Il s’agit des actes d’un colloque international qui s’est tenu à Besançon en septembre 2012 et qui réunissait 24 historiennes et historiens spécialistes de l’histoire de l’Occupation et de la Résistance en France et en Europe. L’ouvrage rassemble 15 communications et quatre comptes rendus de tables rondes. Il est construit en cinq parties : Problématique et appréhension de l’objet « comportements » ; Les comportements dans l’Europe occupée ; Comportements complexes ; Résistance(s) et tissu social : la France ; Les comportements en France vus d’ailleurs.

Une réflexion conceptuelle d’un abord souvent ardu

Le titre du colloque indique dans quelle perspective il a été conçu : quatre axes de travail ont été retenus et abordés dans les communications et au cours des table rondes :
– Développer une réflexion épistémologique sur les sciences sociales et l’histoire face à l’objet « comportements collectifs ».
– Montrer la complexité des comportements qui se succèdent dans le temps et se chevauchent dans le présent. Les historiens s’attachent alors à identifier des espaces d’autonomie, des marges de manœuvre et les modalités d’adaptation contrainte sous les régimes d’oppression.
– Confronter des « grilles d’analyse globalisantes aux pratiques sociales du quotidien et du terrain ».
– Montrer la place dévolue à la Résistance comme révélateur et instrument d’évaluation des comportements. La Résistance prend une place très importante dans le contenu de ce colloque car elle est un marqueur significatif des comportements face à l’occupant.

L’ensemble est d’un abord assez ardu. Les auteurs sont des universitaires spécialisés qui s’adressent à leurs collègues et, au-delà, à un public de chercheurs spécialisés. L’un des objectifs majeurs de ce colloque était « de contribuer à un travail d’invention dans le domaine conceptuel », de « bousculer les habitudes de pensée et quelques certitudes installées » et « d’autopsier des stéréotypes sur les modes de fonctionnement social ». La réflexion épistémologique et historiographique ainsi que la recherche et la définition de notions et de concepts l’emporte largement sur la présentation de faits historiques. La question des sources n’est pas évoquée. Les historiens traitent tous de la difficulté et de la complexité de cet objet d’étude. Tout fait exposé doit être immédiatement nuancé et peut être interprété différemment ou même contredit, car la réalité est composée d’une multitude de situations singulières. Il s’avère difficile de faire une histoire rigoureuse des comportements collectifs et d’établir des concepts globalisants. « Les interrogations l’emportent » affirment Pierre Laborie et François Marcot dans leur conclusion.

1. Problématique et appréhension de l’objet « comportements »

Cette première partie s’ouvre par un article extrêmement théorique du sociologue Bernard Lahire, que même l’historien Jacques Semelin reconnaît ne pas avoir compris, suivi d’une communication de Pierre Laborie, « Histoire, vulgate et comportements collectifs », puis d’une table ronde entre des historiens « qui ont eu à réfléchir sur l’utilisation des concepts, sur la manière dont ils ont forgé et sur leur usage » : Jacques Semelin, Denis Peschanski, Antoine Prost et Julian Jackson.

Représentations dominantes

Pierre Laborie observe que la question des comportements n’occupe qu’une place discrète dans l’historiographie des années noires et qu’elle fait toujours débat. « Elle est rarement abordée de front dans les travaux des historiens sur la période, mais elle revient en revanche avec régularité dans les approximations du bavardage mémorio-médiatique ». L’interprétation dominante, installée depuis les années 1970, généralise l’idée d’une longue passivité de l’immense majorité des Français jusqu’à leur retournement tardif, une fois la victoire des Alliés assurée. « Inlassablement répétée, largement diffusée, cette vulgate renvoie aux représentations mémorielles de la période (…) Il arrive que des historiens adhérent à son discours et contribuent à le légitimer, au moins en partie ». Pierre Laborie affirme que « l’histoire, comme école de rigueur, est absente de la plupart des interprétations habituelles sur les comportements ». Il fait la genèse de cette version répandue du comportement des Français, rappelant qu’au cours des années 1970, « par un effet de balancier, on est passé de la représentation d’une France souffrante et valeureuse à celle, d’une France soumise, veule, complice, et sans doute coupable », sous l’effet en particulier de la prise de conscience tardive du génocide des Juifs et de la découverte de la responsabilité de la France, comme État, dans sa mise en oeuvre. Au cours des années 1980 et 1990, s’impose une vision ternaire : les deux minorités de résistants et de collaborateurs actifs, jugées inégales en nombre, se situent de part et d’autre d’une masse attentiste. « Utilisée au singulier, dans une acception univoque dévalorisante, la notion d’attentisme ainsi conçue ne rend compte ni des évolutions qui en modifient le sens, ni de l’extrême diversité des agissements qu’elle recouvre. » C’est la Résistance qui est choisie « comme marqueur et comme curseur significatif des comportements ». Pierre Laborie rappelle par exemple qu’aucune méthode rigoureuse ne permet de donner le nombre de résistants dans la population, d’autant plus qu’aucune définition du résistant ne fait consensus. Il faut donc admettre que beaucoup d’affirmations établies comme des évidences ne sont pas historiquement fondées et doivent être remises en cause.

Ambivalence des comportements

Pierre Laborie insiste sur l’ambivalence des comportements, particulièrement dans « les conduites d’adaptation ou d’évitement sous les régimes d’oppression ». L’ambivalence conduite à des actions que la raison peut trouver contradictoire ou incohérente. L’ambivalence n’est pas nécessairement synonyme de double jeu, d’opportunisme, de calcul. Les acteurs n’ont pas fatalement conscience des contradictions qu’elle révèle et ils ne les vivent pas comme tel : « le cas limite serait peut-être celui du paysan qui fait du marché noir avec les Allemands tout en cachant des réfractaires au STO, et en ravitaillant peut-être le maquis proche, ou même en contribuant à la réception de parachutages. » Il estime indispensable de rappeler que « tout comportement est indissociable du temps dont il est à la fois l’expression et le produit. »

Concepts et marqueurs

Pierre Laborie plaide pour une tentative de conceptualisation et il cite plusieurs concepts qui sont ensuite débattus au cours de la table ronde : « adhésion », « accommodation », « résilience », « non consentement », observant néanmoins que « leur emploi pose problème quand ils sont utilisés, non comme de simples indicateurs tendanciels, mais comme des clés majeures d’interprétation, prétexte à des simplifications caricaturales ». Il pose ensuite la question des « marqueurs » qui permettent de qualifier les comportements : si la Résistance est le marqueur essentiel, les actions de sauvetage sont devenues dans une période plus récente un marqueur important. Or, « la représentation que les historiens se font du marqueur retenu indique une orientation dans l’analyse des comportements ».

2. Les comportements dans l’Europe occupée

Cette partie rassemble trois communications : celle de Pierre Lagrou, « Occupation militaire et domination impériale : des usages politiques et historiques de la notion de résistance », celle de Stathis N. Kalyvas, « Occupation et Résistance au prisme de guerre civile : un schéma analytique des affrontements, de la violence de leur impact », celle de Rafal Wnuk, « Résistance, adaptation et collaboration. Le comportement des citoyens polonais sous l’occupation allemande et soviétique », suivie d’une table ronde sur le thème des comportements dans l’Europe occupée.

En Pologne : une adaptation conduisant à l’anomie

Rafal Wnuk montre que le comportement le plus commun parmi les Polonais jusqu’en 1943 a été l’adaptation, mais avec des inclinations à la résistance. En 1944, au moment où la défaite des Allemands devint imminente, la résistance s’est pleinement propagée dans la population polonaise. Pendant les cinq années de guerre, on a observé des phénomènes communs à tous les territoires occupés : brutalisation de la vie sociale, violence quotidienne de l’occupant, dévaluation de la vie de l’individu, affaiblissement des relations sociales entre voisins et leur remplacement par des liens nationaux, relativisation morale menant à l’acceptation de tout comportement permettant la survie familiale. L’occupation a donc conduit à une anomie dont la société polonaise a mis de longues années à se sortir, même après la guerre.

Pistes de réflexion

Robert Frank insiste sur les logiques de groupe pouvant expliquer des comportements, sur la temporalité et en particulier le poids de la représentation de l’avenir et sur les pertes de repères que provoquent toute occupation sur les individus. Alya Aglan estime nécessaire de distinguer le comportement-action du comportement-réaction et insiste sur la question des stratégies de survie ainsi que sur la question de l’état des sociétés avant l’occupation militaire. Elle estime que la micro-histoire est nécessaire pour saisir des situations très différentes selon les territoires et la chronologie de la guerre. Il faut sans doute admettre que les comportements ne résultent pas toujours de choix volontaires et que les populations se trouvent ballottées d’un camp à l’autre. Puis la table ronde évoque la nécessaire comparaison entre les différentes régions de l’Europe, la complexité des comportements des occupants qui n’est sans doute pas moindre que celle des occupés, la nécessité de distinguer les différentes types de régime d’occupation, la nécessité d’étudier le passage du comportement individuel au comportement collectif…

3. Comportements complexes

Quatre communications suivies d’une table ronde composent cette troisième partie des actes du colloque : Claire Andrieu, « Le comportement des civils faces aux aviateurs tombés en France, en Angleterre et en Allemagne, 1940-1945 » ; Jacqueline Sainclivier, « Des « accommodements » face à l’occupation en zone Nord » ; Renée Poznanski, « Quelle Résistance, quelle survie ? Réflexions sur les choix des Juifs en France » ; Jacques Semelin, « Dans quelle mesure les comportements de la population permettent-ils d’expliquer que les trois quarts des juifs en France aient échappé à la déportation ? »

Le comportement des civils français, britanniques et allemands face aux aviateurs tombés du ciel

On ne saurait compte ici du contenu de chacune de ces communications. La plus novatrice est sans doute celle de Claire Andrieu qui repose sur une recherche en cours traitant du comportement comparé des civils dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale et s’appuie sur « un événement standard et commun à toute l’Europe, celui de l’arrivée au sol inopinée d’un ou plusieurs aviateurs ». En effet entre 1939 et 1945, près de 150 000 aviateurs alliés sautent de leur avion ou opèrent un atterrissage forcé en territoire ennemi. Près de 67 000 d’entre eux survivent et environ 15 000 errent en Europe de l’Ouest à un moment ou un autre. Il faut y ajouter les 700 aviateurs allemands faits prisonniers par les Français et les 2000 qui le furent par des Britanniques, la plupart d’entre eux étant réceptionnés par des civils. La manière dont ces aviateurs sont accueillis par la population civile fournit « un instantané d’histoire, de culture et de régime politique » et offre à l’historienne un véritable « sondage à l’échelle européenne ». Communication passionnante dont nous retiendrons que les comportements typiques sont les suivants : civilité en Angleterre, aide clandestine aux Alliés en France, lynchage en Allemagne à partir de 1943.

Comment comprendre l’« accomodement » face à l’occupant ?

Revisitant la notion d’accommodement utilisée par l’historien Philippe Burin dans son ouvrage de 1995, La France à l’heure allemande, 1940-1944, pour désigner les différentes formes de compromissions vis-à-vis de l’occupant, Jacqueline Sainclivier « s’efforce de comprendre et d’expliquer à travers quelques exemples » ces comportements complexes face à l’occupation. Elle montre que « les comportements, les attitudes et de facto les éventuels accommodements sont déterminés par la présence ennemie, la relation au régime de Vichy mais aussi par des marqueurs tel le lieu, le temps, le milieu social et culturel, idéologique, tous imbriqués les uns dans les autres. » Elle conclut ainsi sa communication : « Dans la zone Nord, l’accommodement s’impose comme une nécessité et détermine des comportements complexes qui varient dans l’espace et dans le temps. L’accommodement vu « d’en bas » est marqué par le poids direct de l’occupation, sa densité, par l’évolution de la guerre et par la culture politique, le milieu social. L’accommodement n’est pas seulement la compromission, l’acceptation de l’occupation et du régime de Vichy mais il est aussi contrainte ce qui détermine des comportements d’apparente compromission. »

Pour qui voudrait connaître les réponses que l’historien Jacques Sémelin apporte à la question qu’il pose sur le sauvetage des trois quarts des juifs de France, on pourra se reporter à son récent et excellent ouvrage, ou au compte rendu qui en a été fait sur le site de la Cliothèque.
Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort

Quelques observations faites lors de la table ronde : « Par moments, dans les communications que nous avons entendues, on a peut-être traité davantage de situations complexes que de comportements complexes (…) On est sans cesse renvoyé à des comportements individuels auxquels on prête ou non une importance collective, une résonance collective (…) On parle souvent des femmes et du rôle qu’elles ont joué dans certaines formes de la Résistance ; on ne parle jamais du rôle qu’elles ont pu jouer pour freiner l’entrée en résistance, notamment pour que le fils ou le mari ne fasse pas de « bêtises », la bêtise étant évidemment de désobéir, de prendre des risques, de partir. Mais j’ai conscience, disant cela, de transgresser bien des représentations convenues …» (Jean Marie Guillon) ; « Il est essentiel de prendre les comportements comme un objet singulier. Et ensuite, dans la pluralité des comportements, il faut identifier chacun des grands groupes de comportements dans sa singularité (…) Il faudrait s’interroger aussi sur le rapport entre l’historien et la norme, sur le positionnement de l’historien face à l’objet qu’il étudie. » (Denis Peschanski)

4. Résistance(s) et tissu social : la France

Trois communications précèdent la table ronde : Jean-Marie Guillon, « Société française et Résistance. Idées reçues et débats » ; Julien Blanc, « Les premiers engagements résistants et la société de zone occupée (1940-1942) » ; Cécile Vast, « Résistance et comportements, la question du légendaire ».

La Résistance : « un phénomène social total »

Jean Marie Guillon rappelle que « les rapports entre la Résistance et la société française ont été l’objet de nombreux travaux depuis les années 1970-1980. C’est sans aucun doute le domaine dans lequel le renouvellement a été le plus notable, puisqu’il se trouvait au coeur d’une recherche cherchant à sortir la Résistance de représentations convenues, d’une histoire sacralisée, d’une histoire-récit ou d’une histoire institutionnelle ». L’approche de la Résistance comme un phénomène social, initiée particulièrement par François Marcot a bouleversé les représentations traditionnelles tout en s’imposant. Néanmoins Jean-Marie Guillon constate un recul vers des représentations traditionnelles à la lecture des manuels scolaires et des productions médiatiques, où prévaut depuis le milieu des années 2000 « une représentation de la Résistance oscillant entre la conception très datée d’une minorité isolée de personnages d’exception -des héros- et une invention récente, celle des « Justes » qui paraissent désormais représenter l’archétype de résistants ordinaires et une « pure » (car non politique et non militaire) Résistance ». Jean-Marie Guillon s’efforce de montrer que la Résistance est « un processus dynamique, un phénomène social total intégrant individus, groupes, territoires, milieux et actes avec des temporalités et des caractéristiques différenciées. » Il analyse « la difficulté à sortir des représentations convenues » et affirme que « être résistant n’a jamais été un statut, ni, pour la plupart, un état stable et recouvre des situations extrêmement variées, qui vont de l’engagement ponctuel à un engagement à temps plein, rémunéré et pratiquement de type professionnel

La Résistance : « une construction sociale à part entière »

En prenant pour objet d’étude les tout premiers engagements résistants en zone occupée, Julien Blanc a choisi la difficulté et la complexité. Mais comme ces tous premiers résistants étaient peu nombreux « il devient possible de suivre les pionniers presque un à un, pas à pas, au jour le jour. » Son travail lui a permis de « reconstituer la trame qu’ils tissent, voir dans quelle direction ils prospectent, qui ils rencontrent, bref comment s’opèrent les contacts avec la société. Les modalités, le rythme et la nature de ces connexions recouvre un large spectre et dessine un large nuancier. » Il peut ainsi montrer « qu’il n’y a pas d’un côté la Résistance et de l’autre la société avec entre les deux une relation à sens unique », mais que « la Résistance forme une construction sociale à part entière qui entretient avec son environnement un rapport dialectique. Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme 1940-1941

5. Les comportements en France vue d’ailleurs

Trois communications constituent la cinquième et dernière partie de l’ouvrage : Gaël Eismann, « L’opinion publique et les comportements des Français sous l’oeil du Majestic » présente la façon dont les Allemands jugeaient le comportement des Français ; Yves-Marie Péréon dans « La France à l’heure de Berlin. Les comportements des Français vu des Etats-Unis » fournit un autre point de vue ; enfin Odile Roynette signe une communication intitulée « Vainqueurs et vaincus : réflexions sur l’historiographie de l’occupation en Europe (XIXe siècle-Première Guerre mondiale ».

Aux yeux de l’occupant, les Français sont germanophobes mais inertes et méprisables

Les autorités occupantes estiment durant la première année d’occupation que les Français sont « germanophobes mais attentistes et paisibles ». L’invasion de l’URSS par l’Allemagne modifie la perception du fait résistant au sein de l’appareil militaire d’occupation. Le résistant français est criminalisé parce qu’il « contrevient sournoisement au droit international » mais il est également « perçu à travers les verres déformant de l’anticommunisme et de l’antisémitisme ». L’occupant acquiert ensuite la conviction que les actions résistantes sont planifiées mais il croit encore à leur caractère sporadique et isolé. Dès le début de l’été 1941 l’administration militaire allemande « enregistre une aggravation de l’hostilité de l’opinion publique à l’égard de l’occupant et de la collaboration ». Longtemps, la germanophobie française est relativisée. « Les faiblesses supposées du « caractère national » français et l’individualisme d’une population obsédée par son confort individuel sont régulièrement invoquées pour expliquer une inertie aussi déconcertante que méprisée. » À partir du début de l’automne 1943, les autorités militaires allemandes considèrent les actions de la Résistance armée non plus comme un simple problème policier, mais aussi et surtout comme un problème militaire exigeant une coopération étroite entre les différentes instances allemandes, militaires et policières, implantées en France.

Ne pouvant être exhaustif dans le compte rendu d’un ouvrage qui rassemble de nombreuses communications, chacune dense et synthétique, et la transcription elle aussi très synthétique, des riches contenus des interventions faites au cours des tables rondes, l’auteur de ce compte rendu est conscient de son caractère décousu et incomplet. Il a privilégié quelques communications, celles qui lui ont semblé les plus historiques et les plus abordables, négligeant davantage les plus conceptuelles. Il espère cependant avoir rendu compte de l’esprit général du colloque, de son intérêt, de ses objectifs, de ses avancées et de ses interrogations.

© Joël Drogland