Si depuis la thèse de Philippe Joutard sur la guerre des Camisards, en 1974, on pense aux Cévennes pour la répression anti-protestante sous Louis XIV voire aux galères, ce qu’étudie Alain Joblin, moderniste à l’Université d’Artois est une réalité longtemps méconnue: les enlèvements d’enfants du XVIIè au milieu du XVIIIè siècle. En huit chapitres clairs et bien documentés d’exemples pris dans toutes les régions du croissant protestant: Dauphiné, Languedoc, Sud-Ouest, Charente, Poitou, Normandie mais aussi à Paris il trace les grandes lignes du phénomène avant et après la révocation de l’édit de Nantes

L’objectif des différentes pratiques est de s’assurer que les nouvelles générations seront élevées dans la foi catholique. Quelques exemples permettent de comprendre ce qu’on appelle un baptême par permission: un juge ordonne le baptême d’un enfant protestant par un ministre du culte catholique connu et contrôlé. Cette pratique est attestée dans de nombreuses régions dès les années 1660 et développée après 1685, elle légalise les enlèvements d’enfants. Si les gens d’Eglise jouent un rôle important dans le contrôle des pratiques religieuses, l’Etat met en place un cadre juridique précis. Ces pratiques se rapprochent de celles utilisées pour la conversion des petits Indigènes du Canada.

Les méthodes utilisées par l’intendant de Caen montrent l’ampleur du phénomène. Ce ne sont pas moins de 2329 enfants qui sont ainsi enlevés à leurs familles protestantes ou nouveaux et mal convertis entre 1686 et 1689. Cette politique brutale n’est sans doute pas sans influence sur la révolte des Camisards en 1702. Malgré des exemples très précis une évaluation chiffrée parait difficile car la pratique a été menée sur une longue période avec une intensité variable dans le temps et l’espace, les sources manquent souvent. Il semble que les filles aient été plus nombreuses sans doute parce que les mères, dans la société de l’époque, assurent la première éducation des enfants; convertir les futures mères est donc primordial. D’autre part on est étonné du jeune âge des enfants enlevés: un tiers d’entre eux a moins de sept ans, souvent issus de familles nobles ou bourgeoises qui étaient plus représentées parmi les Protestants et aussi pouvant influencer le reste de la population.

“Faire porter aux mauvais arbres de bons fruits”, selon la formule du temps répond à trois objectifs: affaiblir le monde protestant en effrayant les parents, protéger les enfants de la “mauvaise”influence familiale et éduquer dans la religion catholique des enfants plus malléables loin de leurs parents.
Cette politique a eu ses détracteurs qui lui reprochaient d’encourager la fuite des Huguenots vers l’étranger, de causer des désordres. Un débat existe aussi sur la valeur d’une conversion obtenue par la force.

L’étude des discours de légitimation de cette politique montre que Catholiques et Protestants sont d’accord sur un point: la jeunesse est une période déraisonnable d’où la nécessité d’entraver la nature enfantine. De même qu’ils s”accordent sur le droit des autorités à s’occuper d’éducation. La question qui se pose est celle de la légitimité pour le roi de s’attribuer l’autorité parentale quand les parents sont jugés défaillants, ce qui est le cas dès 1682 pour les enfants illégitimes. L’analyse des discours montre qu’ils ont recours au raisonnement, à la théologie, mais aussi au droit. Les Protestants quant à eux mettent en avant la nécessité de conscience, la conversion ne peut donc être forcée. D’autre part ils avancent un argument politique: si les enfants doivent respect et obéissance au père comme les sujets au Roi, en niant l’autorité parentale ces pratiques ne sapent-elles pas l’autorité royale?

Un autre aspect n’est pas à négliger: enlever des enfants, une affaire d’argent. Les cas étudiés montrent que les parents sont mis à contribution pour payer la mise en pension de leurs enfants enlevés mais le trésor public doit lui aussi contribuer à l’entretien ou à la dot quand les couvents s’inquiètent des faibles biens des jeunes filles qui leur sont confiées. On peut alors s’interroger sur l’intérêt matériel à accueillir un enfant, une affaire rentable?

Si nombre d’enfants sont confiés à des familles catholiques ou mis au couvent, de véritables maisons pour les nouvelles et nouveaux convertis voient le jour. Si St Vincent de Paul ou Fenelon s’intéressent à la question, l’initiative revient souvent à une riche donatrice L’auteur montre les vicissitudes de ces maisons face au coût d’entretien mais aussi du fait de la réunion dans un même lieu de pensionnaires d’origines diverses: enfants et adolescentes protestants, veuves ou orphelines catholiques et même parfois prostituées.

Ces maisons semblent, sous l’étroit contrôle de l’Eglise, plus conçue comme des lieux de relégation que d’éducation. Un emploi du temps strict entre messes, prières et travail assez proche du rythme des couvents, offre peu de place à l’étude: rudiments d’écriture et de calcul. C’est une éducation largement inspirée de Fenelon ou Berule.

Mais comment fut ressentie cette politique par les parents, quête difficile car l’expression des sentiments transpire rarement des documents administratifs. Pourtant quelques mères expriment, dans lettres aux autorités, le déchirement né de ces enlèvements. Beaucoup de parents tentèrent avec plus oui moins de succès de protéger leurs enfants en les cachant ou en les envoyant à l’étranger. Mais l’auteur montre aussi que pour les familles la perte d’un enfant est parfois synonyme de ruine des stratégies économiques en particulier liées au mariage des filles.
Les enfants quant à eux subissaient une véritable violence au moment de l’enlèvement mais aussi dans les maisons de nouveaux convertis, souvent préjudiciable à leur santé, pouvant conduire au suicide, drames dont s’est ému Voltaire. Deux solutions pour ces enfants: résister par le silence mais aussi l’argumentation théologique pour des adolescents souvent plus formés que les religieuses qui les gardent ou abjurer. Cette résistance était peut-être majoritaire comme à Paris où, entre 1689 et 1700, sur 118 pensionnaires seuls 26 abjurent. Même si certaines conversions amènent les jeunes filles à se faire religieuses; les motivations semblent variables. Quelques exemples montrent de jeunes Protestants qui se convertissent pour échapper à la tutelle parentale.

Ce chapitre de l’histoire française est peu connu mais cette politique d’enlever les enfants pour les convertir, les éduquer a été pratiquée, comme nous le rappelle Alain Joblin dans sa conclusion, en d’autres temps et d’autres lieux, de l’inquisition médiévale à l’Australie des débuts du XXè siècle.