieil homme, malade et presque ruiné qui se rapproche de sa terre natale, en 1790 s’installant à Albany. Enfin, en octobre 1790, il passe discrètement la frontière pour rejoindre son manoir de Vaudreuil. Il meurt, le 14 octobre 1798, à New York.

 

Une biographie classique d’un antihéros, d’après Dave Noël, qui se met en valeur avec maladresse dans ses carnets. On peut aussi y lire les querelles opposant les Canadiens, nés en Nouvelle-France aux officiers envoyés par la France.