30 janvier 1933, il est 11h15. L’Allemagne a un nouveau chancelier, un politicien d’un genre totalement nouveau. Deux jours après la démission de Kurt von Schleicher, cette décision fait suite à la brève entrevue entre Adolf Hitler, le dirigeant du NSDAP, Alfred Hugenberg, magnat de la presse et dirigeant du Parti national du peuple allemand et Frantz von Papen, chancelier impopulaire entre juin et décembre 1932 mais jouissant d’une certaine notoriété auprès des élites conservatrices et antirépublicaines.

Papen et Hugenberg s’accordent sur un point : « Hitler plutôt que Weimar » et se rangent derrière Hitler et sa proposition d’un gouvernement d’union nationale en vue d’une victoire aux élections législatives. La nouvelle majorité serait alors assez puissante pour réviser la constitution et confier les pouvoirs d’urgence à Hitler. La voie légale mènerait ainsi à une solution autoritaire totale. Il est 11h15, pour certains Allemands, l’heure du « réveil national » est arrivée.

L’historien Peter FritzschePeter Fritzsche est professeur d’histoire à l’université de l’Illinois. Spécialiste de l’histoire moderne allemande et européenne, il est l’auteur de Vivre et mourir sous le IIIe Reich (2012), An Iron Wind : Europe Under Hitler (2016). propose ici une analyse fine et rigoureuse afin de comprendre comment une société démocratique, certes disparate et pétrie de contradictions, presque coupée en deux entre le rouge et le brun, a disparu en quelques semaines au profit d’un IIIe Reich autoritaire, liberticide et antisémite. Comment le nouveau a-t-il pu chasser l’ancien aussi rapidement ? En effet, de nombreux bouleversements conçus pour durer « mille ans » ont été mis en place en moins de « cent jours » selon la formule employée par Franklin D.Roosevelt en juillet 1933 lors d’une de ses « Causeries au coin du feu ».

Un ouvrage foisonnant et très bien documentéLes témoignages sont divers et nombreux : Victor Klemperer mais aussi Abraham Plotkin, syndicaliste américain chargé d’enquêter sur les conditions sociales des travailleurs allemands, Theodore Abel, professeur de sociologie à l’université de Columbia ou encore Elisabeth Gebensleben, épouse du maire-adjoint conservateur de Brunswick en Basse-Saxe. qui permet de décrire et d’analyser les conditions d’arrivée au pouvoir des nazis, les mécanismes et stratégies mis en place lors des 100 premiers jours au pouvoir afin d’abattre la république de Weimar et de mettre en place le IIIe Reich ainsi que d’incarner la diversité des attitudes et réactions de la population allemande : conformisme, assentiment, accommodement, résistance, …

Les conditions de l’arrivée au pouvoir

Peter Fritzsche revient tout d’abord sur les différents facteurs pouvant expliquer l’arrivée au pouvoir du parti national-socialiste et de son leader.

  • Les nationaux-socialistes proposent une « vision binaire du monde » (p.34). Les bons Allemands sont accueillis les bras ouverts mais les mauvais sont écrasés. Ce double mouvement d’inclusion / exclusion s’appuie à la fois sur le consentement et la coercition. Afin d’atteindre l’unité et la prospérité, il faut détruire les éléments nuisibles qui menacent la Volksgemeinschaft. Si la « définition du nous nationaliste reste assez floue, l’identité de l’adversaire (eux) reste parfaitement claire (p.122).
  • Le projet nazi repose aussi sur deux mythes encrés dans le conflit 14-18, celui de l’esprit de 1914 qui aurait transformé l’Allemagne en une véritable communauté nationale à la force collective puisée dans sa souveraineté ethnique et celui du « coup de poignard dans le dos » qui a mis en place une république perfide. Ce récit décliniste lié à la défaite de 1918 est diffusé par ceux qui voudraient remplacer le système démocratique de Weimar par un système autoritaire. Pour Hitler et les nationaux-socialistes, c’est l’occasion à saisir, une rupture est nécessaire afin de rompre avec le passé douloureux de l’Allemagne.
  • Dans un contexte de crise (morale, politique, économique, …), les forces antirépublicaines, xénophobes et antisémites agitent les peurs et manipulent l’opinion. Les insatisfaits se tournent de plus en plus vers le parti communiste et bien sûr le NSDAP. Pour l’auteur, ceci ne relève pas seulement d’une protestation épidermique mais bien « d’une réflexion consciente et murie » (p.70).
  • On assiste alors à une brutalisation de la vie politique et à la prise de contrôle de l’espace public par les nazis : « guerre des affiches » pour les élections présidentielles de 1932, « guerre des drapeaux » pour celles au Reichstag de juillet 1932, discours enflammés, défilés sous les fenêtres, violences de rue imposées notamment par les SA … Ces campagnes de plus en plus intenses et agressives expliquent la percée électorale des nationaux-nationalistes. Ils ont conquis des électeurs en répondant à la crise par une promesse de combat et en imaginant une union nationale à même de transcender la sociologie en place : ne plus apporter d’importance aux « identités catégorielles qui séparent protestants et catholiques, riches et pauvres, bourgeois et prolétaires, nationalistes et socialistes » (p.76).

Pour Peter Fritzsche, le bloc électoral élaboré par Hitler au plus fort de la crise s’est, en fait, déjà formé en 1925 pour soutenir Hindenburg, « les électeurs ont commencé à abandonner les vieux partis bien avant la montée la montée du chômage » (p.71).

Après le succès de 1928, on constate un essoufflement nazi lors des différentes élections comme pour les présidentielles de 1932 ou les législatives du 6 novembre 1932. Si soutien il y a, il reste donc encore superficiel. Il est aussi important de rappeler la position du président Hindenburg qui refuse toujours de nommer Hitler à la chancellerie, ne voulant pas laisser un « caporal bohémien » gouverner sans majorité au Reichstag !

Ces divisions qui traversent le pays sont alors à l’origine d’une paralysie politique, un étau qui permet à quelques membres de l’entourage du président Hindenburg de concentrer les pouvoirs … ceux-là qui accepteront la nomination de Hitler au poste de chancelier le 30 janvier 1933.

Les bouleversements des 100 jours

L’ouvrage de Peter Fritzsche décrit avec rigueur la cadence soutenue et la radicalité des décisions prises à partir du 30 janvier jusqu’à l’été 1933. Par exemple, dès le 4 février, un décret présidentiel restreint les libertés publiques (presse, réunion, …). Entre le 17 et le 22 février, les règles d’usage des armes par la police sont assouplies et on recrute 50 000 SA et SS comme « policiers auxiliaires » en Prusse.

Bien sûr, l’incendie du Reichstag, le 27 février, va agir comme un accélérateur et provoquer l’avènement de l’ère autoritaire, certains y voient « le dernier jour de Weimar, d’autres le premier jour du IIIe Reich » (p.152). Dès le lendemain, le décret pour la protection du peuple et de l’Etat « fait de l’état d’urgence le fondement même du régime dictatorial, l’Etat doit intervenir dans la vie quotidienne pour protéger le peuple allemand et surmonter la crise qui traverse la république » (p.297). Ce décret à pour conséquence la suppression de toutes les libertés fondamentales en dotant l’administration et la police de pouvoirs exorbitants sans contrôle de la justice et la mise sous tutelle des Länder en cas d’urgence. Le régime du parti unique est consolidé et les communistes sont les premières cibles. Orchestrée par Göring, une campagne violente accuse la « bête communiste » et annonce combat à mort. Dans cette extraordinaire « déclaration de guerre contre la société civile, les opposants sont des ennemis infâmes qu’il convient d’anéantir » (p.168). Les sociaux-démocrates sont mis dans le même sac et toutes les organisations politiques indépendantes sont supprimées ou mises au pas dans les mois qui suivent. Le spectre du terrorisme profite aux nazis car il suscite le consentement de la population. Ce décret est prolongé de 4 ans par la loi des pleins pouvoirs du 23 mars 1933. Elle tient lieu de « charte constitutionnelle » du IIIe Reich.

Voici quelques autres étapes essentielles :

  • 21 mars : les premiers articles annonçant la création des camps de concentration de Dachau et d’Oranienburg paraissent.
  • 24 mars : boycott des commerces juifs
  • 7 avril : la loi sur la restauration de la fonction publique organise une véritable purge. Partout les Juifs sont remplacés par des nazis locaux au chômage et parfois sans les compétences requises. La sélection devient un principe de régulation sociale. Les nazis imposent une nouvelle vision de la société fondée sur la discrimination et la différenciation.
  • 14 juillet : loi sur la stérilisation. Il faut incarcérer et stériliser les Allemands racialement inférieurs afin de préserver la bonne santé du corps allemand. La stérilisation est présentée comme étant une logique : les coûts endossés par l’Etat lui donnent un droit de vie et de mort sur ses administrés.

Ce déluge législatif et l’explosion de la paperasserie vont permettre à ce nouvel Etat autoritaire de fixer ses propres règles, d’administrer la vie quotidienne et ainsi d’encadrer la société. Les Allemands, attachés au respect des règles et aux avantages qu’ils en retirent, vont pour beaucoup accepter les nouvelles normes et admettre qu’elles permettent de gérer au mieux la vie collective. On inscrit alors ses enfants aux Jeunesses hitlériennes ou on donne aux œuvres de charité du parti.

L’antisémitisme

Les nazis imposent leur pensée raciale visant à défendre le corps allemand basée sur un darwinisme social et la classification biologique des races. La question juive devient le sujet de discussion dans chaque foyer allemand et, au bout de quelques semaines, « les Allemands de confession juive ne sont plus que cela, des Juifs » (p.262).

Les discours décomplexés sont très vite suivis d’effets : attaques contre les commerces, les synagogues et contre les personnes (séquestrations, violences, …), purge des avocats, médecins ou directeurs juifs, boycotts qui ressemblent à du « théâtre de rue » (haut-parleurs, écriteaux, tracts, …). Les restrictions sont étendues aux clients juifs : on leur refuse une coupe de cheveux, d’acheter une miche de pain, … Tout cela est aussi rendu possible grâce au profond ressentiment contre les Juifs censés être riches, avides ou rusés.

Du boycott à l’humiliation rituelle, les leçons à tirer du printemps et de l’été 1933 sont simples : la refondation de l’Allemagne passe par la disparition des Juifs. Pour que l’Allemagne vive, les Juifs doivent mourir » (p.296). Pour l’auteur, « les mots de 1933 annoncent les actes de 1941 ». C’est ainsi que des milliers de Juifs émigrent. Otto Franck quitte Francfort pour créer une nouvelle entreprise à Amsterdam au mois d’août.

Occuper l’espace et séduire

L’élaboration du mythe nazi se fait principalement autour de 4 grandes célébrations :

  • Le cortège aux flambeaux du 30 janvier 1933
  • La journée de l’éveil national le 4 mars
  • La journée de Potsdam le 21 mars
  • La fête nationale du travail le 1er mai

Toutes ces cérémonies et leurs retransmissions radiophoniques réussissent à attirer à elles des personnes qui ne soutiennent pas le nazisme. Par les défilés, les chants, le salut ou l’écoute des discours, les nazis tentent d’imposer une unité politique, un sentiment d’assentiment général afin de réinventer « une expérience collective et partagée » (p.233). Si la radio joue un grand rôle, la presse et le cinéma (Hitlerjunge Quex, le Juif Süss) sont d’autres vecteurs de la promesse nazie d’unité, d’une collectivité, la Volksgemeinschaft, contre l’esprit cosmopolite de Weimar.

La séduction nazie attire donc. Dans cette Allemagne des 100 premiers jours, on se convertit politiquement. Pourquoi ? : l’opportunisme, le conformisme, la pression sociale, la peur mais il ne faut pas oublier la conviction sincère basée sur l’idéologie, la foi patriotique et le racisme. Bref, le consentement. Mais les nouveaux convertis (les Märzgefallenen) du printemps 1933 « n’ont pas grand chose à voir avoir avec les fidèles vieux combattants d’avant 1933 » (p.210).

Bien sûr les Allemands ne partagent pas la totalité des positions nazies, la plupart s’adaptent au national-socialisme en l’interprétant à leur manière, en adhérant à de vieilles idées parées de nouveaux atours. Peter Fritzsche démontre comment de plus en plus d’Allemands finissent par embrasser le IIIe Reich, excluant toute possibilité de revenir en arrière, de revenir aux gouvernements démocratiques. Un retour ni possible, ni souhaitable. La grande réussite du IIIe Reich aura été d’amener les Allemands « à se voir comme les voyaient les nazis : un peuple en péril qui se donne une nouvelle chance de créer une vie collective » (p.395). La plupart des Allemands préfèrent leur avenir nazi à leur passé républicain !

Brutalisation et coercition

Après le 30 janvier 1933, la force au pouvoir ne s’appuie plus sur des institutions étatiques, locales et civiques, elle impose la loi du parti. Le front antimarxiste, qui a réuni Hitler, Papen, Hugenberg et Hindenburg balaye une opposition antifasciste divisée. Le dernier grand meeting communiste au Palais des Sports de Berlin a lieu le 23 février, il est interrompu par la police. Pour les sociaux-démocrates, il a lieu le 27 février.

Désormais, dans cette Allemagne, afficher ses couleurs c’est risquer de se voir inscrit sur les listes noires des autorités ou de s’exposer aux représailles d’un voisin nazi. Les militants de gauche évitent de saluer en public, ils s’habillent de manière à ne pas attirer l’attention. A l’inverse, des SA frappent aux portes afin de proposer des drapeaux nazis. Craignant d’être isolés, les jeunes adhèrent aux Jeunesses hitlériennes.

La violence physique est présentée, notamment par Göring, comme une réaction aux provocations communistes. Le 23 février, la police lance un assaut sur la Maison Karl-Liebknecht, siège du Parti communiste. Le bâtiment et la place attenante sont rebaptisés du nom de Horst Wessel, « martyr des SA ». Les violences redoublent après l’incendie du Reichstag, les agressions et les arrestations se multiplient : en octobre, 100 000 « marxistes » se trouvent en détention. Cette agressivité devient une affaire du peuple (Volkssache). Dans de nombreuses localités comme à Brunswick ou à Karlsruhe, une fois que les nationaux-socialistes ont occupé l’hôtel de ville et réquisitionné la police locale, la foule se déploie dans la ville et fait irruption dans les immeubles et les appartements privés pour arrêter les communistes.

Les 100 premiers jours vus de l’extérieur

Le reste du monde observe, fasciné, l’évolution de l’Allemagne. Dès avril 1933, le musée de cire londonien Madame Tussauds dévoile sa statue de Hitler ! La couverture médiatique est importante aussi bien en France, qu’en Grande-Bretagne ou qu’aux Etats-Unis. Ce sont des reportages sur le IIIe Reich qui valent à Edgard Mowrer le prix Pulitzer 1933 et à Frederick Birchall un prix de journalisme en 1934 ! Les photographies illustrant les articles « créent une sorte de canon visuel inoubliable » (p.341).

Ces 100 premiers jours des nazis au pouvoir sont une source d’inspiration pour l’extrême-droite. En France, les ligues comme Solidarité française ou les Croix de feu multiplient les discours, tracts et pamphlets anti-républicains et antisémites tout en dénonçant le capitalisme international. Ainsi, c’est un « scénario populiste tout à fait classique qui se dessine, avec des passagers négligés, un peuple escroqué et une République trahie » (p.358). Les évènements du 6 février 1934 font dire à l’auteur que « le Paris de 1934 commence à ressembler au Berlin de 1932 » (p.359). Mais contrairement à l’Allemagne, en France, toute la gauche se rallie à la République.

Peter Friztsche pose alors une question fondamentale : La France illustre-t-elle l’ampleur de la vague fasciste qui inonde l’Europe dans les années 1930, ou la résilience des institutions libérales établies ?

Dans cet ouvrage très complet, Peter Fritzsche s’attache à analyser les 100 premiers jours d’Hitler au pouvoir pour voir comment une démocratie se métamorphosa en une dictature « constitutionnelle et temporaire » puis en une dictature « inconstitutionnelle et permanente ». En 100 jours, les nazis ont confié les pleins pouvoirs à leur Führer et ont détruit toute forme d’opposition politique. C’est la fin de l’Etat de droit, « fierté de l’Allemagne depuis la Prusse de Hegel » comme le rappelle Johann Chapoutot dans sa préface. Au travers des nombreux témoignages et exemples, la rapidité et la radicalité de ces changements apparaissent alors nettement. Le subtil mélange de coercition et de consentement permet de comprendre comment les 48% qui n’ont pas voté pour Hitler lors des élections législatives de mars 1933 ont presque totalement disparu au bout de 100 jours. 

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX