Professeur émérite d’histoire économique contemporaine à l’Université de Franche-Comté, Jean-Claude Daumas est connu et reconnu pour ses travaux sur l’histoire des entreprises1. Il a notamment dirigé un monumental Dictionnaire historique des patrons français paru en 2010 2. Il a par ailleurs mené des recherches sur le rôle du territoire dans le développement industriel, ce qui l’a conduit à s’intéresser au concept de district industriel et à son utilité pour comprendre l’industrialisation de certains territoires3. Enfin, il a travaillé sur l’histoire du commerce et de la consommation, ce qui lui a permis de publier en 2018 La révolution matérielle, première synthèse sur l’histoire de la consommation en France à l’époque contemporaine 4.

Bien qu’il porte sur le même domaine de recherche, Les révolutions du commerce est un ouvrage d’une autre nature. Il vient conclure et couronner le programme de recherche « Métamorphoses du commerce et régimes de consommation (France, XVIIIe-XXIe siècle) » mené au sein de la MSHE Nicolas Ledoux de Besançon depuis 2015 5. Ainsi c’est un ouvrage collectif qui vise à faire une synthèse, nécessairement provisoire, de l’histoire du commerce en France de la fin de l’époque moderne à nos jours. On peut notamment y lire la présentation par leurs auteurs des apports de plusieurs thèses récentes, qui n’ont pas encore été publiées, par exemple celles d’Olivier Londeix 6 sur Casino et d’Anaïs Legendre 7 sur Leclerc 8.

Faire l’histoire du commerce

Dans l’introduction générale, Jean-Claude Daumas commence par faire un bilan historiographique avant de présenter les apports du livre : « C’est en s’appuyant sur les travaux les plus récents que les contributions réunies dans cet ouvrage analysent les métamorphoses du commerce depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, en cherchant à dégager les interactions avec les dynamiques de la consommation […], tout en se demandant si on a affaire à de véritables révolutions commerciales ou à des innovations ponctuelles. C’est pourquoi l’analyse privilégie une approche en termes de formats et fait donc se succéder des monographies d’entreprises ou de types de magasins »9 complétées par trois études portant sur des produits permettant « de comprendre comment un marché se construit concrètement, autrement dit comment se nouent les relations entre produit, producteur, distributeur et client. » 10 Il s’agit des produits alimentaires, du roquefort et des eaux embouteillées.

Philippe Meyzie 11, maître de conférence HDR à l’Université de Bordeaux, auteur, notamment, d’un manuel sur L’alimentation en Europe à l’époque moderne (Armand Colin, 2010), décrit l’évolution du commerce des produits alimentaires entre 1750 et 1850.

Le cas du roquefort est présenté par Sylvie Vabre 12, maîtresse de conférences à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, auteure d’une thèse sur le sujet, dont elle a tiré un livre, dans une contribution intitulée « De l’affineur au consommateur (XIXe siècle – 1914). Itinéraires marchands du roquefort. » Nicolas Marty 13, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Perpignan, est un peu « le » spécialiste de la production et du commerce des eaux embouteillées : il a soutenu une thèse puis une HDR sur le sujet et en a tiré deux livres. Dans Les révolutions du commerce, il analyse « les transformations du commerce des eaux embouteillées en France » du milieu du XIXe siècle à nos jours.

Jean-Claude Daumas ne cache par les lacunes des Révolutions du commerce. Elles peuvent être dues à l’insuffisance des ressources humaines ou des recherches disponibles : « Manquent à l’appel les coopératives de consommation, les magasins à prix uniques, la vente par correspondance, et le système de la concession jadis en usage dans l’électroménager, et aujourd’hui encore dans l’automobile. » 14 Elles peuvent être aussi liées à la problématique choisie : « La perspective adoptée – l’articulation entre consommation et distribution – conduit forcément à laisser dans l’ombre des questions importantes : les structures des entreprises, les business models, le financement, les relations avec les fournisseurs, la gestion du personnel, les technologies et les « fonctions techniques », etc. » 15

De la boutique à Amazon

Dans la première partie, intitulée « De la boutique au commerce concentré », le lecteur peut découvrir les évolutions du commerce en France aux XVIIIe et XIXe siècles, principalement. A l’origine, comme le montrent Natacha Coquery, Julien Villain mais aussi Philippe Meyzie dans une contribution placée dans la deuxième partie, foires, marchés et boutiques sont les trois espaces où les consommateurs peuvent faire leurs achats. Les premiers chapitres portent sur la question des transformations de la boutique aux XVIIIe et XIXe siècles.

Natacha Coquery, professeur d’histoire moderne à l’Université de Lyon II, connue pour ses travaux sur le luxe et le commerce qui lui est associé 16, décrit « L’essor d’une culture de la consommation à l’époque des Lumières et ses répercussions sur le commerce de détail », Julien Villain 17, maître de conférences en histoire moderne à l’Université d’Évry, s’interroge sur la réalité de la « révolution de la boutique dans l’Europe du XVIIIe siècle », une question historiographique importante, à partir du cas de la Lorraine, et Marie Gillet aborde le sujet à travers l’exemple d’une ville moyenne, Besançon, dans « Les transformations du petit commerce au XIXe siècle à Besançon (1804-1913). Entre innovation et tradition. »

Les chapitres suivants portent sur des innovations commerciales du XIXe siècle. Jean-Claude Daumas s’est chargé de la question de la naissance des grands magasins, Anaïs Albert 18, maîtresse de conférences à l’Université de Paris Diderot, présente la « vente à tempérament à Paris à la Belle Époque : les magasins de crédit et leur clientèle populaire » tandis que Denis McKee analyse la naissance du succursalisme à Reims dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

C’est en effet là que les premières sociétés possédant et gérant de multiples boutiques sous une enseigne commune, dispersées dans une ville, une région ou un territoire plus vaste, sont apparues. Le chapitre d’Olivier Londeix sur Casino, intitulé « Du comptoir au libre service, les transformations de la vente chez Casino (1898-1960) », « dialogue » utilement avec celui de Denis McKee dans la mesure où Casino, lors de sa création par Geoffroy Guichard à Saint-Étienne, est une société à succursales multiples.

Nous pouvons lire la troisième partie de l’ouvrage directement après la première dans la mesure où elle la prolonge. Elle porte en effet sur la naissance, l’essor et le devenir de la « distribution de masse » après la Deuxième Guerre mondiale. Alain Chatriot 19, professeur à l’IEP de Paris a repris et actualisé, à la demande de Jean-Claude Daumas, des textes déjà publiés sur l’encadrement du commerce par l’État en France au XXe siècle. Trois chapitre abordent la naissance et le développement des grandes surfaces.

Dans « Les grandes surfaces : de l’invention du discount à l’essor du e-commerce (France 1945-2019) », Jean-Claude Daumas embrasse l’ensemble du sujet tandis qu’Anaïs Legendre présente l’histoire de Leclerc dans « Le Mouvement Leclerc : un groupe de distribution décentralisé construit sur le discount (1949-2003) », grâce son travail de thèse, qui n’aurait pas été possible sans la libéralité de Leclerc, qui, comme Casino, a fait le choix d’ouvrir ses archives aux chercheurs, à la différence de tous les autres groupes de distribution, à commencer par Carrefour. Enfin, Jean-Claude Daumas a demandé à un économiste, Philippe Moati, professeur d’économie à l’Université Paris Diderot et membre de l’Observatoire Société & Consommation 20, le seul auteur « non historien » du volume, de livrer son analyse sur le devenir actuel de la distribution.

Innovations et révolutions dans le commerce

Les différentes contributions font apparaitre plusieurs innovations qui  montrent à quel point nos aïeux seraient bien embarrassés s’ils devaient « faire leurs courses » aujourd’hui. En effet, l’emballage, l’affichage des prix et le libre-service sont, par exemple, des inventions récentes à l’échelle historique. Du reste, elles furent souvent difficilement acceptées et peinèrent à se diffuser, dans un premier temps, comme le montre Jean-Claude Daumas à propos du libre-service, « importé » des États-Unis : « Si le libre-service s’est diffusé lentement, c’est parce qu’une série de freins – un sens obligatoire de circulation dans le magasin avec flèches et barrières, l’obligation d’utiliser un panier métallique, et des prix trop élevés (les clients ne comprenaient pas que les prix ne baissent pas alors qu’ils faisaient le travail du vendeur) – réduisaient sa force d’attraction. 21»

Une innovation relevant de d’histoire très immédiate, pour ne pas dire de l’actualité, est assez largement traitée et discutée : la naissance et l’essor massif du commerce électronique et de ses entreprises, à commencer par Amazon, naturellement. Un des intérêts du livre, sur ce sujet, est la confrontation des analyses divergentes de Jean-Claude Daumas et Philippe Moati.

Le deuxième avance l’hypothèse de la disparition des commerces et des grandes surfaces, ou du moins de leur dilution dans le commerce électronique via les « places de marché » virtuelles, autrement dit les marketplaces comme celle d’Amazon, qui deviendraient absolument incontournables pour l’écoulement de tous les produits. Le premier ne pense pas qu’une telle évolution soit envisageable : à l’ « amazonisation » généralisée du commerce », il oppose « l’hypothèse d’une hybridation de ses formes physique et virtuelle résultant, d’une part, de la coexistence de plateformes (et pas seulement de mastodontes comme Amazon ou Alibaba) et de distributeurs classiques, et de l’autre, de la transformation des magasins physiques par l’intégration du e-commerce. » 23

A l’appui de cette hypothèse, il avance notamment un argument que l’on pourrait qualifier de « culturel » : les commerces sont aussi des « lieux de sociabilité et de rencontre où se définissent les identités individuelles et collectives – une dimension que la littérature, de Zola à Annie Ernaux n’a cessé de faire ressortir. » 24

Dans la conclusion générale du livre, Jean-Claude Daumas justifie et explique le titre choisi pour le livre en distinguant, parmi les multiples innovations introduites dans le commerce depuis le XVIIIe siècle, celles qui méritent à ses yeux le nom de révolution : « Seul un tout petit nombre d’innovations sont suffisamment fortes pour entraîner une rupture profonde avec l’état antérieur du commerce du point de vue de la localisation, de l’organisation, des principes de gestion et du rapport avec les consommateurs. » 25

Elle sont donc liées « aux dynamiques productives et aux transformations de la demande car, en définitive, une révolution commerciale vise à articuler production et consommation sur de nouvelles bases de sorte que se réalise une forte cohérence entre les activités d’intermédiation commerciale et le système économique et social. » 26

A cette aune, seules trois innovations peuvent être considérées comme des « révolutions commerciales » selon Jean-Claude Daumas : la naissance des grands magasins au XIXe siècle, l’apparition de la grande distribution pendant les Trente Glorieuses, en lien avec le développement de la production de masse et du fordisme dans l’industrie, et, enfin, le surgissement du e-commerce à la fin du XXe siècle. C’est à cette vision de l’histoire du commerce que renvoie les illustrations choisies pour la couverture.

Les révolutions du commerce est donc un livre d’une grande richesse et d’une grande actualité. Au-delà de son intérêt proprement scientifique, il donne à réfléchir à ce qu’est notre vie de consommateur et à son évolution. Nous pouvons lire chaque contribution séparément, un peu à la manière d’un article d’encyclopédie, et comporte une bibliographie et une liste des sources. Plusieurs chapitres incluent d’intéressantes illustrations.

C’est le cas, en particulier, de celui d’Olivier Londeix qui a largement puisé dans le fond de Casino et donne à voir au lecteur, par exemple, la devanture de la même boutique de Chamalières avant 1914 et en 1958, ou encore l’intérieur d’une supérette, lors de son lancement en 1958, où l’on voit des consommatrices découvrir, du moins on peut le supposer, le libre-service. On peut regretter, en revanche, la pauvreté de la cartographie alors que les contributions de nombreux auteurs portent sur des phénomènes de diffusion qui se prêtent, souvent avec bonheur, à la « mise en carte ».

Pour les enseignants de lycée, plusieurs contributions peuvent être utiles pour mieux expliquer la naissance et le développement des supermarchés, des hypermarchés, des grandes surfaces spécialisées et du commerce électronique en lien avec l’enseignement de la géographie urbaine (déclin des commerces de centre-ville ou de quartier, développement des zones commerciales …), puisque les transformations économiques et sociales de la France après 1945 n’apparaissent quasiment pas dans le programme d’histoire de terminale. Nous pouvons mobiliser d’autres contributions pour traiter les deux chapitres du programme d’histoire de première portant sur les transformations de la société française au XIXe siècle, notamment son urbanisation.

3 Voir, en particulier, « Districts industriels : du concept à l’histoire », Revue économique, 1, janvier 2007, https://www.cairn.info/revue-economique-2007-1-page-131.htm

9 p. 16.

10 Ibid.

12 https://framespa.univ-tlse2.fr/pratique/annuaire/sylvie-vabre–206526.kjsp#/ ; Sylvie VABRE, Le sacre du roquefort. L’émergence d’une industrie agroalimentaire, fin XVIIIe siècle-1925, 2015, PUFR.

13 https://cresem.univ-perp.fr/le-cresem/membres/cv-marty-nicolas ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Marty ; Nicolas MARTY, Perrier, c’est Nous ! Histoire de la Source Perrier et de son personnel, Paris, Editions de l’Atelier, 2005 ; id.L’invention de l’eau embouteillée Qualité, normes et marchés de l’eau en bouteille en Europe 19e-20e siècles, Bruxelles, Berlin, PIE Peter Lang, 2013.

14 p. 16.

15 Ibid.

18 https://ict.u-paris.fr/anais-albert Anaïs Albert est autrice d’une thèse importante, mais non publiée, soutenue à la Sorbonne en 2014 et intitulée « Consommation de masse et consommation de classe. Une histoire sociale et culturelle du cycle de vie des objets dans les classes populaires parisiennes (des années 1880 aux années 1920) ».

21 p. 270.

22 p. 270.

23 p. 335.

24 p. 335-336.

25 p. 331.

26 p. 331-332.