Avec un titre si provoquant, il semblait que ce livre offrirait une réécriture de l’histoire faisant suite à la remise en cause de l’historiographie dominante depuis trois siècles. Jack Goody propose plutôt une approche éclatée autour de plusieurs thèmes en apportant sa critique sur l’écriture de l’histoire de plusieurs historiens. Ce qui est passionnant, c’est d’entrevoir une époque où Fernand Braudel rencontrait Norbert Elias, ce sociologue devenu un européen maladroit quand il se rendait au Ghana chez Goody, quand Joseph Needham remettait en cause les inventions de la renaissance. C’est donc dans ce livre extrêmement érudit que Jack Goody reprend les conversations avec ses devanciers pour les obliger à quitter leur eurocentrisme, pour les forcer à se tourner vers l’Asie et à y trouver l’origine d’un certain nombre d’inventions, de mythes, de concepts, d’institutions qu’ils avaient attribués à l’Europe.
Une vision trop européenne de l’histoire
Il est étonnant que ces hommes estimés novateurs à leur époque car ils étaient précurseurs d’une première mondialisation, d’une vision européenne de l’histoire, historiens ou sociologues d’un espace large, soient remis en cause par Jack Goody parce que notre temps est passé dans une nouvelle explication qui se réfère actuellement au système-monde.
L’anthropologue Goody âgé de 91 ans, professeur à l’université de Cambridge, s’appuie sur sa longue expérience des rapports entre l’Afrique, la Chine et l’Inde pour mettre l’accent sur ce qui rapproche ces civilisations, ce qu’elles ont en commun, s’opposant en cela aux historiens qui les ont étudiées séparément aient donné l’impression qu’elles se tournaient le dos pendant des siècles.
Une première partie de son ouvrage remet en cause l’explication du monde, de l’économie, du processus civilisateur, du capitalisme, proposée par Joseph Needham, Norbert Elias et Fernand Braudel. Pour chacun, il critique leur analyse, leur périodisation, leur vision téléologique ou ethnocentrique, il insiste sur leur absence de vision des échanges, des migrations humaines ou intellectuelles, leur incapacité à voir un système artistique ou monétaire différent de celui qu’ils analysent en Europe. Pour chacun, Goody propose une relecture de leur œuvre majeure avec sa propre modernité, sa connaissance accomplie des autres systèmes asiatiques et notamment de leurs civilisations anciennes.
La prétention européenne à l’exception
La deuxième partie passionnera les historiens en proposant une relecture des différentes époques. Il nous interroge sur les fondements de notre cadre chronologique, ce rythme linéaire avec lequel nous vivons, cette périodisation qui n’est pas celle des cultures non écrites même en Europe, puisqu’elles préféreraient une lecture cyclique du temps et des époques. De même, Athènes n’aurait pas été seule à inventer la démocratie et la liberté (assortie du système esclavagiste souvent sous estimé), selon une « idéologie d’autopromotion déclarée » (p 211) alors qu’il ne faudrait pas, selon Goody, négliger l’importance de son économie et des échanges, fondements indissociables de son système politique. L’étude prépondérante d’Athènes a entraîné les historiens à négliger l’étude d’autres «tribus» et l’apport de ses contacts avec les sémites, phéniciens et hébreux mais aussi mésopotamiens. Puis c’est Mosses Finley qui est revisité et sa dénomination de sociétés archaïques, d’âges obscurs car ayant vu également disparaître le système palatial et le linéaire B. Comme s’il fallait un palais et une écriture pour sortir de la sauvagerie !
Pendant ce que les européens appellent le Moyen âge, mais qui ne correspond pas à une division mondiale du temps, l’Occident subit une crise, une déclin catastrophique de la culture urbaine que ne connaissent pas le commerce, la production et le système social en Asie. Pendant ce déclin de l’Europe, la Turquie et la Syrie fournirent des marchés alternatifs aux denrées provenant de Chine, d’Iran, et du Caucase (p 241). L’essor du féodalisme serait, selon Goody, bien postérieur à l’essor de la « guerre équestre », apportée de longue date par les migrations asiatiques à travers les steppes et non débutée par Charles Martel, comme le voudraient certains historiens européens.
Il s’interroge ensuite sur la notion de despotisme qu’il trouve aussi bien partagée en Europe qu’en Asie mais que l’Europe ne revendique pas. Il s’étonne du fait que le régime byzantin ait été pris comme exemple impérial avant d’être pris comme exemple de despotisme oriental puis comme celui du conservatisme islamique allant de pair avec leur prétendue infériorité technologique.
Puis il analyse trois institutions qui auraient fondé l’Europe : les villes, les universités et l’humanisme, autrement dit « la sécularisation de l’enseignement supérieur » comme facteurs affirmés du capitalisme européen. Sur chaque point, il remet en cause le discours et la pratique. Notamment sur l’oubli historiographique des universités, des foyers de culture et d’échange qu’étaient à la Renaissance les villes d’Afrique du Nord, du Proche Orient. Dans une partie plus politique, il lance la critique sur l’appropriation de ces valeurs de démocratie, d’humanité et de liberté alors que l’Occident mène actuellement en politique internationale des actions contraires à ces mêmes valeurs.
Réécrire un nouvelle histoire du monde au XIXe siècle
A chaque chapitre, Goody met l’accent sur la faiblesse des analyses faites jusqu’à présent sur les ouvertures, sur les ponts tendus entre les civilisations. Il regrette que les différences aient été accentuées par les études alors qu’un point du vue plus global, plus comparatiste, aurait sans doute mis en évidence les nombreux points communs. Il précise avec une datation éclairante les réformes, les évolutions, les inventions et les similitudes. S’il reconnaît l’ouverture de l’Europe vers son voisin africain pour cause de colonisation, il s’étonne de ne pas trouver une telle ouverture à l’égard des civilisations asiatiques dont il démontre que leur évolution technique, commerciale et même artistique sont relativement synchrones avec celles de la civilisation européenne.
Il invite par conséquent les historiens à changer leur écriture de l’histoire, leur horizon méthodologique, à chercher dans les interstices des études civilisationnelles afin de rapprocher les hommes de toutes générations. C’est déjà depuis quelque temps la présentation qu’en fait, me semble-t-il, Serge Gruzinski, sur Les quatre parties du monde et il y a sans doute d’autres approches identiques. Il invite les historiens à réécrire une nouvelle histoire et à en changer les paradigmes de l’enseignement. En même temps, c’est un livre dans l’air de notre temps et il me semble difficile de reprocher à Braudel, à Le Goff ou à d’autres d’avoir fait une histoire de leur temps, celui de la construction institutionnelle de l’Union Européenne. De même, que je ne sais pas bien de quelle référence Goody se sert pour prétendre que l’Occident revendique l’invention de l’amour…
Les analyses éclectiques de Jack Goody sont très pointilleuses, extrêmement documentées ce qui donne à ce livre une grande qualité intellectuelle mais qui ne le rend pas accessible à tous les étudiants.
Pascale Mormiche