Ralph Keysers est un germaniste universitaire palois, spécialisé dans l’étude des signes du nazisme. Après « Cinq mots forts de la propagande nazie » (2008), « L’intoxication nazie de la jeunesse allemande » (2011) et une étude sur « Der Stürmer » (2011), il nous donne ici une riche étude des procédés des manuels scolaires primaires du Troisième Reich entre 1935 et 1945, spécialement ceux qui guident, dans l’équivalent du cours préparatoire français, l’apprentissage de la lecture. Pour les enseignants de maintenant, c’est là une carrière, qui permettra de renouveler les deux ou trois sempiternelles images de nos manuels représentant des élèves juifs chassés sous les huées de leurs camarades. Un seul gros reproche à cet égard, qui probablement ne tient pas à l’auteur : la petite taille des reproductions et l’absence totale de couleurs.
Une carrière dis-je car l’historien ne trouve pas son compte dans un propos peu synthétique et très diversement sourcé, Wikipédia et les images sans références glanées sur Internet voisinant avec des manuels précisément situés et datés. L’auteur reconnaît qu’il travaille avec ce qu’il a sous la main, sans pouvoir pondérer cette partie par rapport à un tout.
Beaucoup des images publiées dessinent une passerelle entre l’école et la Jeunesse hitlérienne, le tout menant en droite ligne vers l’armée et la guerre. Les enfants représentés n’ont pas six ans, mais une douzaine : ce sont des « Pimpfe » surtout et, accessoirement des « Jungmädel ». Des garçons et des filles de la Jeunesse hitlérienne, âgés de 10 à 14 ans. Ils s’adonnent à des activités passionnantes telles que le camp en plein air ou divers sports dont le vol à voile, censées inspirer au jeune apprenti lecteur le désir de grandir pour s’engager, et reliées par un biais ou par un autre à la vie militaire. L’auteur insiste à cet égard d’une manière très intéressante, tout au long du livre et dans un chapitre final, sur l’omniprésence du tambour « de lansquenet », martelé par des enfants sur de nombreuses images. Le drapeau de la Hitlerjugend flotte dans beaucoup d’illustrations; il comporte l’une des deux runes qui forment le sigle SS : ainsi s’imprime aussi dans les jeunes cerveaux (une remarque que ne fait pas Keysers) une incitation, pour les plus méritants, à rejoindre un jour l’élite nazie.
Un trait frappe, par rapport aux habitudes universelles dans ce genre de livre : les scènes familiales sont très minoritaires. Il s’agit bel et bien d’enraciner l’idée que les choses importantes, même pour les filles, se passent en dehors du foyer, dans des groupes qui évoquent plus ou moins directement la « communauté nationale ».
Le caractère non exhaustif de la documentation ressort en particulier p. 150 quand l’auteur s’étonne de voir un portrait de Hindenburg dans un manuel de 1934, indique qu’une telle chose est rarissime et soupçonne l’auteur d’être un partisan inavoué du maréchal-président. Il est permis de penser au contraire qu’une telle image n’était pas si rare, surtout si on considère que, pour être prêt lors de la rentrée scolaire, le manuel avait nécessairement été rédigé avant le décès de l’intéressé, survenu le 2 août. Hitler avait, pendant leur année et demie de cohabitation, fort ménagé son vainqueur électoral de 1932, avant de l’enterrer à Tanneberg en grande pompe nazie : ce rédacteur de manuel n’avait aucune raison de ne pas se sentir « dans la ligne ».
L’ajout final de deux études sur l’éducation à la mode soviétique (l’un sur les Allemands de la Volga, l’autre sur la RDA) arrive comme un cheveu sur la soupe, mais l’enseignant pourra le détourner à sa guise. Alors que Keysers (suivi par son préfacier, Dominique Baudis) entend montrer des ressemblances, ce sont les différences qui frappent, et instruisent. Le culte du chef n’est pas empreint de la même affectivité sacrificielle et Wilhelm Pieck, le premier président de la RDA, apparaît même comme « un bon grand-père ». La glorification de la paix omniprésente en terre stalinienne, même si elle n’est pas exclusive d’accents militaristes présentés comme défensifs, ne se retrouve nullement en pays nazi : les professions de foi pacifistes de Hitler entre 1933 et 1938 étaient bel et bien à usage externe, tandis que dans les crânes de six ans on donnait à la poudre une connotation uniformément joyeuse. Rien d’équivalent aux longs chapitres du livre sur la « glorification de l’aviation » et celle de l’armée (dans les manuels nazis) ne se retrouve ici. On a plutôt l’impression, du moins en RDA, d’un écho assourdi, déformé et coupé de ses bases de la folie nazie, qu’il serait intéressant de comparer aux traces qu’elle a laissées dans d’autres types de société, en Allemagne et ailleurs.
Très suggestif est, en revanche, un chapitre comparatif avec les écoles primaires juives du Troisième Reich. Soumis à la censure étatique comme le reste de l’édition, leurs manuels disent pis que pendre du climat allemand au profit de celui de la Palestine ! En dépit de l’idéologie hitlérienne suivant laquelle le Juif, ce parasite-né, est incapable de travailler la terre, les enfants sont incités à rêver de s’insérer dans un kibboutz ! En sus d’une incitation à quitter l’Allemagne et d’une grande partialité du régime, parmi les diverses options laissées aux Juifs, en faveur du sionisme, on peut aussi voir là une préparation discrète de la Solution finale. On sait bien que tous les Juifs n’émigreront pas et qu’en cas de guerre ceux qui restent passeront du statut de corps étranger à celui d’ennemi dans la place : de ce point de vue, les manuels destinés aux enfants juifs sont en parfaite cohérence avec l’ensemble de ces productions où la pédagogie s’efface devant l’idéologie et, surtout, devant un souci d’enrôlement à court terme.