Enseignante à l’Université Paris X et à l’IEP de Paris, Alya Aglan est une historienne spécialiste de la Résistance, auteur d’une thèse sur l’histoire du mouvement Libération-Nord (La Résistance sacrifiée, le mouvement Libération-Nord, 1940-1947, rééd. Flammarion, « Champs », 2005) et de quelques autre ouvrages dont une étude sur Jean Cavaillès, grande figure de la philosophie des mathématiques et de la Résistance française dont elle a codirigé la publication avec Jean-Pierre Azéma (Jean Cavaillès résistant ou La pensée en actes, Flammarion, 2002.) Publié chez Actes Sud et qualifié d’« essai », Le Temps de la Résistance est un ouvrage novateur et stimulant, ambitieux et difficile.
Novateur et ambitieux dans la mesure où il propose une synthèse du phénomène résistant, à l’échelle de la France et plus largement de l’Europe. Dépassant les approches historiennes plus classiques (qu’elle maîtrise parfaitement) qui abordent la Résistance sous l’angle de ses acteurs, de ses organisations, de ses actions, Alya Aglan propose de prendre la Résistance comme un bloc et d’expliquer les différents types d’engagement à partir de la perception du temps : « Il s’agit, en un mot, de décrire la diversité des formes que prend l’engagement résistant à partir d’un certain nombre de temporalités projectives, qui s’appuient, pour l’essentiel, sur la conscience d’un passé partagé ».
Difficile car l’ouvrage s’adresse à des lecteurs qui connaissent l’histoire de la Résistance ainsi que les thèmes, les étapes et les débats de son historiographie. L’auteur s’appuie sur des sources d’archives de la clandestinité et sur de nombreux écrits de résistants de façon à étudier « ce qu’ils pensaient de ce qu’ils faisaient » (écrits de Raymond Aron, Georges Canguilhem, Henri-Irénée Marrou, Charles d’Aragon, André Philip, Alban Vistel). Les réflexions abordent souvent le champ de la philosophie : Saint-Augustin, Spinoza, Bergson, Husserl et surtout les travaux de Reinhart Kosseleck (Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, EHESS, Paris, 1990). Un millier de notes fournissent la matière de plus de 80 pages en fin d’ouvrage.
Engagement et action
Après un bref survol de l’évolution historiographique de la question, l’auteur tente, dans un premier chapitre, « d’apporter quelques éléments de compréhension susceptibles de compléter les réflexions antérieures ». La Résistance est définie comme le choix d’un engagement volontaire, un engagement dans l’action. Résister oblige à transgresser et à être conscient du risque qu’il y a à le faire. Par sa décision de résister, l’individu « pose avec acuité le problème de sa liberté » ; cet acte volontaire « lui permet de se rendre maître de sa destinée historique ». La Résistance « viendrait prouver l’existence d’une part imprescriptible de liberté qui ferait de l’homme l’acteur principal de l’histoire ».
Cet engagement est fondé sur « la conscience d’un passé partagé » et sur des valeurs universelles centrées sur le respect de la personne humaine, qu’il s’agisse des valeurs de 1789 ou des valeurs chrétiennes. La Résistance s’ancre profondément dans la culture de la République mais l’engagement est aussi tourné vers « la construction d’un projet d’avenir ». C’est la référence constante à la Révolution qui tisse les liens entre le passé, le présent et l’avenir. La double motivation patriotique et humaniste qui est celle des résistants inscrit leur action dans un double horizon temporel : le temps de la guerre qui doit aboutir à la libération du territoire national et le temps long de l’histoire de l’humanité. Il s’agit dès lors pour l’auteur « de décrire cette tension permanente entre passé, présent et futur ».
La Résistance se définit aussi « comme un confrontation entre vérité et réalité ». De Gaulle admet la défaite comme une réalité, mais il projette dans le futur l’inversion de l’équilibre des forces. Face aux « réalistes » de Vichy, les résistants sont des fous, des « rêveurs », conscients de lutter au nom de la vérité : « Le choix d’un absolu de vérité constitue l’horizon commun de tout engagement résistant ». L’horizon de la Résistance n’est donc pas celui du court terme, du moins pas seulement. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette affirmation de la quatrième de couverture : « Alors que le totalitarisme annule le temps, la Résistance est créatrice de temps, elle dévoile à l’homme un nouvel accès à l’Histoire ». L’histoire de la Résistance est alors conçue comme celle de « la volonté d’hommes et de femmes engagées dans des combats qui dépassent les horizons purement militaires, afin d’assurer l’avènement d’une humanité mieux armée moralement, capable de répondre au souci premier du bonheur humain. »
A chaque type d’action ou d’engagement correspond une perception du présent (qui est une analyse de la réalité) inséparable du futur auquel on aspire et du passé dont les êtres sont porteurs. L’auteur propose alors une « typologie transversale » des résistants fondée sur la relation qu’ils entretiennent avec le temps et qui permette de comprendre le phénomène de la Résistance dans sa globalité. Elle distingue trois groupes : les « sauveteurs » pour qui seul le présent compte et dont l’horizon d’action ne s’étend pas au-delà du moment de la Libération ; les « accélérateurs » qui situent leur action dans le présent immédiat pour hâter le moment de la Libération afin d’accéder plus vite à un futur qu’ils connaissent avec certitude ; les « planificateurs » qui prévoient un avenir dont les formes ne sont pas connues d’avance et qui réfléchissent aux modalités d’organisation de la société, de l’Etat, de l’Europe et du monde.
Les sauveteurs
Uniquement inscrits dans le temps court de la guerre, ils ne se projettent pas dans une autre temporalité que celle de leurs missions présentes. Leur objectif essentiel est la survie des personnes persécutées, la protection et la cache des individus traqués : aviateurs qu’il faut acheminer vers Londres, résistants clandestins, juifs en proie eux rafles etc. Ce sont les réseaux et filières d’évasion et les services sociaux des mouvements. Si leurs actions sont subordonnées à l’immédiat, leur horizon recouvre néanmoins celui de l’humanité.
Les agents de ces réseaux sont très exposés, leur durée de vie est courte : à peine six mois en moyenne. Les pertes subies par ces organisations « engagées dans une perpétuelle course contre le temps » sont donc énormes.
Pour les communistes « l’horizon dépasse la libération patriotique proprement dite et concerne l’ensemble de l’humanité ». Dans le discours communiste, l’articulation du présent, du passé et du futur tient une grande place. Le présent est le lieu de l’action immédiate, le moment de l’accélération de l’histoire sur le plan militaire mais aussi politique et social. Dans une perspective marxiste, l’Histoire est un processus automatique qui conduit au triomphe du socialisme. Pour accélérer le cours de l’Histoire, il faut intensifier les actions de lutte, guérilla et sabotage ; il faut entretenir, sur le sol français, un climat de terreur parmi les troupes d’occupation, soumises à des pertes visant à soulager le front soviétique. « Tactique coûteuse en vies humaines, l’exaltation de la figure du martyr vient confirmer les certitudes d’un avenir radieux pour toute l’humanité ».
Les accélérateurs
La Résistance appartient donc, pour les communistes, au temps long du socialisme dont elle ne figure que comme l’un des aléas. « En ce sens le tournant de juin 1941, souligné par l’ensemble de l’historiographie et des témoins, révèle un changement de tactique et non pas un véritable changement de stratégie ». Cette attitude permet aussi de comprendre pourquoi ils ne redoutent pas les événements qui se présentent comme démoralisants, sûrs de marcher vers l’avenir radieux du socialisme ; elle permet enfin de comprendre l’opportunisme de leurs alliances.
Les communistes partagent avec les réseaux d’action une volonté d’action immédiate mais une différence essentielle s’impose car leurs horizons d’attente sont radicalement différents. Pour les premiers, comme pour les « sauveteurs », ils s’arrêtent avec la libération du territoire, pour les autres ils visent un futur rédempteur.
Les planificateurs
Les grands mouvements de résistance, comme l’OCM, Libération-Nord, Libération-Sud, Combat, envisagent à la fois « le court terme de la Libération et de la République à refonder, le moyen terme de l’Europe à construire et le long terme de l’humanité désaliénée, libérée. » Contrairement aux réseaux dont les missions sont définies pour le temps court de la guerre, les mouvements anticipent les horizons qui dépassent l’issue du conflit. Une réflexion politique donne naissance le 1er juillet 1942, à Lyon, au Comité général d’études créé avec l’aval de Jean Moulin ; il tiendra lieu de véritable Conseil d’Etat clandestin à partir de l’été 1943, au sein duquel de nombreux projets sont élaborés.
Les débats sont vifs et les divergences nombreuses, entre les mouvements et les services londoniens ainsi qu’entre les mouvements eux-mêmes. Les réflexions sont profondes et les projets portent à la fois sur la France à reconstruire (ses institutions, ses solidarités sociales et économiques), sur l’Europe à construire, sur l’Humanité à préserver de tout retour de la menace totalitaire.
Le temps de la France, le temps de l’Europe, le temps de l’Humanité
Trois temporalités s’emboîtent : gagner la guerre dans l’immédiat, refaire la France, fonder les Etats-Unis d’Europe et la paix du monde. La plupart des grands mouvements de résistance ont rédigé dans la clandestinité des programmes de réconciliation entre les peuples et manifesté le souci de créer une Europe fédérale, première étape d’une fédération mondiale des peuples. Un chapitre entier du livre est consacré à l’analyse de ces projets et aux actions de coordination entre les résistances européennes (française, danoise, norvégienne, néerlandaise, polonaise, tchécoslovaque, yougoslave, italienne et allemande).
Lors de quatre rencontres de mars à juillet 1944, des représentants des résistances de ces neuf pays élaborent un programme commun de constitution d’une Europe fédérale incarnant les valeurs de la Résistance et réinsérant l’Allemagne dénazifiée dans la communauté européenne. Sans en exagérer la portée, l’auteur souligne l’apport de la Résistance dans la préhistoire de la construction européenne et montre que l’engagement dans la Résistance a conduit un certain nombre d’hommes à l’engagement européen : Henri Frenay, Christian Pineau, François de Menthon, Pierre-Henri Teitgen, Georges Bidault etc.
Le dernier chapitre est une réflexion sur l’humanisme de la Résistance ou plutôt une démonstration du fait que « la Résistance est un humanisme ». La figure de l’homme libéré est une constante du discours résistant ; l’ensemble des résistants, des chrétiens aux communistes mettent en avant les idéaux de liberté et de dignité humaine. Ils partagent tous la conviction, chrétiens y compris, que la libération de l’homme passe par une révolution qui soit le prolongement des idéaux de la révolution française incarnés par la République dont il faut approfondir les solidarités sociales. L’humanisme résistant s’inscrit dans le courant de l’humanisme critique dont le marxisme est l’une des expressions, qui se définit comme un combat contre l’aliénation, et qui pose la révolution comme forme nécessaire de la lutte pour la libération de l’homme. L’homme qui choisit de résister, d’agir, de transgresser au nom de valeurs profondément humaines est le modèle même de l’Homme. Ce modèle, théorisé après guerre de différentes manière, par Sartre, Merleau-Ponty ou Camus, propose un humanisme ouvert où l’homme, « condamné à être libre » selon l’expression de Sartre, devra se définir lui-même, sans référence à un quelconque Absolu. Au sein du monde résistant, la convergence se fait entre la vision d’un monde sans Dieu de cet humanisme d’inspiration socialiste et l’humanisme chrétien pour lequel l’homme, lié à Dieu, devient ce qu’il est en se libérant du péché. Mais ce consensus ne survivra pas au déclenchement de la guerre froide.
On comprend que l’auteur de ce livre ait tenu à ce qu’il soit qualifié d’« essai ». Il propose des analyses et des réflexions profondes et originales, aux marges de l’histoire et de la philosophie. Il est davantage une étude sur l’engagement et les valeurs qui le fondent qu’une synthèse historique globale de la Résistance. On attend les débats qu’il ne manquera pas d’ouvrir parmi les spécialistes.
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