Présentation de l’éditeur. « Jeune ingénieur, Carlos Pérez se fait embaucher en 1988 par une grande marque automobile. Son rêve d’enfant se réalise. Il monte peu à peu les échelons, se marie, attend un premier enfant. Sa vie se complique dès lors que la société emménage dans un nouveau lieu, à l’opposé de la banlieue où il vient d’emménager. Une nouvelle génération de cadres arrive avec la nouvelle direction et la machine à broyer se met en marche. On l’envoie suivre le travail d’une usine en Argentine, pour mieux confier la suite de sa mission à un autre cadre. Lui, devra aller en Roumanie, abandonnant provisoirement femme et enfants. Les réunions inutiles se chevauchent, sa hiérarchie devient humiliante, inhumaine.
À bout, harcelé moralement, Carlos va commettre l’irréparable ».

 

Depuis cinq semaines, la justice fait le procès des dirigeants de France Télécom et surtout de leur mode de gestion (on dit « management », à ne pas confondre avec « ménagement » comme on va le voir), entreprise qui a été marquée par de nombreux suicides voici une dizaine d’années. Le 14 juillet 2009, Michel Deparis, 50 ans, se suicide à Marseille. Il a laissé une lettre, accusant très explicitement les conditions de travail au sein de l’entreprise qui l’emploie. « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, désorganisation totale de l’entreprise, management par la terreur. Je suis devenu une épave. Il vaut mieux en finir. On va dire qu’il y a d’autres causes. Mais non, j’insiste là-dessus, c’est bien le travail qui a provoqué ça et donc c’est France Télécom qui est responsable de mon suicide. Le 30 juillet, Camille Bodivit, 48 ans, se jette d’un pont. Le 10 août, Nicolas Grenoville, 28 ans, se pend à son domicile. Le 9 septembre, Yonnel Dervin tente de mettre fin à ses jours en se poignardant lors d’une réunion avec ses collègues. Le 26 avril 2011, un cadre de France Télécom, Rémy Louvradoux, s’est suicidé en s’immolant par le feu« Procès France Télécom : « Vous pleurez, Monsieur Lombard ? » », Le Monde, 8 juin 2019.. Etc. Soixante-neuf suicides entre 2008 et 2011, sans compter les cinquante-sept de 2000 et 2002.

À cela, Didier Lombard, PDG de l’entreprise, n’avait trouvé rien de mieux à répondre que : « Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode des suicides qui, évidemment, choque tout le monde ». Avant de se rétracter le lendemain, sous l’émotion que ses mots avaient provoquée.

France Télécom n’est pas un cas à part. D’autres entreprises ont été concernées par ce phénomène, comme Renault, à la même époque. C’est d’ailleurs dans ce cadre industriel que les auteurs ont choisi de placer leur récit. Comme on a pu le lire plus haut, on voit l’ascension d’un employé, Carlos Pérez, un « cadre », qui a travaillé énormément, sans compter, pour faire le meilleur travail possible. Ses origines modestes et étrangères expliquent en partie sa forte implication : il a été habitué à vouloir faire mieux que les autres, supposés être partis de positions sociales plus favorables, pour pouvoir simplement exister. Mais il a aussi parfaitement intégré ce qu’on n’a cessé de lui inculquer : il croit en l’ascension sociale. Il doit faire mieux que ses parents (entre autres) pour les remercier de lui avoir donner les meilleures chances de réussir, mais aussi pour avoir leur reconnaissance en retour. Si les auteurs ne se sont pas attardés sur cet aspect des choses, on sait la force de ce mécanisme qui s’étend non seulement aux parents, mais aussi à l’ensemble du réseau social d’un individu, qui abouti immanquablement à sa culpabilisation et avec laquelle sa hiérarchie semble jouer. Mais ils montrent parfaitement comment ce mécanisme finit par se retourner pour l’écraser, quand d’autres facteurs interviennent. Dans le cas de Carlos Pérez, ce sont les choix des dirigeants qu’il peine de plus en plus à comprendre, et qui se traduisent pour lui par une perte complète du sens de ce qu’il fait et de ses repères. Des choix qui le poussent dans ses extrémités.

L’industrie n’est malheureusement pas le seul secteur à connaître (car les problèmes n’ont pas été réglés) ces difficultés, ces agressions contre ceux qui les font vivre et prospérer. L’agriculture est probablement la plus touchée, l’endettement étant l’un des éléments les plus couramment avancés : un suicide tous les deux jours en moyenne, dans un silence presque complet. La fonction publique n’est pas épargnée, y compris l’Éducation nationale. Il y a dix ans, justement, l’enseignante Véronique Bouzou publiait Ces profs qu’on assassine. Elle y faisait état de témoignages qui liaient directement, là encore, les suicides et les difficultés croissantes du métier, la dégradation des conditions de travail, le manque de reconnaissance et l’absence de soutien de l’institution, les pressions des parents et le comportement d’élèvesRappelons l’existence de l’ASDpro, association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnels, et, entre autres, de l’article L4121-2 du code du Travail..

On le voit, par le biais du cas de Carlos Pérez, Le Travail m’a tué invite à réfléchir aux conditions de travail et aux conséquences désastreuses que cela peut avoir. Loin de libérer l’individu, de le révéler à soi-même, de le réaliser, il peut se constituer en contrainte insupportable à vivre. On saura gré aux auteurs de la qualité du récit qui rend bien compte de la spirale qui se renferme sur Carlos Pérez, mais aussi de la qualité du dessin, sobre, et des plans choisis  par Grégory Mardon.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes