La question d’histoire médiévale mise au concours de l’agrégation externe d’histoire pour les années 2022 et 2023 fait l’objet, comme les autres questions, d’un riche éventail de synthèses destinées à aider les candidats à se repérer dans le maquis de références qui structurent les bibliographies préparées par les meilleurs spécialistes et qui donnent à voir un état quasi exhaustif de la production historienne sur un sujet abondamment défriché.
Les éditions Atlande se sont fait une spécialité de livrer aux étudiants une somme de connaissances agencées par quelques-uns des meilleurs spécialistes d’une question. L’ouvrage dont nous faisons le compte rendu ne déroge pas à la règle : plus de 500 pages de données, à la typographie serrée, plus ou moins synthétisées par cinq historiennes (Julie Pilorget Auteure d’une thèse intitulée « Des femmes dans la ville : Amiens (1380-1520) », elle a rédigé les passages consacrés à la France au nord de la Loire., qui fait office de directrice d’ouvrage, Cécile Becchia Auteure d’un ouvrage remarqué paru aux éditions Garnier en 2019, « Les bourgeois et le prince. Dijonnais et Lillois auprès du pouvoir bourguignon (1419-1477) », elle a rédigé les excellentes parties relatives aux pays bourguignons., Morwenna Coquelin Spécialiste des villes de l’Allemagne du Sud médiévale, elle a rédigé tous les passages consacrés à ces dernières., Aude Mairey Directrice de recherches au CNRS, bien connue de ceux qui fréquentent l’histoire médiévale de l’Angleterre, c’est elle qui a pris en charge les pages relatives à cette dernière. et Aurélie Stuckens Responsable scientifique à la Maison du patrimoine médiéval mosan, elle a rédigé les passages relatifs aux villes flamandes.) et un historien (Tobias Boestad ATER à l’université de La Rochelle, c’est un spécialiste de l’histoire de la Hanse : il a donc rédigé les parties consacrées à cette entité et on retrouve une partie de sa production vulgarisée dans le magazine « L’Histoire ».).
Le manuel, suivant les lignes directrices fournies par la classique lettre de cadrage de la question, vise à comparer villes et États, autrement dit des modèles politiques émergeant sous des formes diverses et complexes entre le XIIIe et le XVe siècle, et entend porter un regard affiné sur les relations qu’ils entretiennent, « entre imitation et compétition, symbiose et antagonisme » (p. 15)On remarquera que l’introduction du manuel puise abondamment dans une remarquable présentation, en accès libre, des enjeux de la question au programme publiée par la revue « Histoire urbaine » et, pour autant, jamais citée ni référencée, ce qui ne manque pas d’étonner… Deux hors-séries sur la question sont publiés par la revue, l’un en 2021, l’autre en 2022.. La question proposée entend donc notamment revenir sur l’idée communément admise que le mouvement d’émancipation des villes a servi les ambitions étatiques, alors que les liens entre les deux entités sont loin d’avoir cette apparente simplicité. La question s’inscrit très clairement dans le sillage des recherches portant sur ce que d’aucuns ont qualifié de « genèse de l’État moderne » On renverra à cet égard aux travaux de Jean-Philippe Genet., autrement dit « un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique et donc tous les sujets » (p. 19).
La question est circonscrite à un espace culturellement moins marqué par la romanité que l’aire méridionale de l’Europe : les anciens Pays-Bas, la France (partiellement), l’Angleterre et l’Empire, soit un espace s’étendant de la Bretagne à l’Elbe et de la Loire à l’Écosse.
Trois chapitres structurent la première partie appelée « Repères » (pp. 35-98), chacun examinant un siècle, depuis le XIIIe jusqu’au XVe siècle Cette partie permet de fixer les grands cadres chronologiques et spatiaux au sein desquels va pouvoir, dans une deuxième partie plus étoffée, se déployer l’examen attentif de la question au programme.
Au XIIIe siècle, la France voit le renforcement de l’autorité royale dans son rapport aux villes : ainsi, par exemple, le roi Louis IX (1226-1270) lève plusieurs aides sur les « bonnes villes » pour soutenir son entreprise de croisade et prescrit en 1262 que chaque ville du royaume présente l’état annuel de ses finances. En Angleterre, le pouvoir royal travaille à sa consolidation, dans un contexte d’affrontement avec les « barons », d’affirmation des élites urbaines et de progressive montée en puissance de l’instance parlementaire. L’Empire, lui, est marqué par l’affaiblissement progressif de la figure impériale qui permet l’installation de nouveaux rapports de force entre les princes et les villes. Quant au comté de Flandre, le prince voit monter contre lui la puissance des grands marchands, mécontents de sa politique commerciale : la gouvernance urbaine y fait donc l’objet d’une âpre lutte.
Au XIVe siècle, outre les événements qui voient les rois de France et d’Angleterre en venir « aux mains » dans le cadre de la guerre dite de Cent Ans, sortie en grande partie du « coup de force dynastique » (p. 58) de 1328 qui écarte le roi d’Angleterre Édouard III de la succession de Charles IV (1322-1328) au profit de Philippe (VI) de Valois, on retiendra que l’Empire et les anciens Pays-Bas sont, quant à eux, marqués par les tentatives des pouvoirs étatiques de restaurer leur autorité. Ainsi, on assiste à la lente restauration de l’autorité impériale grâce aux politiques énergiques de Louis IV (1314-1346) et, surtout, de Charles IV (1346-1378) qui, par la Bulle d’Or de 1356, fixe définitivement le nombre, le statut et les prérogatives des princes électeurs ainsi que le lieu d’élection du « roi des Romains » à Francfort. Les villes, alors au sommet de leur autonomie, sont défavorisées par la Bulle au profit des princes : il n’empêche que lorsqu’il s’agit de faire face à leurs seigneurs elles n’hésitent pas à s’entendre, notamment sous la forme de ligues (dont l’une des plus fameuses est la ligue des villes souabes autour d’Ulm en 1376). En Flandre, le prince ne parvient pas à contrôler les ambitions politiques des villes qui se soulèvent de manière récurrente pour défendre leurs privilèges quand elles les estiment menacés. Il faut attendre les débuts de la période bourguignonne pour voir les ducs mener une politique affirmée, et globalement réussie, de soumission des villes à leur autorité : par exemple, en 1339, le duc Philippe le Hardi (1363-1404) décide de faire nommer les échevins par des commissaires princiers, hauts fonctionnaires ducaux. Cette politique est renforcée en particulier sous les règnes de Philippe le Bon (1419-1467) puis de Charles le Téméraire (1467-1477). Ce dernier est perçu comme une menace, forte, par l’empereur, duquel il souhaite obtenir l’érection des territoires qu’il domine en royaume, et, de ce fait, par le roi de France, qui obtient le rattachement du duché au domaine royal à la mort du duc lors du siège de Nancy.
C’est d’ailleurs au cours de ce dernier siècle du Moyen Âge que les villes des anciens Pays-Bas échouent dans leur bras de fer avec les ducs de Bourgogne, en particulier la ville de Gand, qui finit par être totalement soumise. Le siècle voit en outre s’achever la guerre entre la France et l’Angleterre. Le pouvoir des Capétiens Valois en sort renforcé tandis qu’en Angleterre on assiste à l’émergence et à l’installation d’une nouvelle dynastie royale, celle des Tudors. Dans l’Empire, fragilisé à maints égards (Grand Schisme, crise hussite, violence des guerres privées…), quelques empereurs marquent l’histoire par leur volonté de réforme : en particulier Frédéric III (1439-1493), soucieux de limiter le recours à la faide La guerre privée., dont il fait un crime de lèse-majesté en 1467, et Maximilien (1493-1519), dont le règne est marqué par l’interdiction officielle des guerres privées, par l’instauration d’un Tribunal d’Empire, chargé d’arbitrer pacifiquement les conflits entre les princes immédiats, et la création, fragile, d’un impôt d’Empire destiné, entre autres, à financer les luttes contre les princes.
La deuxième partie, consacrée aux « thèmes », est déclinée en cinq chapitres (pp. 101-402). Il est toujours délicat, pour ce type d’ouvrage, de proposer un résumé qui ne ferait qu’effleurer l’essentiel des questions abordées. Pour chaque chapitre, on mettra donc plutôt en exergue quelques-uns de ses points forts ou angles de vue principaux.
Un copieux et très bon premier chapitre, intitulé « Dynamique et diversité du monde urbain dans les États du Nord-Ouest de l’Europe », présente l’avantage de revenir sur les données les plus communément admises comme sur les avancées les plus récentes de la recherche concernant les espaces urbanisés et leurs communautés (et en particulier sur le droit de bourgeoisie). Tout enseignant en collège peut y glaner l’essentiel de la matière permettant de concevoir une séquence sur les villes et le commerce au Moyen Âge.
Le deuxième chapitre, intitulé « Institutions urbaines et étatiques : l’élaboration de nouveaux modèles politiques », montre à quel point par exemple la pensée politique du « bien commun » occupe une place importante dans la rhétorique et l’action des gouvernements urbains, une thématique dont s’emparent très tôt les Etats monarchiques. De même, dans tous les territoires au programme, l’exercice du pouvoir urbain, malgré la grande variété de régimes politiques qui s’y est épanouie, repose sur la notion de représentation, par le biais d’assemblées et de conseils politiques largement aux mains des strates élitaires, en dépit d’évolutions tendant à une certaine ouverture vers les « métiers ». Le chapitre s’appesantit également sur le processus d’étatisation qui prend des formes différentes, notamment si l’on compare les royaumes de France et d’Angleterre, plus précoces de ce point de vue, avec l’espace impérial germanique. Mais ce qui a notamment retenu notre attention, c’est le débat autour de l’existence supposée d’un Etat bourguignon : ainsi, l’historienne Elodie Lecuppre-Desjardin, dans un essai récent « Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne (XIVe-XVe siècles) », Paris, Belin, 2016., réfute l’idée qu’un Etat bourguignon, qu’elle préfère appeler la « Grande Principauté de Bourgogne », ait pu exister :
En effet, selon elle, « l’État n’a jamais été l’horizon de pensée ni d’action des ducs de Bourgogne, dont le projet est avant tout la prospérité d’une Maison princière au pouvoir dynastique et personnel, ne se projetant jamais en un corps politique distinct de la personne du prince. De même, le territoire reste appréhendé dans une conception lignagère, chacune de ses composantes étant liée à son prince sans constituer la partie d’un tout qui serait un bien commun. Pas davantage de nations ni de conscience commune : la fidélité à la terre et au seigneur l’emporte sur l’adhésion à la chose publique, les réseaux et groupements d’intérêts sur le service conscient de l’État. La burgondisation et le sentiment commun ne dépassent pas un cercle étroit de collaborateurs du pouvoir. La rupture est notamment profonde entre une noblesse qui mécomprend l’idéal de chose publique et reste attachée aux liens vassaliques, et le dernier duc de Bourgogne Charles le Téméraire. qui, distant et dur, ne saurait convertir ces attachements en liens d’une autre nature. Même hiatus avec le monde des villes, qui ne peut adhérer pleinement à une conception du pouvoir qui reste trop éloignée de son cadre culturel. » (p. 226)
Le troisième chapitre se penche sur les relations contractuelles nouées entre les villes et les États. C’est sans aucun doute l’un des chapitres qui articulent le mieux les liens entre villes et construction étatique. Une thématique y est notamment explorée : celle des assemblées représentatives, dans la mesure où s’élabore un dialogue substantiel entre les princes et leurs sujets, les premiers souhaitant par ce biais obtenir de ces derniers leur adhésion à l’impôt public. La construction de l’État moderne en France, par exemple, passe par la capacité du roi à justifier l’impôt auprès d’une société politique élargie au cours des XIVe-XVe siècles, même si le développement des assemblées d’État y est plus tardif et plus difficile qu’en Angleterre. Quant à l’Empire, les diètes, impériales ou régionales, y jouent un rôle considérable mais on note que les villes, pourtant attentives à ce qui s’y passe, y sont constamment reléguées au second plan.
Le quatrième chapitre est consacré aux villes et pouvoirs en temps de crise. Un regard appuyé porte sur la cruciale question des finances : à cet égard, les princes ne peuvent se passer des villes qui, inévitablement, tiennent, d’une certaine manière, par leur puissance commerciale et économique, les cordons de la bourse. Les exigences fiscales croissantes des pouvoirs princiers contribuent souvent aux révoltes urbaines, principalement au sein des espaces français, bourguignons et germaniques, même si elles ne les expliquent pas toutes, comme le montrent maints exemples pris parmi les villes allemandes.
Le cinquième, et dernier, chapitre traite de la ville comme siège du pouvoir. C’est l’occasion d’évoquer en particulier la question de l’itinérance curiale, mode de gouvernement fort pratiqué par les empereurs et les princes de Bourgogne notamment, mais qui a été assez peu analysé pour la France, où le pouvoir se concentre de manière précoce à Paris, qu’on peut indéniablement qualifier de capitale du gouvernement monarchique capétien. La situation est loin d’être aussi évidente pour Londres, capitale économique et financière du royaume, mais sûrement pas royale (dans la mesure où le gouvernement royal siège à Westminster). Pour ce qui concerne l’empire et les pays bourguignons, dont la structure même est marquée par la fragmentation, la notion de capitale n’a pas de sens.
La dernière section du livre offre des « Outils » : cartes (dont seule la première des huit nous semble présenter un intérêt pour la question au programme) ; évènements (depuis l’assassinat de Charles le Bon à Bruges en 1127, qui enclenche le processus de lutte des villes flamandes pour obtenir leur autonomie politique, jusqu’à la diète de Worms en 1495 qui proclame une paix perpétuelle destinée à interdire définitivement les faides dans l’empire) ; 24 villes et lieux (arbitrairement choisis et privilégiant très largement l’espace germanique) ; une utile chronologie ; des généalogies princières ; une copieuse bibliographie qui n’omet quasiment aucune des références nécessaires à l’exploration raisonnée de la question ; un glossaire (qui comporte cependant une coquille à la page 542 pour la « Praguerie ») ; un index synthétique.
Les étudiants disposent donc d’un bon outil de travail qui aurait gagné cependant à être plus attentivement relu pour gommer de nombreuses coquilles et corriger quelques emplois incorrects des temps de l’indicatif. Il convient également de noter que l’ensemble produit est assez inégal concernant les espaces géographiques étudiés : en effet, les passages consacrés aux espaces allemands et des anciens Pays-Bas nous ont paru les plus aboutis et les mieux écrits, fourmillant d’exemples précis qui dispenseront les agrégatifs de se plonger dans des ouvrages rédigés dans des langues sans doute bien moins familières que l’anglais. Néanmoins, le corpus bibliographique fournit toutes les références nécessaires au développement des exemples français et anglais.