Voilà un ouvrage qui porte bien son titre ! « Une région dans la tourmente », c’est le moins que l’on puisse dire à propos de l’Alsace entre 1870 et 1950 ! Si l’histoire générale de l’Alsace est connue de tous, un ouvrage comme celui-ci a le mérite de faire prendre conscience à quel point les Alsaciens ont été tiraillés pendant cette période.
Les livres objets sont une spécialité des éditions des Arènes et c’est toujours avec le même plaisir qu’on découvre textes, photographies et documents fac-similés qui le garnissent. Réalisé avec le soutien du mémorial de l’Alsace-Moselle (Schirmeck), ce volume est l’œuvre de Claude Muller, professeur à l’université de Strasbourg et directeur de l’Institut d’histoire de l’Alsace et de Christophe Muller, journaliste et documentariste. Ils ont mis tout leur cœur et leur savoir-faire pour montrer à quel point l’Alsace a été, entre 1870 et 1950 un « pays d’entre deux » écartelé entre ses différents « occupants » allemands et français.
En moins d’un siècle, cette région a changé cinq fois d’appartenance : française en 1870, elle devient allemande jusqu’en 1918, avant de redevenir française de 1919 à 1940. Un nouvel épisode allemand marque son histoire entre 1940 et 1945 avant, qu’à la suite de la capitulation allemande, l’Alsace redevienne française pour de bon. Un même individu a pu connaître tous ces épisodes. L’ouvrage regorge de lettres d’Alsaciens revendiquant, aux différentes périodes, leur attachement à la France ou à l’Allemagne. Pendant la première guerre mondiale, on a compté dans certaines familles des fils engagés dans les rangs allemands alors que leurs frères (au sens propre) avaient choisi de rejoindre le camp français. On imagine les repas de familles, si ceux-ci avaient eu lieu ! En dehors des périodes de conflits armés, les Alsaciens ont souvent été soupçonnés par les Français d’être suspects. Il suffit de se rappeler les arguments déployés contre Dreyfus. De même, après la première guerre mondiale, une « épuration ethnique » (avec expulsion à la clé) a été réalisée en Alsace contre des personnes nées d’un couple franco-allemand ou au comportement patriotique jugé suspect. Les cartes d’identité délivrées en 1919 faisaient mention de trois statuts différents de citoyens. Ceux à qui étaient délivrés la carte Modèle A, barrée de deux bandes rouge et bleue, étaient reconnus comme Alsaciens-Lorrains d’ascendance française, considérés comme réintégrés de plein droit dans la République. Les autres sont des citoyens de seconde zone, sans que le texte de l’ouvrage ne soit très explicite sur la nature de la différence entre carte B et C. Lors de la dernière occupation allemande (1940 – 1945), un mouvement de nazification de l’Alsace est engagé par les nazis : enrôlement de la jeunesse, sans compter les hommes incorporés de force dans l’armée allemande (les « Malgré nous »). Cela n’a pas empêché la résistance de s’organiser en Alsace (groupe de la Main Noire…). L’Alsace a aussi abrité aussi deux camps de concentration et même d’extermination (présence de chambres à gaz au Struthof). L’Alsace est un des territoires les plus tardivement libérés (février 1945 pour la poche de Colmar). La libération s’accompagne en 1953 des procès des « Malgré nous », acteurs du massacre d’Oradour-sur-Glane, qui seront finalement amnistiés la même année. « Le système judiciaire ne peut gérer l’héritage historique de l’Occupation (la France, nation de résistants ou de collaborateurs ?). Il ne peut qu’opposer la souffrance de deux régions ayant vécu des expériences et des souvenirs différents du temps de guerre, résistance d’obédience communiste d’un côté, annexion brutale de l’autre. »
A ces épisodes terribles qui ont marqué la province, le livre laisse une place de choix mais ne s’y limite pas. De nombreuses pages, plus folkloriques, ponctuent l’ouvrage : Noël Alsacien et son Saint-Nicolas, Alsace culinaire, particularité religieuse… Le patrimoine industriel n’est pas oublié avec une double page consacrée aux potasses alsaciennes. L’installation d’Alsaciens en Algérie, qui a remplacé l’exode de ceux-ci jusque là en Russie ou en Autriche-Hongrie avant 1830, s’accélère après l’annexion de 1870. Ils y retrouvent d’autres Français ayant fui la misère des campagnes ainsi que des Italiens et des Espagnols dans la même situation. Les traditions alsaciennes s’exportent à cette occasion de l’autre côté de la Méditerranée : on installe un sapin à Noël, on continue de dire aux enfants que les bébés sont apportées par les cigognes !
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes