Un projet ambitieux
Mais de quel Moyen Âge traite cet ouvrage ? On est quelque peu surpris de constater que le Moyen Âge, pour les auteurs, est bien ce millénaire qui va de la fin de l’Empire romain à la Renaissance : nulle part n’est évoquée la périodisation du « long Moyen Âge », jadis proposée par Jacques Le Goff, puis reprise dans les synthèses les plus novatrices, et qui constitue une prémisse essentielle pour dépasser les lieux communs. En effet, c’est au XVIe siècle que la périodisation traditionnelle du Moyen Âge a été créée par des humanistes soucieux de prendre leurs distances avec cette période considérée comme « obscure » : épouser cette périodisation, qui n’a plus lieu d’être au vu d’une approche plus moderne, revient un peu à entretenir l’ idée de Moyen Âge comme « interminable parenthèse entre les accomplissements de l’Antiquité romaine et les merveilles de la Renaissance » que la 4e de couverture du volume semble pourtant critiquer.
Encore, aurait-on pu s’attendre à une prise en compte homogène de ce millénaire sur toute sa durée : on y retrouve un déséquilibre classique entre un haut Moyen Âge le plus souvent vite expédié, voire oublié dans de nombreuses contributions, au profit des siècles XIe-XVe. Il est vrai aussi que la plupart des universitaires convoqués sont des spécialistes de l’après An mil et majoritairement des XIVe-XVe siècles.
Ni le titre, ni la présentation initiale ne précisent l’espace géographique couvert : il faut se reporter à la 4e de couverture pour dénicher une référence à « l’histoire de l’Europe ». L’Occident chrétien donc. Pourtant, l’ouvrage débute par trois articles sur la France, et c’est bien cette dernière qui est privilégiée dans la plupart des contributions : il y a certes deux articles portant sur l’Espagne d’Al-Andalus, mais trop rares sont les incursions en Italie, en Angleterre ou dans l’Empire, et on ne trouvera rien sur l’Europe centrale et orientale, ni sur la Scandinavie.
Des changements d’échelles s’observent pourtant, à travers un parcours opérant un élargissement de perspective géographique aux deux extrémités de l’ouvrage : débutant par l’idée de France, la naissance du roman national et la figure de Jeanne d’Arc, l’ouvrage intègre les préoccupations d’une histoire mondiale, à travers les représentations du monde (« La Terre était-elle plate au Moyen Âge ? ») et son exploration (« Le Moyen Âge a-t-il ignoré le monde ? »). Quant à l’échelle infranationale, si l’espace urbain fait l’objet d’une contribution (« La ville : cloaque et forteresse ? ») et constitue le cadre d’analyse privilégié pour d’autres (les universités, la traduction, la médecine…), le monde rural est le parent pauvre de cet ouvrage et, avec lui, l’espace de la seigneurie, tout comme l’échelle régionale des principautés, très peu envisagée.Quels thèmes ?
Pour autant qu’il se propose d’ouvrir des « portes d’entrée sur de multiples aspects de l’histoire du Moyen Âge » (p. 7), cet ouvrage de 400 pages ne peut en toute logique traiter ni même évoquer tous les sujets. Ainsi, dans le volume, certains domaines sont plus labourés que d’autres.
L’histoire culturelle se taille la part du lion dans cet ouvrage collectif, en allant du plus classique (la médecine, l’Université) à des domaines plus novateurs (la traduction, les alchimistes, les innovations techniques, l’hygiène, la science, la magie et la sorcellerie). Plusieurs interviews sont consacrées à des figures sociales incontournables (le serf, le chevalier, la femme… mais pas le prêtre, ni le moine) et, logiquement, à des thèmes parmi les plus connus et médiatisés du Moyen Âge (les croisades, les Templiers, Jeanne d’Arc, les hérétiques et l’inquisition).
L’économie médiévale est en revanche très peu présente, à l’exception d’un article sur le servage de Nicolas Carrier. Les renouvellements récents sur l’histoire politique du Moyen Âge, par exemple sur la construction des états princiers et l’influence du modèle pontificale ou encore sur la diplomatie et les relations internationales Jean-Marie Moeglin et Stéphane Péquignot, Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge (IXe-XVe siècle), Paris, Nouvelle Clio, 2017., ne sont pas présentés. Une autre absence importante est celle concernant l’image médiévale, pourtant objet d’un profond renouvellement épistémologique dans les dernières trente annéesJean-Claude Schmitt, Le corps des images. Essai sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002 ; Jérôme Baschet, Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008 ; Les images dans l’Occident médiéval, J. Baschet, P.-O. Dittmar (dir.), Turnhout, Brepols, 2015. : on aurait pu s’attendre par exemple à une interview intitulée : « les images sont-elles la Bible des illettrés au Moyen Âge ? », qui aurait permis de mettre à mal ce lieu commun et éclairer la place et les rôles des images dans la culture et la société médiévales. Le volume comporte pourtant un cahier couleur de 8 planches où des reproductions sont mises en page selon des « thèmes » (« Travaux des champs », « Le commerce et les arts », etc.) : on regrettera qu’elles ne servent ici que d’agrément pour le lecteur, sans même constituer de véritables illustrations, puisqu’elles n’appuient jamais la démonstration d’un auteur et ne sont d’ailleurs jamais citées dans les articles.Les communications : bilans historiographiques et acquis récents
Au-delà de ces réserves sur la conception d’ensemble de l’ouvrage, on ne peut qu’apprécier la très grande qualité des différentes contributions. Conçues par des spécialistes dans leur champ d’étude, elles apportent un éclairage scientifique précis, voire érudit, mais toujours accessible.
Certains auteurs présentent ainsi d’utiles bilans, comme c’est le cas pour le servage, la violence, la guerre, les innovations techniques, l’université, la médecine, l’hygiène, la ville. S’emparant des idées reçues, des stéréotypes et fantasmes associés au Moyen Âge, d’autres contributions mettent en exergue la genèse et retracent le parcours des visions péjoratives ou au contraire idéalisées de cette période, en remontant au XIXe siècle (ainsi de l’invention du catharisme comme une religion constituée dans le Midi de la France ou celle du droit de cuissage), au XVIIIe (le mythe de la tolérance d’Al-Andalus ou l’apparition de débats savants pour déterminer si la terre est plate) ou au cœur même du Moyen Âge : ainsi, Dominique Barthélémy rappelle que la légende dorée de la chevalerie s’est constituée dès les XIe-XIIIe siècles, par la promotion « d’une idéologie chevaleresque altruiste et religieuse » (p. 96) ; quant au mythe Jeanne d’Arc, il débute dans la foulée des deux procès, la légende noire après 1431, puis la légende rose après le procès de réhabilitation de 1456.
Des contributions visent à replacer dans leur contexte les idées reçues et les mythes. Dans cette perspective, interviennent Gabriel Martinez-Gros sur le mythe des croisades et d’Al-Andalus, Philippe Contamine sur « La France, une idée anachronique au Moyen Âge », Didier Kahn sur « l’âge d’or des alchimistes ? », Nicolas Weill-Parot sur « Magie, sorcellerie et science » ou André Vauchez sur « Hérétiques, Cathares et Inquisition ». Le texte de Franck Collard a la vertu de faire un point vivifiant sur « le « roman national » : une illusion à conjurer ? », en déconstruisant un mythe que continuent d’utiliser pour leur plus grand « profit » certains vulgarisateurs de l’histoire, soucieux de brosser leur lectorat dans le sens du poil. On mentionnera aussi la courte synthèse de Colette Beaune sur les « anciennes et nouvelles légendes de Jeanne d’Arc » Le sujet continue de passionner les historiens, comme en témoignent la réédition de Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris, Belin, 2017, et l’opus de Franck Collard, La passion Jeanne d’Arc. Mémoires françaises de la Pucelle, Paris, PUF, 2017. et l’interview de Patrick Gautier Dalché qui déconstruit brillamment le mythe de la terre conçue comme plate par les médiévaux.
Parmi les points historiographiques, une absence surprendra sans doute le lecteur informé : aucune contribution ne traite la question de la « rupture de l’an mil » et de la naissance du féodalisme, sujet qui a fait l’objet d’une vive controverse entre Guy Bois et Dominique Barthélémy (qui intervient dans le volume, mais sur le thème de la chevalerie) dans les années 1990, avant de rebondir récemment entre le même Dominique Barthélémy et Patrick Boucheron, suite à un article de ce dernier intitulé « An mil et féodalisme » Patrick Boucheron, « An Mil et Féodalisme », in Historiographies, (dir.) Christian Delacroix et alii, tome II, Concepts et débats, Paris, Folio Gallimard, 2010, p. 952-965, suivi de la réponse de Dominique Barthélémy et de la contre-réponse de P. Boucheron, le tout ayant été publié par l’Association des professeurs d’Histoire et de Géographie ..
Si la plupart des articles proposent des mises au point historiographiques nuancées et fort utiles, on remarque néanmoins, dans d’autres contributions, des raccourcis et des jugements de valeur hâtifs sur des courants historiographiques. On en veut pour preuve trois exemples portant sur des sujets fort éloignés. À la question : « quelle est votre position sur ce qu’on appelle les gender studies ? », on est saisi de la réponse de Laurence Moulinier : « Je pense qu’on peut faire de l’histoire des femmes en y comptant les hommes. Je veux dire par là que j’ai fait de l’histoire des femmes en étudiant leur entourage, également composé d’hommes (…). Pour moi, cette approche gender est à la fois extrêmement naïve et très conceptuelle » (p. 151). Il est pourtant aujourd’hui inconcevable de réduire ce courant historiographique à une simple histoire au féminin ! Elle est aussi relecture sexuée des événements et des phénomènes historiques, histoire comparée des femmes et des hommes, autour de la construction des rôles et des identités sexuées, de la hiérarchie des rapports sociaux, mais aussi désormais histoire de la masculinité Voir Michelle Zancarini-Fournel, « Histoire des femmes, histoire du genre », in Historiographies, (dir.) Christian Delacroix et alii, tome I, Concepts et débats, Paris, Folio Gallimard, 2010, p. 208-219.. La question aurait mérité d’être abordée avec plus de nuances.
À la fin de sa contribution intitulée « Le Moyen Âge a-t-il ignoré le monde ? », Jacques Paviot évoque les courants historiographiques liés à la World history : « Si l’on parle de l’histoire-monde fondée sur des émotions et des « valeurs », elle n’a guère de vertu heuristique en ce qui concerne la compréhension historique. Beaucoup d’ouvrages de World history ne sont que la juxtaposition d’histoires concomitantes, sans que l’on voie bien où cela peut mener » (p. 371). L’auteur poursuit en louant les vertus de la notion de World system, sans en donner la moindre précision ; quant à l’histoire connectée, elle est renvoyée sous l’égide de Sanjay Subrahmanyam à la seule histoire moderne. C’est oublier l’engagement récent des médiévistes sur ces thèmes, notamment lors du colloque de la SHMESP tenu à Arras en 2016, sous le titre Histoire monde, jeux d’échelles et espaces connectésHistoire monde, jeux d’échelles et espaces connectés, Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, n° 47 (Arras 2016), Paris, Publications de la Sorbonne, 2017. .
L’exposé d’André Vauchez sur les hérésies consacre une partie importante et précieuse à l’historiographie de ce phénomène depuis 70 ans. Dans la partie finale, il met en exergue l’intérêt de la veine dite « déconstructionniste », à l’œuvre depuis une vingtaine d’années, qui pose la question de savoir « si l’hérésie a réellement existé au Moyen Âge et si elle n’est pas une invention de l’Église », et qui se propose de prendre en compte « la dimension rhétorique de tout ce discours clérical sur les hérétiques » (p. 190). Pour autant, comment ne pas être étonné par l’affirmation sans nuances de l’auteur lorsqu’il affirme que « si on ne peut plus se fier à la documentation de l’époque et qu’on lui retire toute valeur probante, on ne peut plus écrire l’histoire ! » ? (p. 191)
L’ouvrage se termine sur une contribution bienvenue de Boris Bove, qui met à la portée d’un large public les analyses effectuées dans le volume de l’histoire de France intitulée Le temps de la Guerre de cent ans, éditée chez Belin en 2009, afin de répondre à la question : « Y a-t-il une crise de la fin du Moyen Âge ? ». L’auteur s’en prend, après bien d’autres médiévistes, à l’explication d’une crise systémique théorisée par Guy Bois dans une optique marxiste, notamment dans l’ouvrage La grande dépression médiévale : XIVe-XVe siècles, paru en 2000 Boris Bove, Le temps de la Guerre de cent ans. 1328-1453, Paris, Belin, 2009, p. 507-539 ; Guy Bois, La grande dépression médiévale : XIVe-XVe siècles. le précédant d’une crise systémique, Paris, PUF, 2000. L’auteur aurait toutefois gagné à citer la synthèse réalisée sur le sujet quelques années plus tôt par Jérôme Baschet dans La civilisation féodale en 2004. Dans un chapitre intitulé : « Bas Moyen Âge : triste automne ou dynamique continuée ? », il tendait déjà à relativiser tous les symptômes de cette crise finale du Moyen Âge. En même temps, il montrait les puissantes dynamiques de renouveau, qui n’ont fait que prolonger les tendances observées lors de la grande croissance des XIe-XIIIe siècles, mais qui ont permis l’expansion de l’Europe féodale dans les Amériques coloniales Jérôme Baschet, La civilisation féodale : de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004, p. 228-255..En somme, Le vrai visage du Moyen Âge a le grand mérite de nous ouvrir les yeux sur les pesanteurs des représentations sur le Moyen Age et de nous prouver la nécessité de les déconstruire. Pour ce faire, les contributions ont utilement reconstruit les approches historiographiques successives et sont parfois remontées aux sources médiévales elles-mêmes, qui ont les unes comme les autres brossé ce Moyen Âge d’ombres et de lumières. Mais, par l’éclatement des thématiques et l’hétérogénéité des approches, et malgré la valeur des contributions, cet ouvrage collectif manque à nos yeux d’une vision d’ensemble, qu’il faudra chercher ailleurs. Par son approche globale novatrice, imprégnée d’anthropologie historique, La Civilisation féodale de Jérôme Baschet, absente de toute note ou bibliographie dans l’ouvrage, est à nos yeux une source majeure de remises en cause profondes des stéréotypes affectant l’histoire du Moyen Âge et reste en ce sens une référence auprès des étudiants d’histoire, des enseignants de secondaire et du lecteur en quête d’un Moyen Âge chargé de sens.