Une histoire inédite

Ce numéro thématique réunit une série d’études issues d’un ensemble de recherches sur un aspect de l’histoire du logement qui n’avait pas, jusqu’ici, beaucoup retenu l’intérêt des historiens : les « crises du logement ». Pourtant, du milieu du XIXe siècle à nos jours, la question de la crise du logement n’a cessé d’être posée en Europe en général et en France en particulier si bien que les directrices de ce numéro spécial du Mouvement social, Annie Fourcaut et Danièle Voldman, peuvent intituler la première partie de leur éditorial « L’éternel retour de la crise du logement ». Dans sa contributionSALY-GIOCANTI Frédéric, « Peut-on mesurer les dimensions de la crise du logement en France (1945-1990) ? Jalons pour un inventaire raisonné des sources quantitatives », pages 29-42., Frédéric Saly-Giocanti précise les deux sens que peut recouvrir l’expression « crise du logement », l’un renvoyant à une perception quantitative de la question, l’autre plutôt à une vision qualitative de celle-ci :

  • « Il y a crise du logement quand les demandeurs de logement rencontrent une grand nombre des difficultés réelles pour en trouver. Le thème de la crise envahit alors l’espace public. Il devient un problème collectif perçu comme tel, qui appelle des mesures immédiates ou à plus long terme des pouvoirs publics comme des particuliers concernés, afin d’augmenter de façon significative le nombre de logements disponibles et de faciliter la location ou l’achat de ces logements par les « non logés ». » (page 29).
  • Il y a crise aussi lorsque « La grande majorité des familles et des personnes sont logées mais dans des conditions jugées insatisfaisantes, du moins au regard des exigences jugées minimales du « bien habiter » (confort, espace, équipements d’hygiène, etc.). » (page 29).

Si la question de la crise du logement semble donc un motif récurrent de l’histoire de l’urbanisation à l’âge de l’industrialisation, elle connaît des reconfigurations et se pose de façon différente selon les époques, notamment si l’on s’attarde sur l’approche « qualitative » du problème, les exigences du « bien habité » variant au fil du temps. Annie Fourcaut et Danièle Voldman, dans leur éditorial, distinguent quatre moments dans cette histoire. Le premier se place au XIXe siècle : « En France comme dans les autres pays industrialisés, la découverte du problème se confond avec celle de la question ouvrière et les débuts du logement patronal, stimulé par le premier catholicisme social, au milieu du XIXe siècle » (page 8). Une nouvelle période s’ouvre avec la Première Guerre mondiale, avec une affirmation du rôle joué par l’Etat : « La guerre et la dépression des économies occidentales ont déplacé les termes du débat autour de la crise du logement, pensée comme l’impossibilité pour les salariés urbains d’accéder à un logement décent et moderne que le marché privé ne peut plus leur procurer » (page 11). La Deuxième guerre mondiale inaugure un troisième temps de l’histoire des crises du logement, en raison de l’ampleur des destructions qu’elle engendre dans beaucoup de pays d’Europe et de l’urbanisation accélérée qui la suit, à la faveur du baby-boom, d’un exode rural renouvelé et, dans certains cas, de l’essor des flux migratoires internationaux : « La crise change d’échelle et s’installe durablement dans l’agenda politique, sous des vocables distincts selon les régimes qui se mettent en place à partir de 1947-1949 » (page 11). Pendant cette période, la prise en charge par l’Etat du problème du logement s’impose un peu partout ; celle-ci devient, à l’Ouest, une composante de l’Etat-providence qui se met en place. La remise en cause de ce rôle de l’Etat entraîne l’émergence du quatrième temps de l’histoire de la crise du logement au milieu des années 1970 : crise économique aidant, à l’Ouest « Les pouvoirs publics, encouragés par un renouveau de la pensée libérale, retirent peu à peu leur emprise sur le logement et encouragent les ménages à épargner pour devenir propriétaires » (page 15), comme le montre particulièrement bien une étude de cas de Nick Bullock sur « Le logement pendant les années Thatcher » au Royaume-UnBULLOCK Nick, « Libérer le marché ou fabriquer une crise ? Le logement pendant les années Thatcher (1979-1990), pages 123-135., tandis que la chute du communisme à l’Est y bouleverse les données du problème.

Des études de cas à l’échelle nationale

Ce cadre posé, on peut lire dans cette livraison du Mouvement social une série d’étude de cas qui portent uniquement sur les troisième et quatrième temps de l’histoire des crises du logement. Ces études de cas sont menées à l’échelle nationale ou au niveau d’une grande agglomération. Elles portent uniquement sur les villes ce qui laisse penser que la question de la crise du logement ne se pose pas dans les campagnes. Huit pays sont pris en compte, à l’Ouest et à l’Est pendant la guerre froide, mais aussi au sud de l’Europe : il s’agit de la France, de l’Espagne à l’époque franquiste avec Madrid, de l’Italie, de la Roumanie communiste, du Portugal avec Lisbonne à l’époque de Salazar, de la RDA, de la Pologne communiste et du Royaume-Uni. Ces études de cas portent majoritairement sur la crise du logement pendant les années du second après-guerre : il s’agit de montrer en particulier comment les Etats ont pu faire face à la pénurie de logements due aux destructions engendrées par la Deuxième Guerre mondiale et/ou à une augmentation rapide de la demande du fait de l’exode rural et d’une immigration étrangère nombreuse.

L’échelle européenne

L’échelle européenne n’est cependant pas délaissée. Outre l’éditorial d’Annie Fourcaut et Danièle Voldman qui met en perspective les études de cas cités, deux contributions de Danièle Voldman embrassent l’ensemble du territoire européenne : la première s’intitule « A la recherche de statistiques européennes sur les habitations au XXe siècle » (pages 17-27), la seconde « L’encadrement des loyers depuis 1900, une question européenne » (pages 137-147). Dans cette dernière contribution, résolument comparatiste, l’auteure prend en compte, à des degrés divers, les cas de la France, du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de l’Italie, du Portugal, de l’Espagne, de la RFA, de la RDA et de la Pologne. Elle montre que dans l’entre-deux-guerres l’encadrement des loyers est « un héritage des mesures prises au cours de la Première Guerre mondiale par la plupart des belligérants » (page 141), même si dans certains pays, notamment le Royaume-Uni, il finit par être abandonné. Après 1945, les gouvernements se trouvent confrontés à un dilemme : concilier la nécessité de protéger les locataires d’une hausse trop brutale des loyers ; laisser ceux-ci augmenter pour stimuler les investissements privés dans la construction de logements. La tension entre ces deux impératifs conduit à l’adoption de lois tentant de les concilier, en France, avec la fameuse « loi de 1948 », mais aussi en Italie, en Espagne, au Portugal et en Allemagne de l’Ouest. Sans surprise, face au même dilemme, les pays d’Europe de l’Est privilégient plutôt le blocage des loyers comme le montre les exemples de la RDA et de la Pologne exposées par Danièle Voldman. Par ailleurs, dans l’ensemble des pays, une évolution générale se dessine : alors que dans l’immédiat après-guerre, la priorité est donnée plutôt au contrôle des loyers, à partir des années 1960, et même avant en RFA, une libéralisation se dessine car « l’immense effort de construction entrepris dans toute l’Europe depuis 1945 » (page 145) permet une atténuation de la crise quantitative du logement. L’auteure souligne cependant que cette libéralisation ne s’affirme complètement qu’avec la fin des Trente Glorieuses et les difficultés économiques qu’elle engendre : « Le déclin de la prospérité entraîna l’appauvrissement des finances publiques, le début du désengagement des Etats de la protection sociale et la progression parallèle d’une idéologie néo-libérale selon laquelle le marché de l’immobilier était capable de s’auto-réguler. Dans le domaine de l’habitat, cette nouvelle conception s’accompagna d’un encouragement marqué à l’accession à la propriété et d’un changement dans les modes de soutien au secteur du logement. Il ne s’agissait plus de contenir la hausse des prix de l’immobilier locatif, mais de ne soutenir que les populations les plus pauvres par des aides ciblées » (page 146).
En dépit d’un retour très timide et partiel au contrôle de la hausse des loyers en France depuis 2012, il semble bien que ce constat soit toujours valable aujourd’hui.

La contribution de Danièle Voldman sur laquelle nous nous sommes attardés ainsi que l’ensemble des articles réunis dans ce numéro thématique du Mouvement social montrent une fois encore que les historiens peuvent apporter un éclairage utile sur les débats du présent.

Thomas Figarol, 27 décembre 2013.
http://clio-cr.clionautes.org/IMG/pdf/mvtsocial245.pdf