Alain Corbin a largement influencé l’histoire des dernières décennies par son travail novateur dans de nombreux domaines, défrichant de nouveaux champs de recherche que l’on appelle aujourd’hui l’histoire des sens et du sensible. Spécialiste du XIXe siècle, il explique aujourd’hui sa proximité avec cette époque par son enfance dans un milieu rural normand dans lequel perdurait les modes de vie du siècle précédent.
Dans cet ouvrage Les filles de rêve, A. Corbin présente dix neuf jeunes filles issues de la littérature ou de la mythologie qui servent de support à l’imaginaire masculin. Jeunes filles au portait moral et physique stéréotypé, elles ont un certain nombre de points communs, bien évidemment la beauté, la blancheur de leur teint, leur chevelure abondante et le plus souvent blonde, la finesse de leurs mains et de leurs chevilles, leur corps grand et élancé ; à cela s’ajoute leur proximité à l’honneur, à la pudeur, à la piété mais aussi leur sensibilité, leur tendresse, leur courage. Un attribut essentiel est la virginité, et A. Corbin regrette ici l’absence d’une histoire récente de cette notion. Ces jeunes filles connaissent souvent une mort précoce. L’inaccessibilité de ces jeunes filles est aussi souvent une de leurs caractéristiques.
Certaines ont connu une réelle existence, comme Yvonne de Galais qui a inspiré Alain-Fournier pour le personnage féminin du Grand Meaulnes, d’autres comme Graziella, Juliette, Dulcinée ou Ophélie sont tirées d’œuvres littéraires.
Ces figures sont souvent liées à des représentations végétales ainsi qu’au monde aquatique.
L’ouvrage est illustré et on peut remercier l’éditeur de cet effort qui permet quelquefois de mieux comprendre les références faites par l’auteur à un certain nombre de représentions, toutes les œuvres citées ne sont pas forcément connues du lecteur.
A. Corbin enterre ce phénomène des jeunes filles de rêve à une époque précise, celle des années 60 qui fait disparaître selon lui ces « postulations angéliques » qui ne correspondraient plus à l’ère contemporaine, et l’auteur s’attarde peu sur cette rupture et ses raisons ; l’accès à la contraception fait disparaître « la virginité, la modestie, la réserve, la pureté, la pruderie l’évanescence »… Remarques rapides qui éclairent d’ailleurs en creux l’opinion de l’auteur sur l’évolution des mœurs et le changement du statut des femmes… Néanmoins, il serait peut à creuser davantage dans l’imaginaire des adolescents et des jeunes gens d’aujourd’hui pour vérifier la disparition totale de ces rêves féminins.
Description d’un imaginaire masculin dans lequel A. Corbin se retrouve, mais sans qu’il aille jusqu’au bout de cette logique d’introspection personnelle, en mettant à distance sa propre sensibilité et sa propre expérience. C’est peut être cela qui donne à ce volume ce goût d’inachevé, comme si A. Corbin avait commencé un chemin personnel mais sans permettre au final -du moins dans cette publication- ni la description de son propre imaginaire ni l’émergence de ses propres phantasmes. Certes, il a commencé à évoquer de plus en plus dans les différents entretiens publiés des épisodes de sa vie et notamment de son enfance mais il ne va pas ici au fond des choses. Peut être qu’A. Corbin est moins coupé de l’évolution de son époque qu’il ne veut bien le croire, et que l’affichage -même partiel- de son propre imaginaire le rapproche des générations actuelles qui usent et abusent des réseaux sociaux. Peut être aussi que cette chronique, écrite par une femme, manifeste l’incompréhension d’un esprit féminin d’un imaginaire masculin ?