« Comme le rappelait en 1981 Yves Lacoste dans son éditorial, avant que d’être géographique, l’Asie du Sud-Est fut d’abord une notion géopolitique, et relativement récente puisqu’elle n’est apparue que pendant la Seconde Guerre mondiale […]. Depuis, la notion d’Asie du Sud-Est est communément utilisée par les géographes, les économistes, les démographes et les ethnologues. Le très grand historien […] Denys Lombard […] qualifie de ‘’Méditerranée sud-est asiatique’’ ce vaste ensemble [de différents pays] qui ont de très anciennes relations, y compris conflictuelles. »

Béatrice Giblin, « Éditorial. L’Asie Du Sud-Est », 2020[1].

Le thème de ce numéro de l’excellente revue Hérodote que l’on ne présente plus, publié presque vingt ans après un premier titre homonyme sous la direction d’Yves Lacoste (1981), fait écho à la question de géographie au programme des capes et agrégations d’histoire et de géographie 2019-2021 : « L’Asie du Sud-Est ». Sous la direction de Benoît de Tréglodé[2], politologue, et de Nathalie Fau[3], géographe, ce numéro propose un éclairage original et actualisé sur cette région à travers treize contributions rédigées par des spécialistes et ravira donc les aspirant.e.s aux passionnants métiers de l’enseignement.

    Si l’on s’intéresse tout d’abord à l’éditorial de Béatrice Giblin, le lecteur y trouvera des réponses face à la nécessité d’un nouveau numéro sur cette aire géographique avec une approche centrée principalement autour de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud‑Est) dont le poids politique et économique s’est accru au point de devenir peu à peu un acteur à part entière dans la géopolitique de ce vaste ensemble, voire, à plus ou moins long terme, à l’échelle mondiale du fait de ses enjeux géopolitiques et géostratégiques. L’analyse géographique et géopolitique semble ainsi particulièrement adaptée pour étudier la mosaïque de territoires qui composent l’Asie du Sud-Est : la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge, le Laos, le Vietnam, la Malaisie, Singapour, l’Indonésie, le sultanat de Brunei, les Philippines et le Timor-Leste.

    Dans le premier article « L’ASEAN face à la redéfinition de sa centralité – diplomatique, opérationnelle et géographique » (p. 9-24), Éric Frécon tente d’apporter une nouvelle lecture sur l’ASEAN créée en 1967, composée de dix États et forte de 642 millions d’habitants et d’un PIB régional estimé à 2766 milliards (2017). En effet, si celle-ci a souvent peiné à s’imposer comme un acteur majeur des relations internationales, elle dispose de leviers diplomatiques importants, notamment via un ensemble de forums, plus ou moins officiels ou formels, rattachés à l’Association.

    Dans l’article « Cartographie des voies sous-marines en Asie du Sud-Est » (p. 24-41), François-Xavier Bonnet s’intéresse à la recherche océanographique civile et militaire qui, dans un contexte de rivalités de puissance entre les États-Unis et la Chine et de rivalités territoriales (notamment en mer de Chine méridionale avec l’exemple des Spratleys) entre pays de la zone, devient un enjeu géopolitique majeur en Asie du Sud-Est. Certains pays de cette région jusque-là à l’écart (comme les Philippines), se dotent ainsi de services de recherches océanographiques militaires (dont des études bathymétriques), d’équipements sous-marins et de matériel de lutte anti-sous-marine.

   Benoît de Tréglodé qui connaît bien le sujet, présente ensuite une « Géostratégie du Viêt Nam dans les Spratleys et les États riverains de l’ASEAN » (p. 43-58). Depuis la création de l’ASEAN en 1967, ces îles ont en effet toujours représenté un litige entre le Viêt Nam et les pays riverains. Cet espace maritime est, aujourd’hui encore, disputé par la Chine, le Viêt Nam pour leur intégralité, et, en partie, par Taïwan, les Philippines, la Malaisie et Brunei. Les revendications maritimes de chacun de ses États se basent sur des arguments géohistoriques mais le conflit peine à être résolu. En 2016, la décision de la Cour pénale d’arbitrage (CPA) de La Haye a changé les choses ; tout en n’accordant pas de valeur juridique aux prétentions chinoises dans la région, le texte questionne également la place des autres États riverains, et notamment celle du Viêt Nam, ainsi que le faible traitement accordé par l’ASEAN à la gestion de ces différends maritimes entre États membres.

    Elsa Lafaye de Micheaux, présente ensuite dans un article intitulé « La montée de la Chine et les normes sociales en Asie du Sud-Est : le rôle des investissements » (p. 59-75), le rôle de l’économie chinoise et de son rapprochement avec ses voisins dans le développement rapide des économies des États de l’Asie du Sud-Est. Devenue depuis les années 2000, le premier partenaire et premier fournisseur de l’ensemble de la zone, la Chine a ainsi établi une dépendance entre les économies de la région et ses propres capacités industrielles. La chaîne de valeur asiatique génère des flux d’échanges intrarégionaux très importants et suscite de grands projets d’infrastructures transnationaux (p. 59). L’auteure analyse ainsi l’investissement chinois en Asie du Sud-Est, défini de manière extensive (IDE, assistance au développement, financements liés de la Belt and Road Initiative), comme vecteur de normes sociales, en croisant données quantitatives et études de terrain.

    Nathalie Fau s’intéresse aux questions énergétiques dans le détroit de Malacca : « Les « États transits maritimes » du détroit de Malacca : vers la création d’un hub énergétique transfrontalier ? » (p. 77-95). Situé sur la route maritime reliant les zones de production pétrolière du golfe Arabo-Persique et les zones de consommation d’Asie orientale, le détroit de Malacca est le second goulet d’étranglement (chokepoint) des flux mondiaux d’hydrocarbures après le détroit d’Ormuz. De ce fait, les États riverains du détroit de Malacca, situés sur cette route énergétique d’envergure mondiale (20 millions de barils en transits à minima en 2020), peuvent être qualifiés d’« États transits » : un terme désignant un pays situé sur un corridor énergétique transnational et qui exerce une fonction de lien entre des pays producteurs et des pays consommateurs. À partir d’une typologie des États transits maritimes, cette contribution analyse la stratégie de chaque État riverain pour valoriser sa situation sur un corridor énergétique et s’interroge finalement sur les possibilités d’émergence d’un hub énergétique transfrontalier dans la partie méridionale du détroit de Malacca.

    Éric Mottet prolonge et élargit la réflexion sur ces questions énergétiques en analysant « La transition énergétique en Asie du Sud-Est » (p. 97-111). En effet l’Asie du Sud-Est est l’une des régions les plus dynamiques au monde avec une forte croissance démographique, économique et énergétique. Sa demande énergétique devrait ainsi continuer de croître avec une augmentation d’environ 4,7% par an d’ici 2035. Les défis qui se posent ainsi aux États membres de l’ASEAN sont donc nombreux dans un contexte de transition énergétique urgente. Ces défis font émerger des stratégies de développement et de coopération énergétique entre les pays de la zone. Il s’agit d’une réponse collective à travers, entre autres, le développement des énergies renouvelables, une intégration des marchés de l’électricité et gazier permettant de sécuriser l’approvisionnement et de le rendre plus durable, en exploitant la diversité des ressources énergétiques disponibles dans la région et leurs profils de demande différents. C’est dans ce cadre que les projets d’énergies renouvelables et d’interconnexion des réseaux de production et de distribution s’inscrivent, avec comme objectif à long terme une transition énergétique qui tend globalement vers un système énergétique plus durable.

    Christine Cabasset s’intéresse ensuite aux « exercices de gestion des catastrophes dans l’ASEAN » (p. 113-124) en adoptant une approche géographique du phénomène. La gestion de catastrophes (HADR) est devenue un axe de travail majeur pour les instances civiles et militaires des États membres et la multiplication des exercices conjoints dédiés organisés dans la région en témoigne. Ainsi, de 2005 à 2019, c’est plus de vingt exercices qui ont été réalisés par l’ASEAN (trente en ajoutant les exercices organisés par au moins l’un des États membres). Ceux-ci participent au dynamisme de l’association.

    Gabriel Facal se penche lui sur la question du terrorisme islamiste dans cette région du monde : « Géopolitique du terrorisme islamiste en Asie du Sud-Est. Entre réseaux anciens et cellules déterritorialisées » (p. 125-138). En Asie du Sud-Est (environ 255 millions de musulmans pour 685 millions d’habitants), les principaux pays marqués par les faits de terrorisme islamiste sont l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande. Dans cette région parfois considérée comme un second front du terrorisme islamiste, les groupes djihadistes présents sont très divers et se structurent localement. Ils adaptent leurs modes d’organisation et d’action face aux profondes et multiples transformations territoriales : montée des autoritarismes politiques, militarisation des politiques de sécurité, urbanisation rapide, circulations accélérées… L’auteur étudie les causes, les processus des actes terroristes mais également les acteurs (commanditaires, opérateurs, victimes), les processus de médiatisation de ces actes et les effets de ces derniers en termes de politiques publiques de lutte contre le terrorisme. Il s’efforce de synthétiser « les pratiques et discours sur les conflits de territorialité qui structurent l’espace terroriste islamiste d’Asie du Sud-Est » (p. 126).

    Jérémy Jammes s’intéresse quant à lui aux questions et dynamiques religieuses, aux prosélytismes vers et depuis l’Asie du Sud-Est dans un article intitulé « Les nouvelles routes sud-est asiatiques de la foi : dynamiques missionnaires » (p. 139-152). Il cherche, à travers l’étude et la comparaison de plusieurs groupes religieux porteurs de discours missionnaires vers cette région (chrétiens musulmans, bouddhistes), à comprendre leurs impacts (géopolitiques, sociologiques, économiques, territoriaux…), les réseaux constitués et leurs particularités à toutes les échelles.

    Loïs Bastide éclaire dans son article « Les nouvelles migrations de travail en Asie du Sud-Est insulaire : du commerce transnational de la main-d’œuvre entre l’Indonésie, la Malaisie et Singapour » (p. 153-167), l’économie politique des migrations de travail entre les pays moins développés et les pôles de forte croissance économique, entre les pays de l’ASEAN, en insistant notamment sur les migrations de travail indonésiennes vers la Malaisie et Singapour. Ces migrations constituent ainsi un levier utile aux États pour répondre à besoins économique et politiques nationaux liés à des options de développement arrêtées au moment des indépendances. Elles participent également à stimuler la croissance économique régionale en facilitant une répartition efficace, d’un point de vue économique, de la main-d’œuvre (p. 154). Elles imposent toutefois des contraintes sur l’action publique des États et sont source de conflits multiscalaires.

    Gabriel Fauveaud s’intéresse dans le chapitre suivant à la manière dont la financiarisation dessine de nouvelles géopolitiques de l’immobilier à Phnom Penh et en Asie du Sud-Est : « Les nouvelles géopolitiques de l’immobilier en Asie du Sud-Est : financiarisation et internationalisation des marchés immobiliers à Phnom Penh, Cambodge » (p. 169-184). Dans cette étude de cas sur la capitale cambodgienne, il questionne le rôle du développement du marché résidentiel dans une évolution plus globale de la géopolitique de l’immobilier en Asie du Sud-Est. Il détaille ici les stratégies et les pratiques immobilières des promoteurs, banques, courtiers et acheteurs à Phnom Penh, en montrant comment celles-ci favorisent de nouvelles logiques de circulation, d’ancrage et de matérialisation des investissements immobiliers.

    L’article de Rémi Desmoulière étudie les « Transports publics sous tension à Jakarta » (p. 185-200). Les villes d’Asie du Sud-Est, contrairement aux villes dites du « Nord » (notamment en Europe de l’Ouest) où l’État a joué un rôle historique important, présentent des systèmes de transport dont l’exploitation, mais aussi le contrôle, laissent une large place aux initiatives privées. L’article vise à explorer la dimension géopolitique des transports au prisme des conflits impliquants les transporteurs dans la capitale indonésienne, forte de près de 28 millions d’habitants et très étendue spatialement. L’auteur se concentre notamment sur une partie de l’offre non centralisée de transports, celles des minibus.

    Le dernier article rédigé par Rodolphe De Koninck intitulé « La cité-État de Singapour : l’innovation au service du contrôle social » (p. 201-218) intéressera tout particulièrement les enseignant.e.s de première générale qui désirerait bâtir une étude de cas « Singapour : l’articulation de la finance, de la production et des flux » pour le thème 2 de géographie au programme « Une diversification des espaces et des acteurs de la production ». Depuis son accession à l’indépendance partielle en 1959 et surtout depuis 1965 alors qu’elle atteignait la pleine indépendance, la cité-État insulaire de Singapour a fait l’objet de transformations profondes physiques, sociales et économiques… Celles-ci ont eu comme corollaire, sinon comme condition, une stabilité politique à bien des égards sans égale dans le monde. La ville a développé une organisation remarquable en matière d’innovation technologique qui l’a placé en 2e place dans le classement World Economic Forum 2016 mais en contrepartie cette recherche de l’innovation multiforme a permis et nécessité conjointement, un contrôle social strict et serré qui questionne la durabilité de ce « modèle » de développement.

    En définitive, ce numéro d’Hérodote, tombe à pic pour faire le point sur ses connaissances scientifiques sur cette question de l’Asie du Sud-Est aux programmes des concours de l’enseignement 2019-2021. On notera la présence de cartes et figures intéressantes à replacer dans une copie. Il sera essentiel pour les candidat.e.s de l’acquérir et/ou de le consulter pour approfondir ou repenser certaines thématiques. Les articles, rédigés par des spécialistes, offrent une (re)lecture originale et fort plaisante de la géographie et de la géopolitique contemporaines de cette région.

Présentation de l’éditeur

« L’Asie du Sud-Est étant au programme de l’agrégation de géographie de 2020, Hérodote, revue de géographie et de géopolitique, y consacre ce numéro, sur une proposition de Benoît de Tréglodé, politologue, et de Nathalie Fau, géographe, qui l’ont aussi pensé et dirigé. L’approche géographique et géopolitique est particulièrement adaptée à l’étude de cette région. En effet, pour l’analyser correctement, il est indispensable de prendre en compte ses caractéristiques géographiques exceptionnelles : 4 500 000 km², 650 millions d’habitants, des étendues marines plus vastes que les terres émergées, elles-mêmes constituées d’une succession de péninsules, de détroits, d’archipels parsemés de milliers d’îles et d’îlots, le tout étant divisé en État péninsule (la Malaisie), en États archipels (les Philippines et l’Indonésie) ou encore en État insulaire (Singapour). Ce vaste espace relève aussi d’une analyse géopolitique singulière car, situé entre deux océans, Pacifique et Indien, il joue un rôle central dans la circulation maritime mondiale tant sur le plan géostratégique qu’économique. En outre, il est d’une extrême diversité : diversité linguistique – cinq familles de langues, comparées à une seule en Europe –, diversité religieuse – musulmans, chrétiens, bouddhistes – et enfin espace où les complémentarités, les relations et bien évidemment les rivalités sont très anciennes. De quoi fournir un terrain d’études riche et passionnant, au cœur des enjeux et défis contemporains. »

 


©Rémi Burlot, pour Les Clionautes

[1]Benoît de Tréglodé et Nathalie Fau [dir.], « L’Asie du Sud-Est », La Découverte, Hérodote n°176, 1er trimestre 2020, p. 4.

[2] Benoît de Tréglodé est politologue, historien et directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Docteur en histoire et civilisation de l’Asie (EHESS, Paris), titulaire d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR à l’INALCO en 2015), il est également chercheur au CASE (Centre Asie du Sud-Est, EHESS-CNRS) et a dirigé l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC) à Bangkok de 2008 à 2012. Il est notamment l’auteur de Histoire du Viêt Nam de la colonisation à nos jours (Editions de La Sorbonne, 2018) et de Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégration et sécurité (co-dir avec N. Fau, CNRS Editions, 2018).

[3] Nathalie Fau est agrégée de géographie et maîtresse de conférences à l’Université de Paris et membre du Centre d’étude en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Elle assure en 2019-2020 les cours de préparation aux concours à l’Université de Paris, Panthéon Sorbonne et Sorbonne Université. Elle a récemment publié La Malaisie et la Chine (avec D. Delfolie et E. Lafaye de Michaux) et Les Mers d’Asie du Sud-Est (avec B. de Tréglodé).