Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul-Valéry de Montpellier, Frédéric Rousseau publie dans la collection « L’Univers historique » l’histoire d’une photographie que nous connaissons tous : celle du petit garçon juif du ghetto de Varsovie levant les bras en l’air et sur lequel un SS braque nonchalamment son pistolet-mitrailleur.
Prise par des nazis fiers de leur action, elle a cessé d’être un document témoignant de la destruction du ghetto juif de Varsovie et de ses habitants pour devenir au fil des décennies une image de compassion, « l’icône de la Shoah ». C’est l’histoire de cette mutation que raconte ce livre qui est une étude de cas appliquée à l’histoire de la mémoire du génocide des juifs.

La photographie n° 14 de l’album du SS Jürgen Stroop

 

La photographie du petit garçon de Varsovie appartient à un album attaché à un rapport que fit le SS Jürgen Stroop qui dirigeait les opérations à ses supérieurs Krüger et Himmler. L’objectif était de leur rendre compte de la liquidation du ghetto et de la répression de l’insurrection juive qui se déroula du 19 avril au 16 mai 1943. Le rapport rédigé par Stroop est un récit des opérations menées contre les « bandits juifs » ; il se clôt par un album composé de 53 clichés parmi lesquels figure la photographie de l’enfant.

Les photographies ont été prises à la demande de Krüger, Chef suprême de la SS et de la police dans l’Est, en poste à Cracovie, afin de témoigner « de nos efforts et des lourds et sanglants sacrifices consentis par la race nordique et les Germains pour la déjudaïsation de l’Europe et du globe terrestre tout entier ». Deux exemplaires de cet album furent retrouvés, dont celui qu’Eichmann eut entre les mains et qui fut présenté au procès de Nuremberg.
La première partie du livre est une analyse de l’album. L’auteur procède à une critique des documents dont il conclut que « la plupart des clichés (…) ont bien été pris en avril-mai 1943 au moment de la liquidation du ghetto de Varsovie » mais que l’identité de l’enfant demeure inconnue malgré les affirmations qui ont été faites à plusieurs reprises par des individus affirmant se reconnaître.
La photographie qui porte le n°14 dans l’album est ainsi décrite : « On y voit un petit garçon lever les mains devant un soldat braquant ostensiblement son pistolet-mitrailleur dans sa direction. Par sa position au cœur de la photographie, le garçon crève littéralement le cadre composé par l’opérateur ; presque instantanément, les yeux du regardeur sont guidés vers le petit garçon, culottes courtes, manteau boutonné, chaussettes soigneusement montées au dessous des genoux et coiffé d’une casquette trop grande, il se trouve légèrement décollé en avant d’un groupe d’une quinzaine de personnes (…)

Visiblement, ces personnes sortent dans la rue dans un état de grande tension et apeurées ; leur évacuation s’est probablement déroulée dans un climat d’extrême violence (…) Une femme au premier plan se retourne ostensiblement en direction de trois soldats postés à la sortie de l’immeuble. A-t-elle aussi reconnu l’un d’entre eux, celui qui pointe nonchalamment un pistolet-mitrailleur ? » C’est malheureusement possible car il s’agit de Joseph Blösche, connu pour son sadisme et pour la terreur qu’il faisait régner dans le ghetto en assassinant chaque jour des enfants en compagnie de son ami surnommé « Frankenstein ». Arrêté en 1967, jugé et condamné à mort par la cour de Leipzig, il sera exécuté en 1969.
Il s’agit donc d’une rafle de civils expulsés violemment d’un immeuble. La légende portée sous la photographie indique : « Extraits de force d’un bunker », « expression à la fois juste et trompeuse » précise l’auteur. « Juste (…) en ce que ces personnes quittent certainement leurs appartements contraints et forcés (…) Fallacieuse en ce qu’elle induit l’idée que les civils raflés auraient résisté par la force (…) or l’image témoigne (…) de l’emploi unilatéral de la violence par les soldats à l’encontre de familles désarmées et inoffensives ».

Un regard nazi

 

Le photographe est aux ordres de Stroop qui est fier de la mission d’extermination des juifs qui lui a été confiée. C’est la seule photographie de l’album à montrer des enfants dans une posture de prisonniers de guerre ; elle a été sélectionnée par Stroop pour figurer dans l’album : elle ne cherche pas du tout à attirer la pitié sur des victimes innocentes, au contraire « elle a pour fonction d’illustrer la force d’âme d’un grand chef, Jürgen Stroop, ainsi que le dévouement admirable de ces troupes d’élite capable de surmonter l’inhumanité apparente de leur mission au nom de l’idéal nazi ».

Le rapport Strop fut présenté au Tribunal de Nuremberg comme pièce à charge et joint à l’acte d’accusation : le document réalisé à la gloire de la liquidation du ghetto devient une pièce à conviction accusatrice. C’est la première inversion du sens initial du rapport. Stroop était absent à Nuremberg car il était alors jugé à Dachau pour d’autres crimes. Il y fut condamné à mort puis extradé en Pologne où il fut de nouveau jugé pour ses crimes dans le ghetto. Condamné à mort une seconde fois, il fut pendu le 6 mars 1952.
Le procureur choisit 18 photographies dont cinq furent projetées ; mais celle de l’enfant juif ne fut pas retenue : elle témoigne seulement de l’évacuation d’un immeuble sous la contrainte de soldats ; au regard d’autres exactions, elle ne constitue pas un document permettant de fonder une accusation de crime.

Une photographie longtemps oubliée

Le second chapitre du livre retrace l’histoire de l’oubli puis de l’émergence de cette photographie au premier plan de la mémoire collective. Il effectue un recensement exhaustif, et quelque peu fastidieux, des diverses productions cinématographiques et littéraires afin d’établir une chronologie de cette émergence puis il en propose une explication qui s’appuie sur les travaux aujourd’hui bien connu sur l’histoire de la mémoire (ceux d’Henri Rousso au tout premier plan).
Pendant plus de vingt ans la photographie est oubliée : c’est le temps du « mythe résistancialiste » ; on célèbre les héros et non pas les victimes ; aucune distinction n’est établie au sein de la catégorie des déportés et les déportés résistants sont les seuls reconnus ; on critique même durement (en Europe, en Israël comme aux Etats-Unis) la « passivité » des juifs qui ne se sont pas révoltés et se sont « laissés conduire » aux chambres à gaz. Les combattants du ghetto sont glorifiés et si l’on montre des photographies, se sont celles d’hommes pris les armes à la main, pas celle d’un enfant levant les bras en signe de soumission.

L’« icône du génocide »

A partir de la fin des années 1970, les occurrences du cliché de l’enfant se multiplient à une cadence accélérée et dans les années 1980 il connaît un irrésistible succès et accède au statut d’« icône du génocide ». La photographie apparaît, souvent en toute première place, dans les manuels scolaires, sur les couvertures des revues, des magazines et des livres, sur les pochettes des cassettes, des DVD et des cédéroms, sur les affiches des expositions, dans les films documentaires : elle franchit toutes les frontières. Progressivement, sous l’effet de recadrages successifs, l’enfant se détache du groupe ; les adultes puis les SS disparaissent : « A l’évidence, au fil du temps et de ses apparitions, le petit garçon de Varsovie est devenu le témoin universel des victimes de la Shoah », « un symbole universel et l’un des emblèmes de la force brutale » ; la décontextualisation du cliché est totale.
Un petit chapitre expose alors les « conditions sociales, culturelles et politiques de la création » de ce « référent victimaire universel ». Il s’appuie sur les travaux d’Henri Rousso, d’Annette Wieviorka et sur les acquis de l’histoire de la mémoire collective. A la période du « mythe résistancialiste » succède celle de l’émergence de la mémoire juive dont les conditions sont connues (procès Eichmann, guerre des Six jours, guerre du kippour, travaux et action de Beate et de Serge Klarsfeld, diffusion de la série télévisée « Holocauste », sortie du film monumental de Claude Lanzmann, « Shoah »). A la figure du combattant succède celle de la victime. Si cette mutation est essentielle pour expliquer le succès du cliché du petit garçon, d’autres facteurs sont aussi évoqués comme la reconnaissance nouvelle de la maltraitance infantile et l’attention plus grande portée aux droits de l’enfant.

Après avoir répondu à une question dont on peut se demander s’il était nécessaire de la poser (pourquoi n’est-ce pas la photographie d’une petite fille, et plus particulièrement celle d’Anne Franck qui a connu le succès ?), l’auteur termine son ouvrage par quelques réflexions sur les dangers de la banalisation, de la décontextualisation, du primat accordé à la charge émotionnelle, qui risquent d’effacer l’événement et de nuire à la compréhension du processus historique.

Joël Drogland © Clionautes