Savoir et pouvoir en Al-Andalus au XIe siècle, d’Emmanuelle Tixier du Mesnil, publié aux éditions du Seuil en 2022, est un ouvrage atypique qui prend la forme d’une grande enquête qui a mené l’autrice à sortir de son terrain de médiéviste, pour s’intéresser aux XVIIIe et XIXe siècles. Au cours de ce voyage, l’historienne, professeure d’histoire médiévale de l’Islam à l’université de Paris Nanterre et spécialiste de la géographie arabe médiévale et de l’histoire d’Al-Andalus, cherche avant tout à comprendre ce qui fait la singularité d’Al-Andalus parmi l’ensemble des territoires ayant appartenu à l’Islam. L’épisode historique d’Al-Andalus a donné naissance à des mythes contradictoires, notamment en ce qui concerne la tolérance. En effet, pour certains ,« Islam et violence ne sont pas consubstantiellement liés puisqu’en dépit des tragédies contemporaines, le monde a pu être un temps tolérant ». Au contraire, d’autres personnes « s’acharnent à essayer de démontrer [que la tolérance] n’a jamais existé sous des pouvoirs musulmans, et plus particulièrement en Al-Andalus dont elle est le symbole ». Pour l’historienne, ces deux visions se rejoignent car l’une comme l’autre essentialisent le monde islamique, sans tenir compte de la profondeur de son histoire et des évolutions qui l’ont traversé. De plus, elle rappelle que les médiévistes n’interviennent jamais dans ce type de débat « qu’ils savent faussé, car il (…) est absurde de poser la question anachronique d’une quelconque pratique de la tolérance au Moyen Âge ».

Dans l’introduction, Emmanuelle Tixier du Mesnil pose un ensemble de questions permettant d’aborder Al-Andalus non pas seulement sur le plan historique mais également sur sa construction historiographique, symbolique et intellectuelle ayant donné naissance à l’association de tolérance et de coexistence des religions, idée encore très puissante aujourd’hui. Ainsi, pour mener son enquête et démystifier cette histoire, l’autrice a organisé l’ouvrage en trois parties , en abordant successivement le débat autour de l’identité andalouse, une relecture historique du XIe siècle et la construction d’une identité savante au cours du XIe siècle.

Définition d’Al-Andalus

Al-Andalus est un nom qui a très tôt été donné à l’Espagne musulmane. On le trouve sur une monnaie de 716, cinq ans à peine après la conquête de la péninsule ibérique par les armées islamiques en 711. Cependant, on ne connaît pas vraiment l’origine de ce nom. Les géographes arabes du Xe siècle pensent qu’il proviendrait des Vandales, ce qui est assez improbable, car ce peuple n’est resté que quelques décennies dans la péninsule, alors que les Wisigoths y ont installé un pouvoir plus durable pendant plusieurs siècles. Même si l’origine du terme Al-Andalus est incertaine, c’est sous ce vocable que la région est désignée à la fois par les contemporains et par les historiens d’aujourd’hui. Néanmoins, sous ce terme on ne désigne que la partie de la péninsule qui est à l’islam. Or, la domination dans la péninsule a beaucoup évolué dans le temps, ainsi Al-Andalus s’étend jusqu’à Narbonne au VIIIe siècle, mais ne correspond plus qu’au petit royaume de Grenade au XVe siècle.

La construction de l’image d’Al-Andalus

Emmanuelle Tixier du Mesnil souligne qu’Al-Andalus est l’une des deux seules terres avec la Sicile à avoir été perdue par l’Islam, c’est-à-dire l’empire islamique. Elle a par conséquent une identité tout à fait particulière et singulière. Très tôt, dès les VIIIe, IXe et Xe siècles, Al-Andalus a un positionnement ambigu par rapport au cœur de l’Islam (Syrie, Arabie et Iraq). Ainsi, elle acquiert la conscience d’être une marge géographique, ce qui la rend, en ce sens, fragile. Dans l’historiographie européenne notamment à partir des Lumières, Al-Andalus présente la particularité d’avoir été un morceau d’Europe qui a un temps « été à l’Islam ». Cet épisode d’histoire médiévale permet aux philosophes des Lumières de stigmatiser la monarchie espagnole catholique qui a expulsé les juifs et les musulmans. Pour les philosophes, cette monarchie absolue catholique est totalement inféodée à l’inquisition ce qui explique l’arriération économique de l’Espagne qui est constatée à la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
L’autrice ne cherche pas à savoir si le raisonnement des philosophes est exact sur cette question, mais elle remarque que c’est à ce moment que les philosophes ressuscitent le passé andalou, alors considéré comme un temps de coexistence et de tolérance. Ainsi, Al-Andalus aurait été un « âge d’or », une parenthèse dans l’histoire de l’Espagne qui se serait refermée avec la fin de la coexistence de plusieurs religions. C’est ainsi que prend naissance le « motif de la tolérance andalouse ».
L’historienne précise que le motif de la tolérance émerge plus spécifiquement dans les cercles des philosophes juifs allemands. Cette thématique est traitée en lien avec leurs propres questionnements sur l’émancipation et sur la coexistence avec un univers chrétien dominant. Ces penseurs voient également Al-Andalus comme un « âge d’or », et tentent de montrer que les juifs andalous ont adopté la langue du pouvoir et se sont intégrés à la société par la culture, sans renoncer à leur religion. Al-Andalus est alors vu comme un précédent de la participation et de l’intégration d’une minorité à une société par la culture et par la langue sans renier sa religion. Cet épisode fait alors écho pour les penseurs juifs des années 1860 au sein de l’espace germanique. Ce sont donc ces penseurs qui inventent littéralement l’idée d’un paradis médiéval pour les juifs, qui aurait alors existé uniquement au sein de l’Espagne islamique.

La place d’Al-Andalus dans les débats sur la nation espagnole aux XIXe et XXe siècle

Au XIXe siècle, de nouveaux débats historiographiques émergent concernant les origines et la linéarité de l’histoire espagnole. Ces questions tournent autour des notions de nation et de peuple. En effet au moment de la constitution des identités nationales au XIXe siècle, certains courants se demandent ce qu’il faut faire de ce passé islamique et arabe. C’est à cette époque que des courants catholiques, très conservateurs, voient dans les oppositions entre les chrétiens et musulmans dans la péninsule, l’acte de naissance de l’Espagne et de sa nation. Par conséquent, au moment de la construction d’un roman national, une partie des intellectuels considèrent que tout ce qui est antérieur à 711 et particulièrement au début de la « reconquête », n’a que peu d’intérêt. Cependant, l’appropriation du passé andalou ne s’est pas opéré de la même manière selon les régions espagnoles. Par exemple, en Andalousie le passé islamique est devenu un argument touristique, alors que les Basques, qui n’ont jamais été dominés, ont un rapport bien différent à ce passé. 

Tolérance contre coexistence

Emmanuelle Tixier du Mesnil tient à rappeler que lorsque l’on se situe dans le champ de l’histoire médiévale, il existe une différence structurelle entre l’Occident latin et le monde islamique. L’Islam, par définition, est dès le début un monde de la pluralité des confessions religieuses. Au contraire, au sein de l’Occident latin, l’altérité religieuse n’existe quasiment pas, mis à part des communautés juives assez peu nombreuses numériquement. En effet, il faut attendre les débuts du protestantisme pour que la tolérance soit théorisée. Par conséquent, l’idée portée par l’historienne est l’inexistence de la tolérance à l’époque médiévale. Par contre, il existe structurellement une coexistence dans les régions islamiques où les chrétiens sont restés majoritaires pratiquement jusqu’au XIe siècle, notamment dans les anciennes provinces de l’Empire byzantin. Par conséquent, le pouvoir doit pragmatiquement gérer ces sociétés multiconfessionnelles, notamment dans le seul domaine qui intéresse vraiment l’État : l’impôt.

Le XIe siècle andalou au cœur de l’ouvrage

Emmanuelle Tixier du Mesnil insiste sur le fait que les historiens ont relativement peu écrit sur le XIe siècle andalou. En effet, cette période est coincée entre deux autres, d’une part le califat Omeyyade, assimilé à un âge d’or, et d’autre part la domination d’Al-Andalus par les Almoravides puis les Almohades durant les XIIe et XIIIe siècles. Il s’agit pour l’historienne d’une période de transitions politiques qui s’ouvre avec une guerre civile, la fitna, qui voit la disparition du califat Omeyyade et la constitution de principautés indépendantes et rivales les taïfas. Cependant, Emmanuelle Tixier du Mesnil explique que l’histoire est tributaire d’une vision née au XIXe siècle qui considérait alors le XIe siècle andalou comme un moment de recul. Or, l’autrice montre parfaitement que la fragmentation politique d’Al-Andalus n’empêche pas l’émergence de cours très brillantes avec la présence de savants, d’intellectuels qui circulent et qui échangent. L’archéologie montre parfaitement la prospérité de la période et les sources montrent  l’importance de la vie intellectuelle très clairement affirmée. Le XIe siècle correspond à l’époque  du polygraphe cordouan Ibn Hazm, du géographe al-Bakri ou encore de très nombreux poètes.

Au final, Emmanuelle Tixier du Mesnil nous livre un ouvrage d’une grande qualité, dont la richesse se trouve dans le choix de l’autrice d’organiser l’ensemble avec une partie historiographique, une partie politique et une partie culturelle. Les « notes de pages » en fin d’ouvrage apportent une multitude d’informations supplémentaires permettant aux lecteurs d’approfondir certaines questions. Un ouvrage à lire pour mettre à jour ses connaissances sur l’histoire d’Al-Andalus.