Cet ouvrage est tiré d’une thèse soutenue à l’Université de Toulouse-le- Mirail sous la direction de Patrick Cabanel. Marie Aynié s’est intéressée aux anonymes, les amis inconnus du titre, qui se sont mobilisés pour le capitaine Dreyfus. L’auteur n’a pas découvert de sources nouvelles mais, et c’est ce qui constitue l’originalité de sa démarche, elle a porté un regard neuf sur les correspondances adressées à la famille Dreyfus ou aux dreyfusards, en particulier Scheurer-Kestner et Zola, ainsi que sur les pétitions de soutien aux dreyfusards, en particulier l’adresse (de soutien) au commandant Picquart.

Son ouvrage se situe au confluent de l’histoire sociale (géographie et sociologie des dreyfusards), et de l’histoire des mentalités ( quelles sont les raisons de l’engagement ?). De manière plus profonde, l’auteur réfléchit sur les formes et les motifs de l’engagement d’une minorité dans une démocratie.

Les raisons de l’engagement

A partir de la fin de 1897, lorsque le vice-président du Sénat Scheurer-Kestner acquiert la certitude de l’innocence de Dreyfus, et du début de 1898, lors de la publication de “J’accuse”, l’Affaire cesse de devenir “confidentielle” pour devenir publique et provoque une mobilisation intellectuelle. Les inconnus qui se mobilisent en faveur de Dreyfus se mobilisent d’abord, et c’est essentiel, en fonction de l’autorité morale de Scheurer-Kestner et de Zola. Marie Aynié parle d’une “minorité alertée” par les personnalités dreyfusardes. Zola, dont on salue la probité et l’héroîsme, est en effet considéré comme un écrivain qui dépeint de manière exacte la société et son engagement entraîne celui de nombreux inconnus. La sympathie pour le capitaine Dreyfus, et pour son épouse Lucie, joue également un grand rôle. La publication des “Lettres d’un innocent” provoquent une adhésion importante à la cause dreyfusarde. Les correspondants saluent le courage et la dignité des époux.

Les enjeux politiques.

Les dreyfusards s’engagent avant tout pour des raisons morales : la protestation contre l’erreur judiciaire et la lutte pour la vérité et la justice. De cet engagement primordial dérivent plusieurs prises de position. Les institutions, dans l’ensemble, ne sont pas accusées, mais plutôt leurs “déviations”. C’est d’abord le cas en ce qui concerne l’Armée. L’antimilitarisme, présent chez certains socialistes, est rare, mais on dénonce la mauvaise foi de certains militaires, le “cléricalisme” et l’hostilité à la République de l’Etat-major, ainsi que les fautes du tribunal militaire. Il en est de même dans le domaine politique. Les institutions politiques ne sont pas remises en cause, mais on critique le refus du gouvernement ou du Président de la République de faire la lumière sur l’Affaire. Zola est loué parce qu’il a affronté les autorités politiques. En revanche, l’anticléricalisme est virulent et les dreyfusards sont très sévères à l’égard des Jésuites, accusés de “manipuler “ l’armée et d’empêcher l’émergence de la vérité. L’image du complot jésuite (la “jésuitière”) est très présente dans la correspondance des dreyfusards. Les Jésuites apparaissent comme des obscurantistes, défenseurs de la chose jugée, face au libre examen fondé sur la Raison des dreyfusards. Sans jouer un rôle décisif, la dénonciation de l’antisémitisme est réelle. Certains correspondants notent que Dreyfus a été accusé parce qu’il était juif et certains s’insurgent contre les “haines de race et de religion”, et dénoncent la “machination antisémite”. De nombreux dreyfusards voient dans leur engagement un moyen de restaurer les valeurs républicaines de vérité et de justice. Certains dreyfusards voient dans les fautes du tribunal militaire, ainsi que dans les manifestations des foules antidreyfusardes, le symptôme de la maladie dont la France est atteinte. A contrario, les intellectuels, et en premier lieu Zola, apparaissent comme les mieux à même de diagnostiquer les maux dont souffre la France et d’y remédier. Les socialistes et les anarchistes y voient l’occasion de sceller l’alliance entre les intellectuels et le monde ouvrier.

La France dreyfusarde

A partir des 45 000 signatures de la pétition de soutien au Commandant Picquart, Marie Aynié établit une géographie et une sociologie des dreyfusards. Sans la remettre fondamentalement en cause, l’auteur nuance l’image d’une France dreyfusarde exclusivement parisienne et urbaine. Certes, Paris compte le plus grand nombre de signataires, en particulier le IXème arrondissement, quartier des journaux et des imprimeurs, mais aussi quartier qui comprend une communauté juive importante. Les villes de province, en particulier les villes universitaires comme Limoges, comptent un grand nombre de signataires. Toutefois l’Affaire a mobilisé les habitants de certains villages, par exemple dans le Gard ou dans les Pyrénées. La mobilisation est inégale selon les régions : Paris, l’Est, le Sud- Est, la Normandie. sont plus fortement mobilisés que l’Ouest ou le Nord . Cette géographie ne recouvre pas totalement l’opposition entre une France de Droite et une France de Gauche, et l’auteur a cherché d’ autres critères explicatifs. Les fidélités alsaciennes – Dreyfus, Scheurer-Kestner, Picquart sont Alsaciens- expliquent que les dreyfusards soient nombreux dans les départements de l’Est proches de l’Alsace, tels le Territoire de Belfort, départements dans lesquels de nombreux Alsaciens s’étaient établis après 1871. Une raison identique explique la présence de nombreux dreyfusards en Normandie, en particulier à Elbeuf, siège d’industries textiles. La présence de communautés juives explique que la mobilisation dreyfusarde soit importante dans certains arrondissements de Paris, dans l’Est et dans le Vaucluse. Contrairement à ce que l’on croit souvent, certains Juifs se sont engagés aux côtés des dreyfusards, ou ont manifesté leur soutien à Zola. La mobilisation protestante joue également un grand rôle et la mobilisation dreyfusarde est importante dans les départements ou régions qui comptent une forte implantation protestante, tels que les Deux-Sèvres, le Gard, l’Est, le Béarn. Plusieurs raisons expliquent cette mobilisation protestante : la situation minoritaire, le souvenir des persécutions et des erreurs judiciaires, mais aussi un attachement aux principes de libre examen et à l’exégèse des textes. Par exemple, le village de Lédignan dans le Gard comporte dès 1899 une place Picquart, une rue Dreyfus et une rue Zola ainsi qu’une impasse de l’Etat-Major ( !). Enfin Marie Aynié souligne l’existence de catholiques dreyfusards qui soutiennent Dreyfus par sympathie à l’égard des souffrances subies et par hostilité à l’erreur judiciaire.

La sociologie des dreyfusards est également complexe. Les professions intellectuelles (instituteurs,professeurs, journalistes) dominent avec 39% des signataires, mais on trouve également des négociants, des membres des classes moyennes. Les paysans sont peu nombreux ; en revanche les ouvriers et les artisans représentent 10 à 20%des signataires. Les signataires peuvent être des individus isolés ou des groupes d’ouvriers d’une même usine. La mobilisation est remarquable dans certaines communes de l’Eure comme Ezy (“Ezy la Rouge”), à Elbeuf, dans la région de Montbéliard. Il est possible que certains industriels aient fait circuler des pétitions dreyfusardes. Le dreyfusisme de certains mouvements socialistes et anarchistes explique également ces prises de position. Certains souhaiteraient prolonger la lutte pour la réhabilitation du Capitaine par des réformes sociales, et accompagnent leur signature d’expressions comme “Vive la Sociale”. Enfin, les femmes s’engagent dans le combat dreyfusard. Certaines pétitions de soutien à Lucie Dreyfus sont exclusivement signées par des femmes, et de nombreuses femmes écrivent également à Zola. Pour l’auteur, les femmes investissent dans le combat dreyfusard leur rôle social “traditionnel” : solidarité avec Lucie Dreyfus, mère et épouse qui souffre, rôle d’éducatrice des mères qui souhaitent enseigner le sens de la justice à leurs enfants, rôle d’épistolières des femmes. Les femmes réinvestissent ainsi leur rôle “traditionnel” dans le débat public.

Une expérience citoyenne

L’engagement dreyfusard constitue une expérience citoyenne, et l’on pourrait y voir l’adhésion aux formes modernes et républicaines d’engagement. Le citoyen doit être un citoyen agissant, et il peut s’arroger le droit de critiquer les dirigeants politiques si ceux-ci se fourvoient. Mais on trouve bien d’autres raisons de l’engagement : le patriotisme, la volonté de se démarquer d’une foule ignorante et obscurantiste pour faire triompher la raison, le développement d’une opinion éclairée et intelligente, la mobilisation d’une expertise technique au service du triomphe de la vérité, la diffusion des idées dreyfusardes. L’ Affaire est ainsi “une crise de la République, mais aussi le moment d’une maturité de la citoyenneté républicaine et, d’une certaine manière, face à la menace, d’un enracinement du modèle républicain.”

L’ouvrage est une contribution importante à l’étude de l’opinion dreyfusarde. Comme c’est la règle pour une thèse, on peut parfois trouver la lecture un peu ardue, l’auteur faisant preuve d’un grand souci d’exhaustivité. Au delà, l’auteur montre bien que l’Affaire a dépassé le milieu des intellectuels pour atteindre de larges couches de la population. Elle montre les raisons et les mécanismes de l’engagement citoyen au nom de la vérité et de la justice. On peut illustrer ce propos par la lettre d’un cultivateur lorrain adressée au capitaine Dreyfus: ”Je suis un ouvrier de la campagne, je suis un cultivateur, et je vous écris pour que vous ayez preuve que dans toutes les classes de la société il y a des consciences qui vous honorent et des coeurs qui battent pour vous. Je veux que vous sachiez que, même en dehors des intelligences d’élite et des grands coeurs qui se sont levés pour votre cause, il en est d’autres encore qui ont compris votre situation et qui vous aiment parce que vous avez beaucoup souffert et à cause de la grandeur d’âme que vous avez toujours montrée. Prenez courage, monsieur le capitaine, on sait que vous êtes innocent, on a entendu le cri de votre âme, on a compris votre caractère et on a vu qu’il était impossible que vous ayez été un malfaiteur. (…) Ce jour (de la réhabilitation) viendra, j’en suis sûr, je vous l’atteste au nom des fils de la terre de France, au nom du travailleur des champs qui vit et pense librement, et dont la raison aperçoit la vérité.”

Laurent Bensaid

Ps : L’historien Emmanuel Naquet tient une chronique régulière sur les recherches récentes concernant l’Affaire dans la Revue Historique.