Biographie de Léonard de Vinci, éditions Alma, 2013

Pascal Brioist, professeur d’histoire moderne à l’Université de Tours, revient aux sources pour brosser des facettes méconnues du talent et de la vie de Léonard de Vinci avant son arrivée en France au service de François Ier, et notamment son implication dans les guerres qui ravagèrent l’Italie à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Comment le jeune apprenti d’un atelier de peinture parvint-il à s’imposer en quelques années comme un expert militaire réputé et à entrer à la cour et au service des plus importants princes condottieres en Italie, Ludovico Sforza dit Ludovic le More, et César Borgia. Comment concilier l’image éthérée donnée par Vasari évoquant un doux Léonard avec celui qui rédigea des milliers de pages décrivant des armes destructrices, des batailles et des ouvrages d’art militaire ? Ce que nous savons aujourd’hui sur la fabrication de l’artillerie à la fin du XVe siècle vient des pages rédigées par Léonard de Vinci, à tel point qu’on a pu croire parfois qu’il en était l’auteur…

La démarche chronologique choisie suit le jeune Léonard depuis ses années de d’apprentissage à Florence, qui ne le prédisposait ni à devenir un ingénieur militaire, faute d’une formation technique ou universitaire appropriée, ni même un artiste de cour. Aussi quand Léonard offre ses services à Ludovic le More en 1482 dans la célèbre lettre où il vante ses mérites en tant qu’architecte militaire, il n’emporte pas la conviction du puissant prince de Milan et, lorsqu’on regarde quelles étaient ses véritables compétences en la matière à cette date, on n’en est pas surpris.

Mais c’est grâce à ses talents de peintre et de musicien qu’il entre à la cour de Milan en qualité d’ambassadeur de Laurent le Magnifique, qui l’a chargé d’offrir une lyre à son nouvel allié Ludovic Le More lors des fêtes de Carnaval. Dès lors, Léonard fréquente des experts à Milan, hommes de guerre (Piero Monte, Crivelli), ingénieurs, architectes (notamment Francesco di Giorgio Martini) et de scientifiques humanistes (tel Luca Paccioli) qui lui donnent accès par leurs traductions, leurs travaux et leur exemple à la littérature technique et théorique. Il devient à leur contact un expert militaire, architecte militaire, hydraulicien, inventeur de dispositifs militaires ou d’armes réputé et souvent consulté par le prince de Milan, mais aussi par César Borgia, fils du pape Alexandre VI, par la république de Venise, et même par les Français Charles VIII, Charles d’Amboise et d’autres…

L’auteur se glisse agréablement dans le cadre de la biographie classique en suivant un plan chronologique, parti pris qui permet un accès aisé même pour le non spécialiste. Cela ne l’empêche pas de replacer aussi l’artiste dans son contexte politique, culturel, économique et relationnel, d’évoquer les innovations techniques contemporaines nombreuses en matière d’armement, de tactique, d’architecture, de génie civil et militaire, ce qui est assurément l’aspect le plus riche. Les tribulations du courtisan obligé de fuir Milan suite à la conquête française en 1499 et de chercher le patronage d’un nouveau bienfaiteur, qu’il soit Français ou non, ne manquent pas non plus de sel et sont bien représentatives de la fragilité des positions, qui ne sont jamais vraiment acquises…

Partir de l’itinéraire singulier de Léonard de Vinci est l’occasion de tracer aussi le portrait d’une société raffinée, où les nombreuses cours princières d’Italie rivalisent pour attirer les meilleurs artistes, où le portrait du courtisan idéal, raffiné et ami des arts exalté par Castiglione et Machiavel s’élabore peu à peu. Mais ce sont aussi des sociétés très dures, brutales, marquées par des guerres menées par les princes condottières, « entrepreneurs de guerre », qui tirent leurs profits colossaux de leur efficacité au service des princes et rois plus puissants, efficacité qui se traduit aussi par des déchaînements de cruautés, ce à quoi Léonard, en sa qualité d’ingénieur militaire fut mêlé. Les oeuvres picturales de Léonard de Vinci sont évoquées en contrepoint et replacées dans le contexte de ses activités militaires, qui prirent dans les années 1490 et jusqu’en 1511 la plus grande place. De même, les oeuvres et palais commandés par les princes de Milan, d’Urbino, de Mantoue ou par César Borgia ne doivent pas faire oublier l’arrière-plan militaire de ces chefs-d’oeuvre, la violence, les guerres incessantes, « folie bestialissime » selon l’expression de Léonard de Vinci…

De très nombreux fragments des carnets, études, notes et lettres de Léonard de Vinci, ainsi que des extraits variés de sources contemporaines traduits en français ponctuent le texte et permettent à chacun de pouvoir accéder à une compréhension plus intime de cette époque. C’est à un véritable dialogue, entre Léonard, ses contemporains et les plus éminents spécialistes actuels et passés de cette période, que nous invite Pascal Brioist. Des notes abondantes permettent au lecteur curieux de retrouver les nombreuses références des documents ou études exploités en fin de volume.

Des outils très utiles permettent aussi d’aller plus loin en fin de volume. Un glossaire permet d’éclairer les termes techniques, architecturaux ou contemporains de l’époque de Léonard de Vinci. Un état des codices (manuscrits) de Léonard, dont de nombreuses citations et extraits photographiques sont extraits, est un bon guide bien actualisé pour aller plus loin. Il indique notamment les dates de rédaction, les thèmes abordés par les manuscrits, ce qui constitue en soi une sorte de résumé de l’histoire de l’élaboration de l’œuvre de Léonard de Vinci. Ce panorama indique aussi que tous ces manuscrits ont été numérisés, sont consultables en ligne sur le site du Museo Leonardiano de Vinci, et ont été traduits en italien. Un index alphabétique des noms de lieu, de batailles et de personnes, vient harmonieusement à la fin du volume et donne des points de repères fort utiles, tant les rencontres que fit Léonard de Vinci furent nombreuses.

Ce petit livre rendra donc de grands service au curieux qui souhaite découvrir un itinéraire de vie original, éclectique et relativement méconnu, sans être enseveli sous la célébration compulsive du « génie » léonardien, bien que les oeuvres picturales ne soient pas le coeur du propos.

L’évocation de son environnement relationnel, du contexte culturel, technique et militaire, ainsi que la description des stratégies pour demeurer indispensable en qualité d’artiste de cour pourront intéresser un public plus large, étudiants ou professeurs appelés à évoquer la personnalité de Léonard de Vinci dans leur activité d’enseignement. Le vaste choix d’extraits de sources originales, de contemporains de Léonard de Vinci ou d’auteurs ayant travaillé sur ces questions, fournit à ceux qui le souhaitent des outils commodes et sûrs.

Enfin, les candidats aux concours de l’enseignement (et en particulier ceux qui préparent pour la dernière année la question « Le prince et les arts ») liront avec profit ce livre pour la représentation concrète des différentes dimensions que revêtent les relations au sein des cours italiennes et françaises, et sur les différentes modalités d’insertion d’un artiste dans la vie de cour par exemple. Cela remédiera probablement aussi à des imprécisions fréquentes sur la carrière de Léonard avant son arrivée en France, et replacera son activité artistique si raffinée dans un contexte plus proche de la réalité pour la péninsule italienne.

Il faut savoir gré à l’éditeur Alma de proposer en plus de la version papier une version numérique sans DRM (c’est à dire sans dispositif propriétaire de cryptage limitant son utilisation) mais identifiée par un tatouage permettant d’assurer sa traçabilité, facilité qui pourra séduire un certain nombre de lecteurs. L’initiative d’Alma est d’autant plus appréciable que de nombreux éditeurs de livres d’histoire imposent ces DRM par crainte du piratage, alors que ces livres numériques ont été payés et acquis légalement par les lecteurs, soumis de façon arbitraire à un soupçon de malhonnêteté, alors qu’ils ont accepté de payer leur livre numérique. Je regrette néanmoins que les huit pages d’illustrations en couleur insérés au milieu du livre papier ne figurent pas dans la version numérique, probablement parce ces illustrations ne sont pas paginées en continu. C’est un peu dommage, mais cela ne remet en rien en cause l’intérêt de ce grand petit livre.

Noëlle Cherrier-Lévêque