L’auteur, directeur de recherche au CNRS, est un politiste ayant été en poste en Égypte pour le centre d’études du ministère des Affaires étrangères. Il nous donne ici un ouvrage d’abord axé sur le fonctionnement politique du « système Moubarak à l’heure de la succession ».
L’auteur a notamment pour champ d’expertise l’analyse des discours et des pratiques à la fois autoritaires et partiellement libérales dans le monde arabe. Il nous rappelle qu’Hosni Moubarak a 81 ans et préside l’Égypte depuis 1981 de manière autoritaire et a préparé son fils à sa succession. Y aura-t-il alors un choix démocratique ? Une idée répandue est que la misère conjuguée à la réislamisation feront « exploser la poudrière » vraisemblablement au profit des Frères musulmans.

Cette idée est immédiatement discutée : les islamistes ont une « aura » qui tient en partie à leur statut d’opposants, mais sont en réalité un parti conservateur, voire réactionnaire, tandis que la libéralisation politique et surtout économique consolide le régime. Cette libéralisation est menée avec une prudente lenteur pour éviter les remous politiques et sociaux « anti-régime » qu’elle pourrait générer. Elle est rendue possible par la disparition de l’opposition de gauche « digérée » par le régime, tandis que les activités politiques qui auraient pu être oppositionnelles sont affaiblies par une large « individualisation libérale ».

Cet « individualisation » a des raisons pratiques : une partie de la rente, celle venant des émigrés et du tourisme, est la contrepartie d’activités individuelles indépendantes de l’État et ses acteurs se préoccupent donc peu de ce dernier. Il en va de même des entrepreneurs et salariés du privé qui se sont multipliés avec la libéralisation économique et notamment l’arrivée des investisseurs étrangers. (Il faut rappeler aux Français, habitués au Maghreb, que les émigrés égyptiens ne vont pas vers l’Occident, mais vers des pays arabes producteurs de pétrole, et que les investisseurs viennent également de ces pays : il y a là deux façons de déverser sur l’Égypte une partie de la rente pétrolière du monde arabe ; par ailleurs on reste ainsi culturellement « entre soi » et le milieu des affaires est plus « bigot » -terme de l’auteur-qu’au Maghreb). Cette indépendance par rapport à l’État fait que les actions collectives s’intéressent plus à la « société civile » qu’à la politique. Et tout cela permet au régime de poursuivre sans trop de risque une libéralisation qui a l’avantage de favoriser la croissance économique … et de générer une bourgeoisie, partie traditionnelle, partie nouvelle, désireuse de stabilité politique. Cette croissance économique a connu certes des à-coups (notamment suite au contre-choc pétrolier de 1986 et au plan d’ajustement structurel de 1991), mais a finalement permis à l’État de se dégager partiellement de la charge d’une administration et d’entreprises publiques qui absorbaient toutes les ressources. Ce qui reste marche néanmoins très mal : santé, enseignement public privatisé de fait (les familles se ruinent en leçons particulières « indispensables », tandis que profs et élèves s’y épuisent chaque nuit). Les services privés (payants ou associatifs), la charité, le sens du devoir ou le respect des principes religieux pallient plus ou moins à l’écroulement administratif et à la corruption, sans que cela entraîne de protestation politique organisée.
Pourquoi ? Moins par la répression que faute de débouché électoral et du fait que l’on sait que de toute façon l’État ne voudra ou ne pourra rien faire. L’autoritarisme est renforcé par sa propre faiblesse, qui renvoie les citoyens vers les solutions privées.

Quant à la « réislamisation » (impressionnante au moins quant aux apparences et usages affichés), elle vient d’une action publique délibérée lancée par Sadate (néanmoins assassiné par un islamiste) pour faire contrepoids à l’opposition de gauche, encore puissante en cette fin d’époque nassérienne. Elle s’est traduite par l’adoption de la charia « comme source principale du droit » et « l’envahissement de l’espace public par la référence islamique » (avec quelques conséquences désagréables pour les Coptes). Dans le domaine individuel, il en résulte des proclamations religieuses et moralisantes pas toujours mises en pratique. C’est donc l’action publique qui a permis l’islamisme et non ce dernier qui a agi sur la société. Mais cela limite aussi ses perspectives, certains craignant qu’une « vraie démocratie » n’amène les « Frères » au pouvoir, qui exerceraient une pression concrète sur une pratique privée relativement libre.

Par ailleurs, l’auteur rappelle que le faible mais réel libéralisme politique est une tradition ancienne amorcée au XIXe siècle parallèlement à l’évolution des pays européens (jusqu’en 1956, une part importante de l’élite était francophone et très au fait de la vie occidentale). Il y a ainsi 24 partis politiques, mais actuellement le seul mouvement crédible dans l’opposition est celui des Frères musulmans. Le parti au pouvoir, le PND, avait pour objet l’élection du président ; comme le candidat devait être constitutionnellement désigné par les deux tiers des députés, ce parti a « naturellement » plus des deux tiers des sièges. Il a évolué d’un parti de cadres hérité du nassérisme à un parti « mixte » où augmente le poids des notables et des milieux d’affaires. Cela prive l’opposition de possibles leaders, tandis que les élus du PND renforcent leur implantation par les services qu’ils rendent à leurs électeurs. L’ensemble a donc une certaine stabilité.

L’apparition des ONG a troublé cela, et un chapitre explique pourquoi et comment. Elles sont donc étroitement réglementées depuis 2003. Parallèlement, la succession se profilant, Gamal Moubarak a pris du poids au PND, où il est « secrétaire du haut comité aux politiques » et anime un groupe de libéraux économiques souhaitant compenser un moindre « sécuritarisme » par une plus grande adhésion d’une part de l’opinion. Des règles constitutionnelles ont également été changées, dont l’élection du président au suffrage universel direct, rendant plus difficile l’action des Frères musulmans qui, juridiquement, ne sont pas un parti. La vraie question demeure la capacité du régime à truquer les élections, capacité qui a moins bien joué que prévu en 2005.

L’auteur analyse ensuite les Frères musulmans « pas un parti politique puisque prédicateurs et ayant une action sociale ; pas une confrérie, puisque réfutant tout enseignement mystique », mais un mouvement qui a notamment investi les structures syndicales professionnelles. Voir :
http://web.mac.com/labor3/iWeb/ICEG/La%20longue%20histoire.html.
C’est un groupe d’opposition à la fois toléré et réprimé, qui utilise des « références disponibles et reconnues, quitte à leur donner un sens particulier », formule qui introduit les quelques pages d’un exposé limpide et concret sur l’islamisme et sa place en Égypte. Dans ce pays, c’est le citoyen qui est brimé, et non l’islam, tandis que les frères ne demandent pas plus de démocratie, mais encore plus d’islam.
Sont-ils en voie de modération pour aboutir à terme à ce qu’est l’AKP en Turquie ? L’auteur pense plutôt qu’ils s’adaptent aux circonstances, donc ne sont modérés que s’ils le jugent opportun. Or leur arrivée au pouvoir n’est concevable que dans un contexte de crise qui ne permettrait plus au pouvoir de truquer les élections. La modération ne serait alors plus nécessaire. Le sachant, le régime n’a pas envie de leur ouvrir les portes, même au nom d’un consensus qui aurait pour objectif de les banaliser. Les réformateurs de Gamal Moubarak auront donc longtemps besoin d’un État autoritaire ayant un appareil répressif efficace. Il serait déjà bien qu’ils réussissent l’évolution vers « un aménagement libéral de l’autoritarisme » qui, même s’il est économiquement efficace, ne leur amènera pas pour autant une vraie majorité électorale.

L’auteur rappelle qu’un analyste n’a pas à prendre la « posture vertueuse » consistant à dire que des élections libres conduiraient à une situation par définition meilleure, s’il estime que ce ne serait pas le cas. Il explore ensuite les différentes stratégies possibles des réformateurs, qui sont toutes hasardeuses, la plus dangereuse étant sans doute la démocratisation brusquée comme en Irak, en Afghanistan ou en Palestine.

Ce livre bref est remarquable par sa clarté et ses exemples, bien qu’il fouille dans le détail les processus socio-politiques.