Michel Winock a marqué par ses écrits toute une génération de professeurs d’histoire. Spécialiste de l’histoire des Républiques, il a publié de nombreux ouvrages sur les gauches en France et des biographies de François Mitterrand, Mme de Staël ou Clemenceau. Aujourd’hui, il entame une réflexion sur la figure de Charles de Gaulle, rebelle de l’histoire.
Cet essai prend en compte les dimensions de « cet homme qui a fait la France ». A travers sa réflexion sur le général de Gaulle, l’auteur se pose des questions sur la relation entre « les grands hommes » et le peuple français. L’étude du parcours du général permet de toucher du doigt les liens tissés entre les deux. De Gaulle se montre pour le peuple et avec le peuple, tout en ayant une certaine idée de la nation.
Dans un premier temps, l’auteur présente un brillant militaire qui entend exposer ses idées par ses livres. Venant d’un milieu cultivé, Charles de Gaulle possède un sens de la formule, une vivacité de l’expression et un style qui force l’attention. On ne peut séparer la personnalité de l’écrivain de son goût de la lecture qui cisèle ensuite ses discours où il a su se mettre en scène et créer sa légende. Dans le Fil de l’épée, paru en 1932, le futur général présente l’homme de caractère, de décision, de savoir, d’énergie que doit être le chef, doué d’un ascendant peu commun, qui cultive l’éloignement et suscite l’admiration. Nourri de Machiavel et de Bergson, il décrit ainsi le chef de guerre , un combiné d’intelligence et d’instinct. En penseur de l’armée moderne, Charles de Gaulle, fort de l’expérience de 14-18, imagine une nouvelle organisation de l’armée formée de spécialistes des techniques comme le char d’assaut. Ici, il tranche sur ses compatriotes, ou sur les idées reçues à l’École militaire et surtout avec le pacifisme ambiant. Vers l’armée de métier (1934) est assez bien accueilli dans la presse mais rejeté par les cadres de l’armée, comme le Maréchal Pétain avec qui le jeune écrivain avait déjà eu des différents (le maréchal demandant à de Gaulle de lui écrire un livre et des articles, briguant l’Académie Française). Dans cet ouvrage, l’auteur montre que le système militaire français de 1939 est bâti sur la défensive. L’ennemi aura donc l’initiative de l’offensive au moment opportun quand l’inaction gangrènera les meilleurs soldats. La France et son armée de 1938, assujettit les idées militaires à des fins politiques. Républicain de raison (puisque les Français y semblent si attachés), le futur général redéfinit le nationalisme, « qui consiste à affirmer sa propre nation au détriment des autres. Le nationalisme, c’est l’égoïsme. Nous, ce que nous voulons, c’est que tous les peuples affirment leur sentiment national ». Il propose une « Société des Nations universelle disposant d’une force pour procurer à ses membres une sécurité aussi complète que possible ». Fort de certains soutiens, comme celui de Paul Reynaud, de Gaulle frappe à toutes les portes politiques qui ne s’ouvrent pas forcément. Après les accords de Munich dénoncés, sa pensée politique basée sur l’idée centrale du rôle de l’armée dans la défense du territoire et de l’unité nationale, se concentre sur une nécessité, il faut sauver la patrie.
Ulcéré par la victoire allemande en Pologne grâce à la force mécanique supérieure, et par l’immobilisme des parlementaires qui veulent finir une guerre qui n’aurait pas dû être déclarée, Charles de Gaulle prêche dans le désert, même quand il est nommé sous-secrétaire d’État à la défense et qu’il rencontre Churchill (qui a remplacé Chamberlain) qui ne croit pas à un sursaut possible de la France. (Par contre les deux hommes partisans de continuer la lutte s’apprécient d’emblée). Cependant, le premier ministre anglais donne son accord pour fusionner les gouvernement français et anglais afin de continuer la lutte, alors qu’en France Paul Reynaud démissionne et laisse le pouvoir au maréchal Pétain. De Gaulle repart en Angleterre avec la résolution de refuser l’armistice qui se prépare. Il lance le fameux appel en réponse à l’ordre de capitulation de Pétain. Les deux hommes utilisent la radio pour expliquer leur politique : la résistance contre l’acceptation de la défaite ; un général de brigade à titre temporaire, inconnu s’insurge contre le maréchal auréolé. Le 3 août, de Gaulle est condamné à mort par contumace. Celui qui attendait des hommes politiques comme Paul Reynaud ou André Maurois, se retrouve seul. Adoubé le 28 juin 40, par le premier ministre anglais, comme le chef de tous les Français libres, il est légitimé sur la scène politique. Un territoire reste à conquérir, l’Empire, supposant que tous les gouverneurs des colonies ne suivront pas Vichy. Cependant dans la volonté des Anglais d’empêcher les Allemands de prendre la flotte française, plusieurs drames ont lieu par l’attaque de la Navy à Dakar et à Mers el-Kébir, où des soldats français sont sacrifiés, des événements utilisés par Pétain pour dénoncer les actions des Français libres. Refusant l’échec, de Gaulle entreprend un long voyage en Afrique française d’où il fonde un Conseil de Défense de l’empire, avec Eboué, Cassin, Leclerc, Catroux, d’Argenlieux. Le général s’engage « à rendre compte de son action au peuple français », au moment où Pétain rencontre Hitler à Montoire. Peu à peu des terres d’outre-mer se rallient à la France libre comme la Syrie ou le Liban au grand dam des Anglais. Si de Gaulle sait qu’il ne peut œuvrer sans ses alliés, il refuse de se plier aux exigences des anglo-saxons. Avec son culot et son arrogance, il se fait respecter de Churchill. Si l’entente cordiale n’est jamais rompue, la volonté inébranlable d’indépendance du Français agace. Il faut dire que les Alliés espèrent toujours une complicité avec Vichy pour contrer les Allemands. De Gaulle, lui, joue la carte de la diplomatie à l’Est après l’entrée en guerre de l’URSS qui trouve un possible allié dans une Europe des vainqueurs. L’avancée du Français Koenig contre Rommel à Bir Hakeim est la première victoire armée de la France libre. Pourtant Darlan, puis Girault seront ceux à qui les alliés confient le pouvoir civil et militaire au lendemain du débarquement en Afrique du nord en novembre 1942. Une lutte de pouvoir s’engage. Les Américains ne reconnaitront de Gaulle comme chef du gouvernement français qu’en octobre 1944. A ce refus de dépendance, s’ajoute une volonté constante d’unifier la Résistance, de souder la France libre à son autorité. « Le devoir des chefs, y compris et surtout les plus grands, est de marcher tout droit dans l’union et dans la discipline ». Très vite, il s’applique à construire des passerelles entre le Comité de Londres et les organisations clandestines de la Résistance de l’intérieur. A partir de juin 1941, le PCF n’entend pas se mettre sous les ordres de Londres. Jean Moulin sait unir les mouvements de métropole et procède la mise en place de « l’armée secrète ». Le CNR regroupe en mai 1943 tous les opposants à Vichy et le Comité français de libération nationale, devient une ébauche de parlement, donnant ainsi une caution à un futur régime républicain. Par une insubordination impensable, le général de Gaulle devient un bâtisseur politique d’une France nouvelle. Qualifié d’autocrate, de mégalomane en puissance, le voilà le restaurateur d’une République démocratique avec une seule idée en tête, la grandeur de son pays. Il a su réunir là où les Français se divisaient.
Alors pourquoi a-t-il échoué à garder le pouvoir la guerre terminée ? De Gaulle entend ne rien céder sur l’indépendance nationale et remettre sur pied un pays dévasté et déchiré par la guerre. Il sut convaincre Eisenhower de lancer la division Leclerc sur Paris et le discours du chef du Gouvernement à l’hôtel de ville le 25 août est mémorable. Jusqu’à la fin du conflit, il n’hésite pas à exhausser la France combattante au-delà de ses forces réelles, à égalité avec les vainqueurs. Le 8 mai 1945, la capitulation de l’Allemagne est signée à Reims en présence du général français Sevez et le lendemain à Berlin sa ratification se fait devant de Lattre de Tassigny. La France figure parmi les quatre grands vainqueurs, à Berlin comme au Conseil de sécurité de l’ONU mis en place en 1946. A l’intérieur, il s’agit de reconstruire matériellement et de refonder politiquement le pays. En octobre 1945, des mesures d’exception ont été prises comme le vote des femmes, la restauration de la liberté de la presse, la création de l’ENA, la nationalisation de grandes entreprises, et des banques de crédit. L’État doit assurer la mise en valeur des sources d’énergie et des moyens de transport. Un socialisme de reconstruction est mis en place. Politiquement, le général mène un bras de fer contre les communistes qui entend instaurer une démocratie formelle afin d’amener la Révolution. Or Staline, de concert avec Churchill, souhaite affirmer sa zone d’influence en Europe de l’est et non en France. Maurice Thorez revient dans le pays et infléchit la ligne du parti tandis que le Général, en décembre 1944 signe un pacte d’alliance et d’assistance avec l’URSS. La paix rétablie, il fallait engager une réforme constitutionnelle. Si le libérateur voulait devenir le législateur, il ne réussit pas à imposer la réforme qu’il souhaitait avec un chef de l’exécutif indépendant du Parlement. Le régime exclusif des partis réapparait ce qui entraine la démission du Général en janvier 1946. Certains ont reproché à de Gaulle s’être érigé au-dessus de la mêlée. Il n’a pas créé de parti qui lui aurait donné la base d’un pouvoir constituant, le RPF venant trop tard. La peur du communisme écarté, le recours à l’homme providentiel ne s’impose plus. Neuf ans plus tard, vingt ministères ont succombé, 200 ministres se sont succédé dans des gouvernements éphémères. Une nouvelle cause d’instabilité affecte la République, une situation explosive en Algérie où commence « une guerre sans nom ».
Si le général dut renoncer à prendre le pouvoir par le RPF en 1953 qui n’obtient que 10 % des suffrages, le 15 mai 1958 lui permet de réapparaître, se disant « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Un temps, les députés repoussent la solution de Gaulle mais les communistes, que Guy Mollet accuse de ne plus être de gauche mais à l’Est, refusent l’union des forces démocratiques. La division de la gauche exclut la formation d’un Front populaire. De Gaulle profite des circonstances. Soutenu par l’armée en Algérie, il dit entamer l’établissement d’un gouvernement républicain sans avoir l’accord des dirigeants français. Malgré des manifestations contre lui organisées par les partis de gauche le 28 mai, les jeux sont faits. En deux semaines, le général a su retourner la situation en sa faveur, bénéficiant à Alger de soutiens. Il a profité des peurs du communisme et de la guerre civile. Mais ce retour n’a été possible que par sa qualité d’homme providentiel. Le chef de la France libre qui a restauré les libertés ne peut être tenu comme fasciste. Il reçoit son investiture des députés le 1er juin, ce qui fait dire à ses partisans qu’il a pris le pouvoir en toute légalité. Cependant, un politique comme Mendès France dénonce le caractère exceptionnel de la situation. Les citoyens vont suivre cet homme deux fois providentiel pour la France qui doit faire adopter la constitution qu’il désire et mettre fin à la guerre d’Algérie. Les deux questions sont intimement imbriquées. De Gaulle tire des événements d’Algérie sa prise de pouvoir et la possibilité de bâtir une nouvelle République. Ce qui le motive, les institutions, le redressement du pays, la politique de grandeurs, dépendant de la solution trouvée au conflit colonial. Ratifiée le 28 septembre 1958 par référendum, la nouvelle constitution sert un État avec un chef reconnu par la nation. Cet type de consultation démontre « son efficacité » avec le conflit algérien : référendum d’autodétermination en 1961, puis l’indépendance en 1962. L’article 16 rentre en vigueur après le putsch des généraux en avril 1961 montrant son utilité. Michel Winock affirme que la guerre d’Algérie aura été le baptême du feu de la constitution gaullienne, en ajoutant la corrélation entre l’élection du président de la République au suffrage universel ratifiée par référendum et l’attentat du Petit-Clamart préparé par des activistes de l’OAS. Les quatre années subordonnées à la question algérienne ont marqué deux ruptures, l’instauration d’un régime républicain gouvernable et la clôture du cycle colonial. Pour de Gaulle qui a compris très tôt le besoin d’émancipation des peuples coloniaux, la fin de la colonisation offre à la France la possibilité d’une nouvelle grandeur. Il bénéficie d’une conjoncture économique favorable, le plein emploi et l’élévation du niveau de vie de la population. Le général se lance alors dans une politique d’indépendance nationale, d’abord par le redressement financier et l’instauration du nouveau franc, le retrait du pays de l’OTAN (politique d’un monarque dira François Mauriac, pourtant un admirateur), le rapprochement franco-allemand, l’autonomie militaire par la défense nucléaire, l’hostilité à l’entrée du Royaume-Uni dans le marché commun et la reconnaissance de la Chine au grand dam de Washington ; sans oublier le « Vive le Québec libre », la condamnation de la guerre du Vietnam et surtout sa position pro-palestinienne après la guerre des six jours. Quelles que soient les violentes critiques, Michel Winock affirme qu’à cette époque les Français ressentaient une certaine fierté à appartenir à une nation qui comptait dans les affaires internationales. 1967 marque une rupture dans le soutien de la politique gaullienne. La position anti-israélienne, le Canada et surtout une inquiétude des Français sur la situation économique qui entraîne l’inflation (alors que la croissance est de 5,8 % par an de 1958 à 1970, dépassant les États-Unis) génère une érosion du pouvoir perceptible dans les urnes : en 1965, le Général affronte un ballotage au premier tour, lui qui n’a pratiquement pas fait campagne. Si 54,5 % lui assurent la victoire, le rassemblement ou l’union des peuples dont il rêvait s’avère une illusion. Les législatives montrent la même tendance. De Gaulle ne peut plus se dire au-dessus des partis. Sans l’avoir voulu, avec l’élection du président de la République au suffrage universel, il favorise la bipartition, l’organisation politique en deux camps. La « monarchie élective » qu’il avait inventée révèle ses limites en sapant les bases du « rassemblement rêvé ». C’en est fini de l’Union sacrée.
La crise de mai 1968 sonne le glas du pouvoir gaullien. Pourtant la côte de popularité du président atteint 61 %, mais le style personnel et autoritaire du régime semble de plus en plus déphasé dans une France modernisée. Les avis divergent sur les raisons de la fuite éphémère du Général à Baden-Baden (découragement ou coup de bluff) mais son retour est fracassant, assorti de manifestations de rues organisées par ses soutiens. L’assemblée réélue concentre 3/4 des sièges aux gaullistes. Mais ce n’est pas la victoire de de Gaulle mais de ses partisans et de son premier ministre mis en lumière lors des événements. L’État gaullien prend en charge la grande réforme des rapports sociaux par la voix de la démocratie directe référendaire. La participation résume l’esprit des réformes proposées. Valéry Giscard d’Estaing et la gauche font campagne pour le « non » qui l’emporte en avril 1969, entrainant le sauveur puis le législateur à la démission. L’auteur de cet ouvrage parle de l’ingratitude des Français à congédier, après tant de services exceptionnels rendus à la nation. De Gaulle s’éteint peu de temps après, le 9 novembre 1970.
En conclusion, Michel Winock analyse les raisons de la légende du Général soutenu par son exceptionnelle relation avec les Français. D’abord il incarne le mythe du Sauveur, celui qui dans la tourmente de juin 40, a su dire non. Il devient le libérateur et le pacificateur « attirant sur son képi l’immense joie de la Libération » en clôturant aussi la page coloniale. De Gaulle représente aussi le rassembleur, « le grand prêtre de la communion française », conformément à l’idéal de « l’Union sacrée ». Républicain de raison, il ne se résigne pas au principe du pluralisme, base de la démocratie libérale. Enfin, il est le grand Législateur. De Gaulle a cumulé les emplois et reste dans l’imaginaire des Français, l’homme d’État parfait, le chef d’orchestre sachant jouer de tous les instruments tout en faisant jouer sa propre musique. Un militaire si peu militaire, avec cette volonté de lui subordonner au pouvoir civil, un monarque démocrate, un nationaliste en quête d’universel qui croit en la grande France accueillante et généreuse, un sphinx éloquent, moderne et obsolète, pessimiste et entreprenant, un idéaliste pragmatique… Un peu de tout cela, car jusqu’à la fin, le Général a surpris, dérouté, indigné ou fasciné ses contemporains. Il fait partie de ces grands hommes qui ont changé le cours de l’Histoire, du moins celle de leur pays. Au final, pour Michel Winock, cette propension du peuple français à chercher le grand homme serait un aveu de faiblesse et de divisions.