La revue Parlement[s]
Créée en 2003 sous le titre Parlement[s], Histoire et politique, la revue du CHPP change de sous-titre en 2007 pour affirmer sa vocation à couvrir tous les domaines de l’histoire politique. Chaque volume est constitué pour l’essentiel d’un dossier thématique (partie Recherche), composé d’articles originaux soumis à un comité de lecture, qu’ils soient issus d’une journée d’études, commandés par la rédaction ou qu’ils proviennent de propositions spontanées. Quelques varia complètent régulièrement cette partie. La séquence (Sources) approfondit le thème du numéro en offrant au lecteur une sélection de sources écrites commentées et/ou les transcriptions d’entretiens réalisés pour l’occasion. Enfin, une rubrique (Lectures) regroupe les comptes rendus de lecture critiques d’ouvrages récents. Enfin, la revue se termine systématiquement par des résumés des contributions écrits en français et en anglais (suivis de mots-clés).
Cette revue a été publiée successivement par plusieurs éditeurs : Gallimard (n° 0) en 2003, Armand Colin (n° 1 à 6, HS n° 1 et 2) de 2004 à 2006, Pepper / L’Harmattan (n° 7 à 20, HS n° 3 à 9) de 2007 à 2013, Classiques Garnier (n° 21 et 22, HS n° 10) en 2014 et, enfin, les PUR (depuis le n° 23 et le HS n° 11) à partir de 2016.
La revue Parlement(s) Hors-série n° 12 a pour thème : Vie politique et parlementaire en Espagne XIXe-XXe siècles. Ce douzième dossier Hors-série a été coordonné par Matthieu Trouvé (Maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Bordeaux, CEMMC). Comme d’habitude, le dossier se compose de deux éléments distincts : une première partie consacrée à la Recherche (avec la contribution de 10 chercheurs, jeunes ou confirmées) et la seconde à des Sources (au nombre de 4) commentées par Mathieu Aguilera, Matthieu Trouvé et Catherine Saupin. De plus, dans ce numéro, nous trouvons à nouveau une partie consacrée à des Lectures (au nombre de 6) critiquées par 5 historiens.
En introduction, Matthieu Trouvé (Maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Bordeaux, CEMMC) présente le dossier consacré aux « Vie politique et parlementaire en Espagne XIXe-XXe siècles ». L’Espagne vient de traverser une crise politique sans précédent depuis la mort de Franco. De décembre 2015 à octobre 2016, la monarchie parlementaire espagnole n’a pu se doter d’une majorité parlementaire en dépit de deux élections générales. Le bipartisme et l’alternance gauche-droite, qui avaient structuré les années 1977-2015, ont subitement été contestés par la gauche radicale de Podemos et le mouvement libéral catalan de Ciudadanos. Si ces convulsions de la représentation démocratique s’inscrivent dans un contexte européen plus large, elles affectent particulièrement un pays déjà frappé par la crise économique et sociale et les contestations nationalistes-régionalistes. Ainsi, l’Espagne renouerait-elle avec ses tensions politiques et son instabilité chronique du XIXe siècle ? Ce dossier interroge, à nouveaux frais, les origines contemporaines du parlementarisme, ses aléas, et plus largement ceux de la vie politique en Espagne depuis le début du XIXe siècle. Articles de recherches et commentaires de sources convoquent différents acteurs, représentants, partis, agents économiques et médias et examinent non seulement leurs pratiques, de la résistance à la fraude électorale en passant par le caciquisme, mais aussi leurs relations à la nation, leurs territoires et leurs mémoires. Un nouveau regard est ainsi porté sur une transition démocratique espagnole qui n’en finit pas.
Recherche
• Page 23 à 40 : Les mutations de la place du parlement dans la construction de l’état libéral espagnol durant la première moitié du XIXe siècle : par Jean-Philippe Luis (Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Clermont-Auvergne, Centre d’Histoire Espaces et Cultures)
Cet article vise à montrer le chemin parcouru dans la conception et le rôle des Cortès entre la première constitution libérale espagnole, celle de 1812, et la constitution de 1845. Tout en étant sacralisée et en servant même de modèle dans les pays catholiques européens jusqu’en 1830, la constitution de 1812 ne parvint pas à s’imposer dans la durée. Ce chemin correspond à une mutation du libéralisme et à un abandon progressif des conceptions juridictionnelles héritées de l’Ancien Régime qui restaient encore présentes dans la constitution de Cadix de 1812.
• Page 41 à 62 : « Así se administra a ciegas en España » : statistique, territoire et nation à l’Estamento de Procuradores (1835) : par Mathieu Aguilera (Doctorant de Sciences Po Paris et de l’Universidad Autónoma de Madrid, Centre d’histoire de Sciences Po, ATER en histoire à Sciences Po Toulouse, chercheur associé au LaSSP)
L’article analyse les débats parlementaires du mois de février 1835 à l’Estamento de Procuradores portant sur un projet de recensement de population et des richesses organisé par le ministère de l’Intérieur. Cet épisode parlementaire fait apparaître de profondes divergences quant aux modalités de l’élaboration et des usages de l’information statistique au service du gouvernement des hommes et des ressources, à un moment charnière du démantèlement des institutions de la Monarchie absolutiste et de réinvention de la Nation.
• Page 63 à 81 : Les carlistes au temps du Sexenio Democrático (1868-1874). Entre expérience parlementaire et tradition du soulèvement : par Alexandre Dupont (Maître de conférences à l’université de Strasbourg EA 3400 ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe)
La révolution de 1868 constitue un moment d’expérimentation politique central pour les carlistes espagnols. Traditionnellement opposés à l’existence d’un parlement souverain élu par le peuple, la liberté politique nouvelle les incite à entrer dans le jeu parlementaire. Entre 1868 et 1872, ils participent aux élections, ce qui conduit à une modification de leurs pratiques politiques. Cependant, la tradition insurrectionnelle de ce mouvement finit par reprendre le dessus et les carlistes reprennent le chemin de la guerre civile en 1872.
• Page 83 à 107 : L’âge d’or du caciquisme en Espagne : « turno pacífico » et fraude électorale (1876-1923) : par Eduardo González Calleja (Professeur d’histoire contemporaine, Universidad Carlos III de Madrid)
Cet article analyse l’évolution du système électoral espagnol du dernier quart du XIXe siècle jusqu’au premier quart du XXe. On examine les causes de la limitation de l’offre politique pendant les premières années du régime monarchique et le faible impact démocratique de la loi de suffrage universel de 1890 et de la loi électorale de 1907. Enfin, on analyse les causes complexes de la crise du système politique, en soulevant le débat du déclin de sa représentativité ou de sa supposée démocratisation.
• Page 108 à 125 : Les grands industriels de Biscaye députés aux Cortes, 1891-1923 : par Alexandre Fernandez (Professeur d’histoire contemporaine à l’université Bordeaux-Montaigne, CEMMC)
La plupart représentant le libéralisme conservateur soutien de la monarchie, mais certains concourant sous les couleurs du traditionalisme, du nationalisme basque ou du républicanisme, une poignée de très importants industriels de la province ont occupé les 4/5e des sièges pour la Biscaye à la Chambre des députés, entre l’instauration du suffrage universel et le coup d’État de Primo de Rivera. L’article montre comment en articulant les lieux de pouvoir et d’influence dans la province et au Parlement cette oligarchie s’est constituée en véritable « bloc de pouvoir » à l’échelle nationale.
• Page 127 à 149 : Presse écrite et changement politique en Espagne, de la dictature franquiste à la démocratie : par Isabelle Renaudet (Professeur d’histoire contemporaine à Aix-Marseille université, UMR 7303 Telemme)
Annonçant sa parution prochaine en 1976, le quotidien El País se présentait comme « un journal sans passé, qui n’a à se repentir de rien, parce qu’il ne sent responsable de rien ». Les enjeux qui pèsent sur la presse espagnole sont ici posés : le changement politique consécutif à la mort de Franco implique une rupture avec le passé proche et plus lointain. L’article analyse les conditions de cette rupture : démantèlement de la Presse d’État et de la censure ; redéfinition des missions assignées à la presse au temps de la Transition ; impératifs de rentabilité dans un contexte de concurrence accrue ; perte du monopole de la contestation détenu par les anciennes revues d’opposition au franquisme ; nécessaire adaptation aux goûts du public. À la lumière des critiques récentes formulées par l’historiographie contre le modèle de transition démocratique en Espagne, on interrogera également l’implication de la presse dans l’opération de consensus politique qui a caractérisé la Transition.
• Page 149 à 171 : Ni chair ni poisson. Les sénateurs de désignation royale, entre héritage autoritaire et construction de la démocratie (1976-1979) : par Nicolas Sesma Landrin (Maître de conférences à l’université Grenoble-Alpes, ILCEA4)
Cet article aborde l’action des sénateurs de désignation royale pendant la transition démocratique espagnole, en particulier leur activité parlementaire au cours de l’élaboration de la nouvelle Constitution de 1978. Établie par la Loi pour la réforme politique, approuvée à la fin de 1976, la figure des sénateurs royaux est très représentative de la complexité et des contradictions qui ont marqué le processus de changement politique depuis la mort de Franco, ainsi que des difficultés pour faire converger les intérêts de l’institution monarchique et ceux de la légitimité démocratique. En ce sens, après avoir parcouru les étapes initiales de la transition, nous focalisons notre analyse sur les interventions d’un porte-parole des sénateurs royaux, le juriste Carlos Ollero, principal défenseur du maintien des prérogatives de la Couronne dans le texte définitif de la Constitution, l’un des débats les plus oubliés de la période constituante.
• Page 173 à 191 : La droite espagnole à l’épreuve de la démocratie. Normalisation, élections, parlementarisation : par Benoît Pellistrandi (Lycée Condorcet, Paris, Correspondant de la Real Academia de la Historia)
Le défi pour la droite de l’après-franquisme était de renouer avec une tradition parlementaire et d’intégrer pleinement le jeu démocratique. Après les six années de transition que constituèrent la domination de l’Unión del Centro Democrático d’Adolfo Suárez, le système partisan finit par s’organiser autour d’Alianza Popular, devenue en 1989 Partido Popular. José María Aznar, après le long leadership de Fraga Iribarne, porte la droite espagnole au pouvoir et lui donne partie de son corpus idéologique et son implantation partisane et électorale.
• Page 193 à 212 : Conflits de mémoires et querelles parlementaires dans l’Espagne des années 2000 : par Juan Enrique Serrano-Moreno (Professeur de droit et science-politique à l’université Bernardo O’Higgins, Chili ; Chercheur associé au CEPEL, université Montpellier 1)
Dans les années 2000, l’espace public espagnol a été traversé par des nombreux conflits autour des mémoires de la Guerre Civile et du franquisme, notamment lors l’élaboration de la loi dite de mémoire historique en 2007. L’introduction progressive de ces conflits dans les querelles parlementaires a été en grande partie le résultat des mobilisations des victimes ce qui a favorisé la modification des clivages partisans et le questionnement du récit idéalisé de la transition à la démocratie.
Sources
• Page 215 à 221 : Précis statistique d’Espagne et principes de législation universelle sur la guerre. Manuscrit adressé par un fonctionnaire de la hacienda aux Cortès constituantes (8 novembre 1836) : présenté par Mathieu Aguilera
Les extraits qui suivent sont issus d’un manuscrit inédit, de près de quatre cents pages, conservé à la Bibliothèque du Congrès des Députés de Madrid. Ce long texte composite mêle données « statistiques » (descriptions des territoires et des climats de la Péninsule, chiffres et estimations de la population des provinces, revenus de la fiscalité royale et du commerce…), ébauches de projets de réforme fiscale et douanière, de lutte contre la mendicité et de colonisation des terres incultes, ainsi que des principes généraux d’économie politique. Le Compendio de Mariano Romea semble avoir servi la carrière de son auteur puisque celui-ci accède quelques mois plus tard au poste d’administrateur des finances de la province de la Valladolid. En 1836, dans les rangs des libéraux « progressistes », le temps est à la critique du despotisme de l’Ancien Régime et de l’arbitraire des privilèges, au démantèlement progressif des institutions seigneuriales et du monopole des corporations (gremios) sur le contrôle des métiers. Les temps nouveaux, sous la plume de Romea, doivent permettre la « régénération » d’un ordre naturel, fondé (dans l’esprit de ce fonctionnaire davantage mû par l’ambition que par la cohérence théorique de son texte) sur l’autorité du pater familia, les vertus de l’obéissance militaire et l’harmonie des fors historiques que l’artificialisme juridique et les lois de l’économie.
• Page 223 à 231 : L’acte I de la transition démocratique espagnole : La loi de réforme politique du 18 novembre 1976 : présenté par Matthieu Trouvé
La loi de Réforme politique votée par les Cortès franquistes le 18 novembre 1976, approuvée par référendum par les Espagnols le 15 décembre 1976 et promulguée le 4 janvier 1977, est pour l’Espagne, d’une certaine manière, ce que le 25 avril 1974 a été pour le Portugal : le coup d’envoi de la transition démocratique, le « Dia inicial », marqueur temporel fort des débuts de la transition espagnole, scansion du passage progressif d’une dictature autoritaire vers un régime de libertés. Si la loi de Réforme politique est bien l’Acte I de la transition, elle a ainsi été souvent présentée par ses principaux acteurs et témoins comme le résultat d’un processus consensuel et pacifique, donnant le coup d’envoi d’une transition contrôlée, de la loi à la loi. Une large partie de l’historiographie actuelle tend néanmoins à remettre en cause cette idée. Ni vraiment pacifique ni totalement violente, la transition démocratique espagnole se situe dans un entre-deux complexe et ambigu. S’il y a eu une culture du consensus qui s’est installée en Espagne dans les années 1970-1980 autour de la figure du roi et de la nécessité de démocratiser le régime, dont la loi de Réforme politique est le symbole, l’Espagne post-franquiste est traversée par de fortes oppositions, la fréquence des conflits et actes de violence. On peut donc légitimement parler d’une superposition entre une culture du conflit et une culture du consensus. À trop vouloir la réconciliation et la paix sociale, l’Espagne en est venue à nier les faits de violence qui sont pourtant au cœur de son histoire politique contemporaine.
• Page 233 à 240 : Élections législatives de juin 1977, Adolfo Suarez écrit aux femmes madrilènes : présenté par Catherine Saupin (Maître de conférences en civilisation espagnole, Sciences Po Lille CERAPS, UMR 8026)
Le 15 juin 1977, jour des premières élections libres de la transition démocratique espagnole, le journal catholique Ya reproduit intégralement une lettre adressée quelques jours plus tôt par le candidat Adolfo Suárez aux femmes de Madrid. Lors de ces élections, convoquées suite à l’approbation de la Ley para la Reforma Política, les Espagnols sont appelés à élire leurs représentants pour le Congrès des Députés et le Sénat. Adolfo Suárez, chef du gouvernement depuis le 3 juillet 1976, se présente au Congrès et mène la liste de l’Unión de Centro Democrático (UCD) pour la province de Madrid. Parmi la multitude de partis qui se présentent, la fameuse sopa de letras, quatre se détachent : le Partido Socialista Obrero Español (PSOE) et le Partido Comunista Español (PCE), deux partis historiques de gauche, durement réprimés sous la dictature et récemment légalisés (en février pour le PSOE et en avril, en pleine semaine sainte, pour le PCE), et deux coalitions hétéroclites de droite et de centre droit, Alianza Popular et l’UCD, encore inexistantes quelques mois auparavant. L’une et l’autre ont été créées dans la perspective des élections à venir, la première sur une ligne conservatrice et la seconde sur la ligne réformiste du gouvernement. Adolfo Suárez annonce sa candidature aux élections le 3 mai 1977 en précisant qu’il ne fera pas campagne. Cet engagement n’a pas été tenu et son implication fut au contraire importante et croissante, notamment sous l’effet des sondages. Ces derniers, dont la publication dans la presse espagnole est un fait nouveau dans la vie politique du pays, font état, dès la fin mai, d’un avantage supposé de l’UCD auprès de l’électorat en général et de l’électorat féminin, mais cette avance est bientôt concurrencée par le PSOE mené par le jeune Felipe González. Un chiffre n’a échappé à aucun des partis en lice : 52 %, la proportion de femmes dans le corps électoral. À quelques jours du scrutin, l’UCD, se singularise avec le courrier d’Adolfo Suárez destinée aux électrices. Si la plupart des partis s’adressent par courrier aux électeurs (le journal ABC fait sa une le 11 juin sur « La bataille des lettres »), Adolfo Suárez est le seul candidat à écrire aux espagnoles. Cette attitude a notamment été critiquée par les milieux féministes qui, à l’occasion des élections, avaient élaboré et envoyé à l’ensemble des partis politiques un programme de revendications exigeant, entre autres, la disparition de toutes les discriminations, le droit aux mêmes opportunités et à la même reconnaissance sociale que les hommes, le droit à une sexualité libre (dépénalisation de l’adultère, accès à la contraception, droit à l’avortement). Pour sa part, le programme de l’UCD se caractérise encore par un fort conservatisme au moment même où d’autres pays se montrent plus libéraux en matière de droits des femmes. Il continue à aborder ces droits par le prisme traditionnel de la famille, revendique sans plus de précision l’égalité entre hommes et femmes, prévoit la prévalescence du mariage civil, mais ne mentionne ni le droit au divorce ni à la contraception et se positionne contre l’avortement. C’est toutefois sous des gouvernements UCD que plusieurs de ces mesures ont été adoptés dans les années suivantes (dépénalisation de l’adultère et du concubinage en mai 1978, légalisation des moyens de contraception en octobre 1978, ouverture de centres de planification familiale, loi sur le divorce en juillet 1981. L’Espagne a ainsi petit à petit harmonisé sa législation avec les vœux de la majorité de sa population et le fonctionnement des démocraties occidentales.
• Page 241 à 248 : « Le poids des mots, le choc des photos » : le lieutenant-colonel Tejero aux Cortès le 23 février 1981 : présenté par Matthieu Trouvé
La photo de Manuel Pérez Barriopedro de l’agence Efe – qui figure en couverture de ce numéro – illustre bien la primauté de l’image. Elle est à classer au panthéon des photographies historiques. Lauréate du prix national du journalisme en Espagne et du prix World Press Photo, publiée par El País le soir même du coup d’État, elle résume à elle seule la tentative de putsch du 23 février 1981. On y voit son principal protagoniste, le lieutenant-colonel Antonio Tejero, en uniforme et coiffé du célèbre tricorne de la Guardia civil, tenant un pistolet dans sa main droite et brandissant de manière intimidante son bras gauche au moment où, après avoir fait irruption dans l’hémicycle du Congrès des députés et qu’une salve de balles a été tirée vers le plafond, il ordonne aux députés de se taire et de rester tranquilles. Il se tient sur les marches conduisant à la tribune réservée aux orateurs, située juste en dessous de celle du président du Congrès. Le roi Juan Carlos a joué un rôle décisif en faisant déjouer le coup d’État et respecter la légalité : longtemps perçu comme un héritier de Franco, il acquiert alors une stature de démocrate et une légitimité incontestables ; son influence en sort grandie, il devient le garant de la démocratie espagnole. Si la condamnation du coup de force a été aussi forte et unanime, c’est aussi en grande partie grâce au rôle joué par les médias. Les Espagnols ont pu entendre en direct à la radio l’assaut des militaires et les coups de feu dans l’hémicycle. Après la parenthèse du coup d’État manqué du « 23 F », le retour à la normalité politique s’impose. L’autorité royale et l’ordre constitutionnel sont rétablis et respectés. Leopoldo Calvo-Sotelo forme un nouveau gouvernement de centre-droit. Les militaires repartent dans leurs casernes. L’opinion publique est soulagée. Très mal préparé, le coup d’État a duré moins de 24 heures et il a pris fin sans effusion de sang. En octobre 1982, les élections générales anticipées sont remportées par le PSOE de Felipe González. Les socialistes arrivent au pouvoir en Espagne démocratiquement pour la première fois depuis 1936. La démocratie est consolidée. L’échec du coup d’État du lieutenant-colonel Tejero clôt un cycle de violence conspiratrice, militaire et transitionnelle – même si d’autres tentatives de déstabilisation auront lieu par la suite – et l’alternance de 1982 représente une autre rupture symbolique forte. Contrairement à la Grèce ou au Portugal, pour lesquels les événements révolutionnaires de 1974-1975 constituent un incontestable point de repère du retour à la démocratie, dans le cas espagnol, la transition démocratique s’est faite dans un cadre plus réformiste, de la loi à la loi, sans véritable participation populaire dans la rue. Les événements des années 1981-1982 et 1986, avec l’entrée dans l’Europe communautaire, marquent un symbole fort de légitimité du nouveau régime et de consolidation démocratique même si l’Espagne n’en a pas fini avec la violence politique.
Lectures
• Page 251 à 252 : Jesús Torrecilla, España al revés. Los mitos del pensamiento progresista (1790-1840), Madrid, Marcial Pons, 2016 : présenté par Alexandre Fernandez
Jesús Torrecilla, professeur de littérature espagnole à l’université de Los Angeles (UCLA), veut rappeler combien la violence des événements (la « guerre d’Indépendance » ; les persécutions et l’exil après 1813) a contribué à façonner les traits constitutifs de ce qu’il désigne « la pensée progressiste espagnole ». En quatre chapitres précédés d’une introduction significativement intitulée « le passé comme futur : l’invention d’une Espagne alternative », et suivis d’une forte conclusion, Jesús Torrecilla nous présente donc des auteurs qui par la poésie, le théâtre, l’essai politico-historique et dans la presse, élaborèrent, contre le mythe dominant catholique et absolutiste de la Reconquista et de l’unité de l’Espagne par l’union-fusion des rois catholiques, de nouveaux mythes historiques leur permettant d’ancrer, sans rupture révolutionnaire, leur désir d’Espagne tolérante et libérale dans l’histoire de la nation. C’est là l’un des apports majeurs du travail de Torrecilla que de nous donner à lire le contenu idéologique et politique du progressisme espagnol se constituant dans les œuvres littéraires des années 1820-1830.
• Page 253 à 254 : Jean-Philippe Luis (dir.), L’État dans ses colonies. Les administrateurs de l’empire espagnol au XIXe siècle, Madrid, Casa de Velazquez, 2015 : présenté par Claire Laux
L’historiographie a longtemps considéré que les indépendances latino-américaines du premier tiers du XVIIIe siècle sonnaient le glas de l’empire espagnol. Le XIXe siècle est celui des réformes coloniales de l’empire espagnol. C’est ce processus de réformes coloniales qu’explore cet ouvrage de 308 pages édité par Jean-Philippe Luis, 148e volume de la prestigieuse collection de la Casa de Velázquez. Il s’agit là d’un travail collectif réalisé dans le cadre d’une ANR sur « le renouveau impérial des États ibériques, une globalisation originale ? 1808-1930 » et auquel ont participé neuf auteurs. Après une introduction de Jean-Philippe Luis, qui revient sur le passage du premier au deuxième empire colonial ibérique, l’ouvrage est construit en trois parties : la première porte sur les moyens mis en œuvre pour l’administration des colonies, la deuxième sur les décideurs et la troisième sur les agents de l’État dans les sociétés impériales. La quinzaine de contributions se partage entre textes en espagnol et en français. Cet ouvrage est un apport essentiel pour des thématiques importantes de l’historiographie actuelle : celle des élites coloniales, à travers les figures des gouverneurs mais aussi des capitaines, et celle des logiques impériales.
• Page 254 à 256 : Denis Rodrigues, L’Espagne sous le régime de Franco, Rennes, PUR, 2016 : présenté par Matthieu Trouvé
L’histoire du franquisme a donné lieu à une abondante littérature. Denis Rodrigues nous livre ici une nouvelle histoire de l’Espagne sous Franco en analysant les structures politiques du régime franquiste et en mettant l’accent sur les nouvelles approches historiographiques consacrées à l’une des plus longues dictatures européennes du XXe siècle. Professeur d’espagnol et de civilisation de l’Espagne à l’université de Rennes-2, l’auteur est un spécialiste reconnu de l’Espagne contemporaine et cherche ici à réaliser une synthèse fiable et complète sur l’histoire de l’Espagne à l’époque du général Franco. L’auteur s’appuie sur les travaux les plus récents réalisés sur la période par les spécialistes espagnols, français et anglo-saxons. En outre, le livre ne se contente pas d’analyser les aspects purement institutionnels et politiques mais aussi les orientations économiques du franquisme ; de même, les aspects culturels, les piliers du régime que sont l’armée, l’Église, la Phalange, et les mouvements d’encadrement de la population, et également l’opposition politique dans la dernière partie, sont étudiés en détail. Au total, le livre de Denis Rodrigues est une véritable somme sur l’Espagne des années 1931-1975, une synthèse indispensable, pratique et utile.
• Page 256 à 258 : Stéphane Michonneau et Xosé M. Núñez Seixas (dir.), Imaginarios y representaciones de España durante el franquismo, Madrid, Casa de Velazquez, 2014 : présenté par Denis Rodrigues
En 2014, Stéphane Michonneau et Xosé M. Núñez Seixas ont fait paraître cet ouvrage collectif dans la collection de la Casa de Velázquez (n° 142), concrétisation d’un projet de recherche dirigé depuis l’Université de Saint-Jacques de Compostelle par Xosé M. Núñez Seixas et depuis l’Université Complutense de Madrid par Javier Moreno Luzón. L’ouvrage de 281 pages juxtapose dix contributions qui s’intéressent à la construction des symboles et des imaginaires de la nation et de l’identité nationale espagnole pendant la dictature de Franco. Cet ouvrage est de la plus grande utilité pour qui s’intéresse à la dictature de Franco et à l’idéologie dont il s’est fait le vecteur. Il démontre l’omniprésence et la diffusion d’une conception à la fois impérialiste et nationale-catholique du rapport à l’Autre, dans tous les domaines de la vie nationale et internationale. Il confirme que la prétention totalitaire de ce régime était assise sur des présupposés idéologiques réactionnaires qui ont envahi toute la vie nationale et n’ont laissé aucune place à l’expression d’une conception différente de la nation. Ce régime s’est employé à occuper les esprits en y instillant les éléments d’un nouvel imaginaire dont la répétition à satiété devait assurer la pérennité.
• Page 258 à 261 : Geoffroy Huard, Les Gays sous le franquisme. Discours, subcultures et revendications à Barcelone, 1939-1977, Villeurbanne, Orbis Tertius, 2016 : présenté par Jérôme Bazin
La principale originalité du livre de Geoffroy Huard est de montrer l’« intense vie homosexuelle » (p.63) à l’époque franquiste, à rebours d’une vision actuelle qui la minimise ou l’ignore. La libération homosexuelle après la transition démocratique n’apparaît dès lors plus comme la naissance du mouvement homosexuel en Espagne, mais plutôt comme la reconfiguration des rapports de visibilité. La principale source utilisée pour donner vie à cette histoire est un ensemble de 1 000 dossiers judiciaires concernant des hommes jugés, condamnés ou relaxés pour homosexualité. Le livre a deux parties : l’analyse proprement dite, puis une longue présentation d’archives. La bibliographie est entièrement focalisée sur l’histoire de l’homosexualité. Elle est en accord avec un livre qui, malheureusement, n’engage pas la discussion de savoir comment l’histoire de l’homosexualité peut permettre d’éclairer les autres enjeux qu’elles rencontrent, soit l’histoire des classes populaires, celle de l’Église catholique et celle de l’État franquiste.
• Page 261 à 263 : Alicia Fernández García, Mathieu Petithomme, (dir.), Contester en Espagne. Crise économique et mouvements sociaux, Paris, Demopolis, 2015 : présenté par Matthieu Trouvé
Contester en Espagne est une étude collective dirigée par Alicia Fernández, doctorante en civilisation espagnole, et Mathieu Petithomme, maître de conférences en science politique à l’IUT de Dijon. L’ouvrage s’inscrit dans une réflexion sur divers aspects de l’Espagne contemporaine : la notion de contestation, l’influence des manifestations de rue, la violence politique, les mouvements régionalistes-nationalistes, la crise économique et sociale qui frappe le pays depuis 2008, ou encore les féminismes en Espagne aujourd’hui. Le premier grand intérêt de l’ouvrage réside dans l’approche pluridisciplinaire de ces thèmes : neuf spécialistes de civilisation espagnole, d’histoire, de science politique et d’économie sont en effet réunis pour apporter leur expertise à travers onze chapitres classés en trois parties : « de la crise économique au renouveau de la contestation sociale », puis « revendications identitaires et nouveaux mouvements sociaux », et enfin « de la crise sociale à la crise institutionnelle et politique ». En voulant englober les différentes contestations actuelles en Espagne, le livre présente parfois une mosaïque à la fois impressionniste et très détaillée de ces contestations placées sur un même plan mais qui n’ont pas toujours le même impact ni les mêmes enjeux. Il tend également à privilégier la crise économique et sociale à la crise institutionnelle et politique. Mais il a le mérite d’inscrire la réflexion sur le long terme. La rigueur scientifique du contenu, étayé par des schémas, tableaux et illustrations de qualité, en fait une référence pour qui veut s’intéresser à la crise actuelle, aux mouvements sociaux contestataires et au pouvoir de la rue en Espagne.
© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)