Assurément Saint Just fait partie des personnages les plus célèbres et les plus clivants de l’histoire de la Révolution française. Le jeune Picard, guillotiné à la veille de son 27e anniversaire, a été l’objet de très nombreuses publications au cours de l’histoire (plus de 80 ouvrages ont été publiés à son sujet). Pour autant, le Conventionnel n’a pas été l’objet d’une biographie publiée en français depuis 1985 avec les travaux de Bernard Vinot. Souhaitant prendre en compte l’ensemble des connaissances acquises sur la pensée et la rhétorique du révolutionnaire, Antoine Boulant publie aux éditions Passés Composés en ce début d’année 2020 une nouvelle biographie qui entend combler ce vide. Pour ce faire, l’auteur a souhaité « retourner aux documents»Antoine Boulant, Saint Just l’archange de la Révolution, Éditions Passés Composés, 2020, page 11 et proposer une biographie critique « libérée de la gangue idéologique et du jugement définitif dans lesquelles se sont enfermés nombres de travaux sacrés à Saint-Just »Ibid page 12.

Une jeunesse picarde

Les cinq premiers chapitres de l’ouvrage reviennent sur les 25 premières années de la vie de Saint-Just. Période qui constitue l’immense majorité de son existence, et où s’est préparé le personnage politique qui va émerger sur la scène nationale au cours de l’année 1792. Antoine Boulant revient sur l’extraction sociale de Saint-Just, issu d’une famille aisée de roturiers malgré l’existence d’une particule dont le nom. Louis Antoine naquit le 25 août 1767 à Décize avant que sa famille déménage à ses neuf ans dans le village de Blérancourt où elle s’établit. Louis Antoine perd son père en 1777, et sa mère le place en pension au collège Saint-Nicolas de Soissons en 1779. Doté d’une solide éducation qui puise dans le creuset d’une culture classique obtenue auprès de professeurs pétris d’idées nouvelles, Saint-Just poursuit ses études, après un épisode de fugue à Paris en 1786, en intégrant la faculté de droit de Reims dont on ne sait s’il sortit diplômé. C’est au cours de son voyage rémois qu’il forgea définitivement ses opinions politiques, fortement marquées de ses lectures des lumières. C’est au cours d’ailleurs de ces années qu’il publia ses premiers ouvrages, notamment Arlequin Diogène ou encore Organt, poèmes en 20 chants qui l’obligea à se réfugier sous un prête-nom à Paris. Il sera alors témoin des premiers épisodes révolutionnaires dans la capitale, événements qui le pousseront à s’engager dans le combat politique.

À l’échelle locale tout d’abord et notamment dans son village de Blérancourt, élu officier de la garde nationale, nourrissant des ambitions à la députation, Saint-Just intrigua de nombreuses fois pour contourner la loi électorale dont il ne remplissait ni les critères financiers ni les critères d’âge. Il manœuvra pour faire élire des municipalités révolutionnaires dans les villages entourant sa ville, écrivit pour la première fois à l’incorruptible Robespierre, prémices d’une amitié future, et continua de publier notamment l’ouvrage L’esprit de la Révolution qui fut un succès de librairie. La chute de la monarchie le 10 août 1792 lui donna l’occasion de se présenter à la députation. Remplissant alors toutes les conditions requises, Saint-Just est élu député de l’Aisne le 5 septembre 1792.

Le benjamin de la Convention

Les trois chapitres suivants s’intéressent aux premiers pas de Saint-Just à la Convention, aux moyens déployés par celui-ci pour gagner petit à petit une place principale dans l’organigramme de l’État. À peine installée à Paris, Saint-Just se fait remarquer par la radicalité de ses opinions qui tranchent avec sa grande jeunesse, ses discours sur le jugement de Louis XVI le prouvant. « On ne peut point régner innocemment ; la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. »Ibid page 64 : c’est à travers cette sentence puissante que Saint-Just appelle à l’exécution de Louis XVI, rompant avec ses premières théories politiques.

De tous les fronts, Saint-Just intervient aussi à la Convention sur la question des ravitaillements. Plaidant pour la confiance affichée aux marchands, la liberté de circulation des denrées, et la diminution drastique du nombre d’assignats en circulation, Saint-Just rallie l’assemblée à son avis. Mais c’est avant tout sur la question militaire que Saint-Just imposa peu à peu son avis et sa participation. Il intègre le Comité de la guerre dès octobre 1792, pointant à la tribune dès le début 1793 la nécessité de réorganiser le ministère de la guerre et de procéder à la levée de 300 000 hommes.

Durant les premiers mois de la Convention, au moment même où se jouait la lutte d’influence entre les Girondins et les Montagnards, Saint-Just s’engagea sur le terrain institutionnel. Très critique envers le projet de constitution proposée par Condorcet et les Girondins, Saint-Just plaide pour une prééminence de l’assemblée sur le gouvernement. Cette critique l’amène à intégrer la commission de constitution qui fut rattachée au Comité de salut public le 29 mai 1793, 4 jours avant le coup d’état parlementaire des montagnards. Si Antoine Boulant reste prudent quant au rôle joué par Saint-Just dans ce coup de force, on ne peut que reconnaître le soutien moral qu’il y apporta, une telle action le rapprochant encore plus des hautes responsabilités. Néanmoins, Saint-Just participera par la suite activement à la chute de la Gironde en se voyant confier la rédaction du rapport d’accusation devant conduire les députés girondins arrêtés le 2 juin devant le tribunal révolutionnaire. S’il cherche à épargner la majorité des députés concernés, axant ses plus vives attaques sur les fuyards, les lourdes accusations portées contre ses collègues (notamment celle de fédéralisme) participent au durcissement de la Convention, chauffée à blanc par l’assassinat de Marat ou la prise de Mayence. Le rôle de Saint-Just dans la traque et la chute de la Gironde apparaît donc crucial.

Parvenu au sommet du pouvoir, Saint-Just intègre la section correspondance générale et la section guerre du Comité de salut public. Au sein de cette dernière il sera amené à travailler auprès de Carnot, les deux hommes partageant d’ailleurs la même vue sur les actions à entreprendre. Usant de sa jeunesse, et de l’extraordinaire volonté qui l’anime, Saint-Just abat avec l’ensemble des membres du Comité un travail considérable.

Face à l’état de guerre, la Constitution de l’an I cède la place à un régime d’exception. Chargé de présenter le projet de décret à la Convention, Saint-Just expose le 10 octobre les grandes lignes de ses idées nouvelles et notamment la volonté implacable d’éliminer les ennemis de la Révolution et d’épurer la population. Saint-Just vient de théoriser la terreur : « vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents même ; vous avez à punir quiconque et passive dans la république, et ne fait rien pour elle. Car depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui est opposé est hors le souverain : tout ce qui est hors le souverain est ennemi. »Ibid page 96.

Saint Just aux armées

Les chapitres 9 à 13 reviennent sur les différentes missions aux armées que se voit confier Saint-Just entre 1793 et 1794 et qui constituent une part très importante de son œuvre. Antoine Boulant revient sur la chronologie de ces missions tout au long du chapitre neuf. Compte tenu de ses connaissances dans le domaine militaire Saint-Just, mobilisé dès le 9 mars 1793, est envoyé dans les départements de l’Aisne et des Ardennes afin d’y organiser la levée en masse. De retour à Paris à la fin du mois il y retourne au cours de l’été avant d’être envoyé le 17 octobre 1793 vers l’armée du Rhin. Affichant une sévérité inflexible dès son arrivée, Saint-Just fait renforcer en urgence les effectifs de l’armée du Rhin en ponctionnant l’armée du Nord de 20 000 hommes. Débutée le 16 novembre, et se déroule en deux étapes, la campagne d’Alsace est un succès conférant au passage un prestige immense à Saint-Just.

Après le Rhin, Saint-Just est envoyé auprès de l’armée du Nord le 22 janvier 1794 une première fois puis une seconde fois le 29 avril, accompagné à chaque fois du député Le Bas. Lancée le 10 mai, l’offensive française visant reprend le contrôle de la Belgique, malgré de multiples échecs, parvient finalement à s’emparer d’Ypres et de Charleroi le 25 juin. Le 26 juin, en présence de Saint-Just, l’armée française vainc les armées autrichiennes et prussiennes à Fleurus.

Il ressort selon Antoine Boulant que Saint-Just s’impliqua dans les affaires militaires sous un angle politique. Son énergie, sa rigueur, et sa capacité à insuffler de l’enthousiasme auprès des soldats firent des merveilles. Conscient de devoir forger sa légende, Saint-Just agit sur le terrain de manière spectaculaire. Ils trouvent pour cela soutien auprès d’un entourage fidèle comme le député Le Bas, ce qui dénote des relations difficiles pour ne pas dire exécrables que Saint-Just entretient avec les autres représentants en mission (aux conflits d’égo s’ajoutent les dissensions politiques).

Parmi toutes les actions entreprises par Saint-Just sur le terrain militaire, son rétablissement de la discipline a particulièrement marqué ses contemporains. Faisant face aux problèmes de discipline quotidiens, aux soldats qui se faisaient porter pâle, et aux désertions nombreuses, Saint-Just frappa fort et vite. Par la dégradation publique et la destitution notamment des cadres et des officiers mais aussi par l’exécution notamment dans les cas de désertion et de trahison. Les sentences étaient rendues par les tribunaux militaires de l’armée du Rhin transformés en commission révolutionnaire sur l’avis de Saint-Just. Cette politique inflexible était cependant inséparable d’une bienveillance à l’égard des soldats émérites et modèles. Saint-Just ne manque pas d’offrir promotion sur promotion aux soldats les plus valeureux et les plus républicains (citons le cas du sergent Jean Adam Mayer progressivement devenu général de division) Ibid page 161.

La levée en masse de 300 000 posa très rapidement à la Convention et au Comité de salut public le défi du ravitaillement. Saint-Just dû lui faire face sur le théâtre du Rhin et du Nord. Pour ce faire il eut recours massivement aux réquisitions portant sur les grains, le bétail, les chevaux et tout ce qui était nécessaire à l’équipement de l’armée (souliers ou encore chemises). Saint-Just et Le Bas prirent d’ailleurs le 15 novembre 1793 un arrêté célèbre ordonnant la saisie dans les 24 heures des souliers et des manteaux des aristocrates strasbourgeois. Pour appuyer sa vaste politique de réquisition Saint-Just lança un emprunt forcé auprès des habitants de Strasbourg dès son arrivée. Suscitant des oppositions naturelles, et malgré les menaces appuyées, cet emprunt fut finalement peu productif (sur les 9 millions de livres attendus seuls trois furent récoltés). Ce qui n’empêcha pas Saint-Just de réitérer l’expérience dans l’armée du Nord.

Le passage du théoricien de la terreur en Alsace et dans le nord de la France ne fut pas sans conséquence dans la poursuite des ennemis de la Révolution. Dès son arrivée Saint-Just ordonne l’arrestation de tous les suspects présents dans les villes traversées qu’ils soient réfractaires aux idéaux révolutionnaires, espions, ou « malveillants »Ibid page 180. Ce sont ainsi près de 3000 personnes qui sont arrêtées en Alsace, la plupart échappant aux tribunaux révolutionnaires.

« Le bonheur est une idée neuve »

Les chapitres 14 et 15 sont l’occasion pour Antoine Boulant de revenir sur le système de pensée développée par Saint-Just dans sa correspondance, ses écrits et ses actes. Cette section de la biographie d’Antoine Boulant n’est pas la plus développée en raison des nombreux travaux des historiens sur cette question. Le chapitre 14 est consacré à l’exposition de la « société idéale rêvée par le jeune Conventionnel »Ibid page 195. Une société avec des institutions (ce terme désignant ici « l’ensemble des règles sociales susceptibles de perfectionner les individus »Ibid page 196) stables reposant sur la démocratie représentative, une société rousseauiste de petits propriétaires indépendants (loin des idées des enragés ou de Gracchus Babeuf) et une économie de marché contrôlée par un État fort mais non despotique. Une telle conception utopique de la société va de pair avec une importance primordiale donnée à la question de l’éducation des enfants. À ce titre Saint-Just imagine un système éducatif empruntant très largement à la cité de Sparte dans l’objectif clair de faire naître un homme nouveau. Loin d’être original dans ses approches Saint-Just opère ici une synthèse des différents travaux qui ont forgé sa pensée.

Le système de pensée de Saint-Just bien que largement inapplicable découle néanmoins sur le vote des décrets de ventôse. Antoine Boulant y consacre le 15e chapitre de son ouvrage en prenant soin de relativiser la portée de telles décisions. Rappelons l’objectif des décrets de ventôse, à savoir libérer les détenus injustement retenus et la confiscation des biens des immigrés pour les redistribuer aux indigents. Radicale dans sa forme, cette décision fait l’objet néanmoins de vives critiques au sein même du gouvernement et peine à être mise en œuvre, tant il sera difficile pour les services administratifs de dresser la liste des personnes concernées, de faire appliquer une même réglementation sur tout le territoire national, ou encore même de se mettre d’accord sur une notion aussi vague qu’indigents. L’échec de ces décrets marque d’ailleurs « la faim de l’utopie robespierriste»Ibid page 224.

La Révolution ou la mort

Les quatre derniers chapitres de l’ouvrage abordent les dernières semaines de l’existence de Saint-Just. Ces semaines furent d’abord le théâtre des confrontations et rivalités au sein de la Montagne, abordées dans le chapitre 16. Ces fractures ont largement été étudiées par les historiens : il s’agit des oppositions entre hébertistes, dantonistes et robespierristes. Saint-Just y prend part de tout son poids. Dès le 12 mars 1794, le Comité de salut public prend la décision d’arrêter Hébert et ses partisans. Saint-Just se voit confier la tâche de rédiger le rapport d’accusation contre cette faction. Dénonçant « le plan de corruption des citoyens »Ibid page 233, Saint-Just rallie la Convention qui décrète l’arrestation des hébertistes. Celle-ci a lieu le 14 mars. Déférés, ils sont condamnés à mort le 24. La décision d’arrêter et d’éliminer Danton et ses amis fut bien plus difficile. Bien moins timoré que Robespierre, Saint-Just nourrit une rancœur farouche envers certains amis de Danton et notamment Camille Desmoulins. Chargé encore une fois de rédiger le rapport d’accusation, Saint-Just le prononça à la tribune de la Convention le 31 mars. Accusant Danton et ses amis de vouloir rétablir la monarchie, Saint-Just pointe toute les « ambiguïtés de Danton pour les transformer en crime contre la république »Ibid page 238.

L’élimination de tous les opposants à Robespierre et Saint-Just au sein de la Montagne fait entrer la Révolution dans sa période la plus sombre. Loin de prendre fin avec l’écrasement des révolutions intérieures et les victoires face aux armées coalisées, la terreur est prolongée dans une ultime fuite en avant. Saint-Just durcit la répression en proposant d’interdire de séjour les nobles étrangers originaires des pays en guerre contre la France et en centralisant le tribunal révolutionnaire à Paris. Tout entier plongé dans le tout nouveau bureau de surveillance administrative et de police générale où il fit placer ses plus fidèles, il participe très nettement au renforcement de la répression judiciaire à Paris. Répression qui culmine avec les lois de prairial dont tout porte à croire qu’il approuve le projet.

Cependant, plusieurs des écrits du jeune révolutionnaire laissent penser que celui-ci fut assailli de doutes dans les dernières semaines de son existence. Comme il l’écrit lui-même : « la Révolution est glacée ; tous les principes sont affaiblis »Ibid page 253. Cette lassitude eut très certainement un impact majeur durant le mois de thermidor qui s’ouvrait. Loin d’avoir été refermées par l’élimination des hébertistes et des dantonistes, les tensions au sein du Comité de salut public ont plus fortement rejailli durant ces dernières semaines. De plus en plus accusés de tendre à un pouvoir personnel et dictatorial, Robespierre, Couthon et Saint-Just furent de plus en plus isolés. Malgré la recherche de la concorde et les tentatives d’apaisement, l’intransigeance de Robespierre couplée à la fidélité de Saint-Just pour l’Incorruptible précipitèrent la chute les 8 et 9 thermidor.

Antoine Boulant conclut son ouvrage en revenant sur les immenses contradictions qui jalonnèrent la vie de Saint-Just. De partisans de la monarchie constitutionnelle à républicain implacable, d’adversaire de la peine de mort à théoricien de la terreur, de militant de la liberté économique aux réquisitions et emprunt forcé, la vie entière de Saint-Just semble être une incessante succession de revirements et d’évolutions, le rendant insaisissable. Ce qui fera dire à Bernard Vinot, dans une phrase qu’Antoine Boulant reprend pour conclure son ouvrage : « la silhouette de Saint-Just est assez ample pour inspirer à chacun sa vérité »Ibid page 286.

Le sentiment général qui ressort de cette biographie est celle d’un travail minutieux, s’appuyant sur une bibliographie et des sources très nombreuses (celles-ci occupent 30 pages). Antoine Boulant a ainsi su rédiger une biographie du personnage Saint-Just replaçant l’homme dans son époque et interprétant l’influence qu’il eut dans l’effervescence révolutionnaire. Nous en recommandons la lecture.