Parmi les maisons d’édition spécialisée dans la traduction et la diffusion des mangas, les éditions Kurokawa héritent une attention spéciale pour leur collection intitulée KuroSavoir, la connaissance en manga. En effet, cette dernière est essentiellement dédiée aux mangas dits « pédagogiques » qui ont pour particularité d’adapter et de rendre accessibles en bande dessinée de grands textes philosophiques, une première approche pour un (jeune) public susceptible d’être rebuté par le format parfois volumineux et le propos complexe de ces ouvrages. Parmi les titres déjà édités par Kurokawa, citons Jean-Jacques Rousseau Émile ou de l’éducation, Le capital de Karl Marx, René Descartes et Le discours de la méthode. Dans le sillage de ces titres déjà parus, Kurokawa propose depuis mars dernier la traduction d’un manga classé dans le genre seinen consacré à Nicolas Machiavel et à son œuvre centrale : le Prince, et dont les auteurs sont Shin Nakagawa et Aki Jujo. En soi, l’initiative japonaise n’est pas inédite, la Renaissance et le personnage de César Borgia étant déjà au centre de quelques mangas dont le très recommandable Cesare de Fuyumi Soryo. Enfin, en 2010, Le Prince avait déjà eu les honneurs d’un one-shot aux éditions
Comme d’usage, l’intérieur de couverture propose le portrait et une très courte biographie de Nicolas Machiavel allant à l’essentiel. D’emblée, les auteurs précisent sobrement que leur manga est librement inspiré du Prince de Nicolas Machiavel et en aucun cas une adaptation fidèle.
Divisée en cinq chapitres, l’histoire est avant tout une biographie de Nicolas Machiavel qui s’attarde sur les années au cours desquelles il fréquente César Borgia, véritable protagoniste de l’histoire présentée, légitime puisque sa vie et son action politique ont inspiré très largement Machiavel pour rédiger Le Prince.
Elle s’ouvre sur l’extrait d’une lettre envoyée par mail envoyé par Machiavel un ami non nommé ici (en fait il s’agit de Francesco Vettori) rédigé en 1513 et la phrase la plus connue du grand public de Nicolas Machiavel : « la fin justifie les moyens ». L’objectif étant de faire comprendre au lecteur que l’œuvre de l’italien ne peut pas se résumer à cette simple phrase sortie de son contexte littéraire. Machiavel se remémore alors sa rencontre avec César Borgia et les événements qui l’ont conduit à s’inspirer de ce dernier.
Florence, 1502 …
Le lecteur est plongé dans la Florence de la Renaissance, une ville marquée par des régimes politiques instables mais qui par tradition, reste une République. Divers épisodes politiques sont très rapidement résumés (les Médicis, Savonarole …). Nous découvrons Nicolas Machiavel âgé de 33 ans alors qu’il « dirige la seconde chancellerie de la ville et s’occupe de la diplomatie florentine ». La discussion politique s’engage avec les membres du secrétariat du gouvernement, ils échangent notamment sur César Borgia, le fils du pape à la réputation sulfureuse à qui Florence doit verser une forte somme d’argent si elle veut être épargnée. C’est justement dans ce contexte que Machiavel est envoyé auprès de lui, mission qui s’annonce oh combien délicate et périlleuse pour lui. Les événements politiques s’enchaînent, certes avec des gros raccourcis, jusqu’au massacre de Senigallia perpétré en janvier 1503. C’est l’occasion pour les auteurs de s’appuyer sur l’historien Paolo Giovio [1483-1552] qui avait qualifié les événements de « plus belle des trahisons ». La chute de César puis sa mort en Espagne sont rapidement évoquées. La conclusion revient sur Machiavel et plusieurs citations extraites du Prince qui viennent éclairer l’histoire.
Par ce biais, les auteurs Shin Nakagawa et Aki Jujo prennent ainsi le parti de montrer comment Machiavel fait évoluer ses idées en fonction de son expérience et de ses échanges avec César auquel il tient tête malgré trois épées prêtes à transpercer la gorge lors de leur premier entretien ! Certains passages sont reliés aux réflexions et propositions présentées dans Le prince comme l’idée d’une armée nationale.
Une hiérarchie des personnages certes convenue …
Le traitement des personnages obéit aux lois du genre si d’un côté il relève du plus pur style fantaisie classique de l’univers des mangas, de l’autre une certaine fidélité historique aux personnages est présente. Si César trouve son inspiration dans les classiques représentations pop du Prince (beau, puissant, gothique, cruel, sans oublier les cheveux longs flottant au vent), Machiavel qui est censé avoir 33 ans fait plutôt figure d’adolescent en construction, face à son maître, duo classique dans les mangas. Les échanges entre eux, nombreux, permettent ainsi de dérouler à la fois la pensée de César (dont son rêve d’unifier l’Italie), son réalisme politique et ses méthodes jugées peu orthodoxes mais pragmatiques, et la manière dont Machiavel l’intégrera plus tard à sa future analyse.
… Mais une représentation graphique réussie
Les dessins sont plutôt réussis pour ce genre d’ouvrage, car souvent, il faut bien le reconnaître les auteurs de mangas « pédagogiques » ne se distinguent pas nécessairement par un dessin sophistiqué et/ou réussi. Mais la force de constater qu’un certain soin a été pris notamment pour les décors liés à la vie de Florence, les œuvres de Léonard de Vinci, Michel-Ange et de Botticelli qui apparaissent au détour d’une case et certains visages qui savent marquer les émotions (mention spéciale au portrait de Louis XII).
Comme d’usage, les mangas ont aussi la grande qualité de proposer au lecteur japonais peu connaisseur de l’espace européen (à l’origine, rappelons qu’il s’agit du premier lectorat visé …) une carte rappelant la dimension géographique dans laquelle le récit s’inscrit. Ici, les frontières de l’Europe et des royaumes italiens semblent avoir été respectées, ce qui est notable car souvent, pour faciliter la lecture et la compréhension du jeune public ce sont en règle générale des frontières mêlant les actuelles et les anciennes qui sont proposées.
En conclusion, si certains raccourcis, nécessaires étant donné le format et le lectorat visé en priorité, sont relevables, ce manga constitue une première approche originale de la pensée de Machiavel et donnera certainement envie aux lecteurs d’aller plus loin.