Il nous propose dans Les Anormaux : Les meurtres par euthanasie en Allemagne (1939-1945), une étude consacrée à la mise à mort médicalisée, de ceux qu’il appelle les belasteten, c’est-à-dire, littéralement, « ceux qui représentent un poids », dans le cadre du programme d’état Aktion T4. Autrement dit, 200 000 individus, enfants compris, affectés d’une déficience mentale, de maladies incurables ou de difformités physiques nécessitant des soins permanents les rendant inaptes à une activité professionnelle, auxquels il faut ajouter 350 000 personnes stérilisées de force dans la période 1933-1940. Au-delà de l’étude des méthodes, il s’agit surtout de s’interroger sur les conditions de faisabilité et d’acceptabilité de ces meurtres pratiqués sous les yeux même de la société allemande.
Partagé en 17 chapitres rédigés dans un style très journalistique, l’ouvrage fait état de redoutables problèmes méthodologiques: difficulté d’accès à des archives encore protégées par l’état (surtout en ex-RDA), poids du silence et de la culpabilité dans les familles de victimes, interprétation des sources complexifiée par la novlangue nazie, littérature lacunaire sur ce sujet. Ce texte permettra donc au lecteur d’approfondir sa connaissance d’un aspect du nazisme dont l’étude est en plein renouvellement, l’eugénisme et l’euthanasie des « non conformes », et il donnera au public enseignant un outil pour enrichir les cours consacrés aux régimes totalitaires en classes de troisième et première mais aussi ceux consacrés au génocide.
LE CONTEXTE INTELLECTUEL
Le livre s’ouvre sur l’étude du tournant à la faveur duquel, dès les années 1920, le monde de la psychiatrie allemande, s’interroge sur la pertinence de laisser en vie des patients incurables ou « inutiles » et donc sur le droit des médecins à les euthanasier. Si une large part d’entre eux y est idéologiquement favorable, on ne les trouve pas seulement chez les nationaux socialistes convaincus, mais surtout parmi les plus progressistes des réformateurs sociaux allemands. Ils publient leurs théories dans des revues spécialisées et sondent les familles sur l’opportunité de les « soulager du poids » des patients non réactifs aux thérapies classiques, nourrissent une active propagande sur la question.
AKTION T4, LE FONCTIONNEMENT ROUTINIER D’UN PROGRAMME DE MISE A MORT
Débuté officiellement en août 1939, Aktion T4 est donc animé à ses débuts par ces considérations eugénistes. L’idée est de créer une société saine débarrassée des maladies, en même temps que faire œuvre de justice sociale en mettant à mort des individus constituant un poids pour la communauté nationale. Mis en œuvre par 300 ou 400 employés, il entérine des pratiques déjà anciennes et devient un programme d’état centralisé à la Chancellerie du Führer et le département de la santé du ministère de l’intérieur.
Le processus consiste à sélectionner les patients sur la base de données fournies par les formulaires sans cesse plus précis remplis par les professionnels de santé : pédiatres, psychiatres, chefs de services dans les asiles publics mais aussi confessionnels, infirmières, sages-femmes… Les malades sont ensuite transférés vers des établissements de transit ou directement vers des asiles possédant une chambre à gaz en Allemagne. Le gazage effectué, les corps sont incinérés tandis que sont envoyés aux familles des certificats de décès falsifiés. Les cendres sont enfin envoyées vers des cimetières proscrivant toute trace écrite. Le mécanisme sera reproduit dans les territoires annexés avant et après la guerre.
AKTION T4 DURANT LA GUERRE
La partie centrale de l’ouvrage montre comment la guerre vient infléchir le fonctionnement d’Aktion T4. Bien que le programme n’ait jamais été réellement clandestin, le très isolé évêque de Münster Van Galen le rendit public par ses sermons accusateurs en août 1941. Au même moment les bombardements devenaient plus intenses sur l’Allemagne et, dans le souci de ne pas accabler davantage le moral de la population, Hitler déclara l’arrêt du programme le 24 août. Commence une 2e phase des meurtres qui est surtout une mue pour Aktion T4. Même si A. Götz met fortement en doute l’arrêt pur et simple des gazages, ceux-ci le cèdent aux injections létales et à la dégradation volontaire des conditions de vie des patients : surdoses médicamenteuses, diminution drastique des rations alimentaires…
La guerre vient aussi remettre en question les motifs eugénistes des débuts. Si l’exigence de rationalité économique avait toujours été avancée, elle prime quand la guerre dégrade singulièrement les conditions de vie des Allemands à partir de la mi-1942. La capacité à travailler et le souci d’épargner les ressources deviennent les seuls critères légitimant le maintien en vie des patients. L’étude des formulaires d’Aktion T4 permet à A. Götz de montrer que le cercle des victimes s’élargit, à la faveur d’une plasticité accrue des critères, pour englober tous ceux que le régime considère comme « asociaux » : tuberculeux, mutilés de guerre, ivrognes, prostituées, petits voyous, mauvais payeurs, sans-abris, pensionnaires de maisons de retraite…
« DES HOMMES ORDINAIRES »
Un des aspects centraux de la réflexion d’A. Götz porte sur les acteurs des meurtres. Les chapitres 6, 7, 8 et 12 traitent du monde médical. Une place particulière est accordée aux directeurs d’asiles, des hommes jeunes entre 30 et 40 ans, si proches du portrait qu’en faisait H. Arendt dans La Banalité du Mal. Praticiens souvent reconnus, défenseur de méthodes paradoxalement novatrices (refus de la contention, thérapies à domicile, prophylaxie), ils procèdent eux-mêmes aux assassinats et mettent la pression sur leurs subalternes pour qu’ils en fassent de même. C’est ainsi qu’A. Götz dépeint un fonctionnement hospitalier où le meurtre est intégré aux activités habituelles de services voire à la formation même des personnels médicaux débutants.
Ces médecins formaient les comités d’experts qui établissaient des listes nominatives dont ils pouvaient biffer les noms jusqu’à l’entrée des chambres à gaz. Leur marge de manœuvre était réelle et ira grandissante. Nombre d’entre eux se servent de patients comme cobayes : test de vaccins sur des enfants, collecte de cerveaux de patients pour procéder à des examens histologiques alimentant des banques de données… Il est ainsi significatif que les mises à mort aient été faites parallèlement à la constitution de la psychiatrie comme science médicale autonome.
QUI SAVAIT QUOI ?
Comment met-on à mort 200 000 personnes à la vue de tous dans un pays pétri de morale chrétienne ? Le caractère novateur de l’ouvrage vient de l’angle d’attaque qu’il propose. Dans Comment Hitler a acheté les Allemands ?, A. Götz avançait déjà la thèse que l’acceptation de la dictature reposait en Allemagne sur un accord tacite entre la population et le régime, celui-ci l’obtenant par l’accès des Allemands à davantage de confort matériel (redistribution fiscale, mobilité sociale accrue). Ce même fil conducteur guide ici sa réflexion. Refusant une dichotomie simpliste coupable/ victime, il dresse, dans les chapitres 1, 2, 9, 11, 15 et 17, le portrait plus complexe d’une population qui s’accommode des meurtres.
Les familles disposent d’une marge de manœuvre indéniable. Si le corps médical leur ment fréquemment, A. Götz démontre que lorsque l’entourage reste proche d’un malade, ses chances de survie augmentent nettement. Les autorités rendaient le patient aux familles qui le demandaient avec insistance. Or A. Götz dénombre peu de protestations dans la documentation qu’il a analysée. Tout indique que bon nombre de ces familles étaient soulagées de se voir libérées du poids d’un malade à condition qu’on ne leur présente pas l’euthanasie frontalement comme un choix.
Quant au grand public, si les meurtres ne suffiront pas à le détourner du national-socialisme avant la guerre, ceux-ci apparaissent comme un « mal nécessaire » au plus fort du conflit. C’est assez subtilement qu’A. Götz analyse, dans la dernière partie, les ressorts psychologiques d’une population qui en s’imposant à elle-même une telle violence finit par percevoir comme une forme de justice de l’imposer aux autres (juifs, prisonniers de guerres). C’est d’ailleurs à ce titre que l’auteur ne confond pas le nécessaire devoir de mémoire (les chapitres 4, 10 et 16 ne sont que la retranscription de dossiers de victimes) et anathème. En effet, il décrit une Allemagne devenue complice, aux repères moraux brouillés par l’omniprésente propagande eugéniste, la haine de l’étranger sous toutes ses formes, animée par l’instinct de survie dans une société déchirée, mais aussi des familles de proches désemparées par l’absence d’aides sociales en des temps difficiles et la rapidité du processus d’exécution.
A ce titre la question de la dimension non écrite des ordres régissant Aktion T4 est révélatrice. Si les médecins appelaient de leurs vœux une loi qui les aurait protégés en cas de poursuites (elle n’existera qu’après « l’arrêt » d’Aktion T4), Hitler ne pouvait promulguer un texte qui aurait donné corps à une réalité que tout le monde s’efforçait ignorer. Il est d’ailleurs notable qu’Aktion T4 ne revêtira un cadre légal, sous le nom de « Commission de travail du Reich sur les asiles publics », qu’une fois interrompu par Hitler.
AKTION T4 ET GENOCIDE
Le dernier chapitre établit un lien entre les deux champs de recherche privilégiés de l’auteur : l’histoire médicale et celle du génocide. Si le lien en termes de méthodes de mise à mort saute aux yeux, A. Gôtz ne borne pas sa réflexion à la dimension procédurale, se focalisant sur la manière dont un crime à grande échelle peut être perpétré au beau milieu de la société. Ainsi les passerelles entre ces deux meurtres de masse existent : la même absence d’opposition généralisée au profit de protestations marginales (comme celles de l’évêque Van Galen), le même souci de discrétion attesté par la terminologie (Aktion T4, « mort miséricordieuse »), les mêmes tâtonnements avant de parvenir à un mode opératoire rationalisé. L’utilisation de l’ouvrage pour éclairer sous un nouveau jour les pratiques génocidaires auprès des élèves peut ainsi se révéler stimulante.
Bonjour Monsieur,
Pour répondre à votre interrogation, le premier point consiste à vous demander si cette remarque s’adresse à l’auteur, au traducteur ou à moi-même. Dans le dernier cas, sachez que je ne suis pas germaniste et que le terme figure sur la couverture elle-même. Dans le second, il me semble que c’est aux éditeurs que vous devriez réserver la primeur de vos objections en matière de traduction. Enfin, je ne saurais prétendre parler au nom de l’auteur, mais vous me semblez faire une erreur en affirmant que le contexte « ne demande pas » le terme d’euthanasie. Il fait partie, au même titre que l’expression « mort miséricordieuse » (traduite ainsi de l’allemand) et nombre d’autres, de la terminologie construite à dessein par le IIIe Reich. Ainsi, vous jugez le terme « euthanasie » inapproprié mais j’ose imaginer que celui d' »asocial » ou de « belasteten », c’est-à-dire, littéralement, « ceux qui représentent un poids », se rapportant à une personne handicapée, un vieillard ou tout être humain de manière général, vous choque tout autant. Cependant, ils sont riches d’enseignement sur la volonté des initiateurs d’Aktion T4 de jeter le voile sur ce qu’ils font, de la nécessité de le faire, de la relative acceptabilité de ces pratiques dans la société allemande, des conditions de cette acceptabilité… Or il s’agit là du cœur de la réflexion d’Aly Götz dans cet ouvrage. Comment, dans un pays protestant, fait-on accepter, au titre d’une forme particulière de justice sociale, de telles pratiques ? Dès lors, l’enjeu n’est pas de considérer ce vocabulaire, qui vous pose légitimement problème, en professeurs de morale mais de comprendre qu’il a lui-même une histoire et fait partie d’une histoire dont il nous permet de rendre compte. Le restituer n’est pas s’y ranger et, du reste, cela ne me paraît pas être le propos d’Aly Götz dont les analyses linguistiques font une grande partie de l’intérêt du livre.
Utiliser au 21e siècle le terme euthanasie pour les assassinats de déficients mentaux réalisés sous le troisième Reich équivaut à parler d’acte d’amour pour un viol parce que le violeur lui-même utilise le terme. On n’accepte plus de nos jours d’utiliser le mot « euthanasie » comme Platon, alors que le sujet n’est pas demandeur.