Alors que les derniers feux éditoriaux du bicentenaire napoléonien viennent de s’éteindre, voici une monographie régionale dont l’intérêt et la qualité méritent d’être saluées. Consacrée aux grognards des Deux-Sèvres, elle extirpe du néant certains des protagonistes les plus humbles et les plus anonymes des guerres du Premier Empire en tirant parti de la documentation rare et fugace représentée par leurs traces épistolaires. La démarche n’est pas inédite. Des recueils analogues ont déjà été publiés antérieurement. Mais l’approche adoptée par Laurent Delenne est différente.
Elle ne se limite pas à considérer les éléments de correspondance collectés comme de simples sources d’information. Replaçant leur témoignage dans son environnement, elle parvient à retracer la vie et le destin de chacun des auteurs de lettres, étudiés de façon approfondie sur le plan personnel. Le résultat de ce labeur monumental sollicitant toutes les ressources archivistiques est impressionnant d’exhaustivité. Le faisceau de biographies individuelles qui en résulte dessine un passionnant portrait collectif.
Ce résultat est l’aboutissement de quatorze ans de recherches effectuées par Laurent Delenne, agent des Archives départementales des Deux-Sèvres. Il a réuni un corpus de 110 missives émanant de grognards nés ou domiciliés dans ce département. Quelques-unes ont été préservées jusqu’à nos jours dans un contexte familial. Mais la plupart sont des vestiges archivés dans un cadre administratif ou juridique, à titre de preuve légale de la présence aux armées de leurs émetteurs.
Leur exploitation a donné lieu à un travail de collecte documentaire d’une envergure impressionnante. Il a fallu toute la patience et la méthode d’un archiviste expérimenté pour y aboutir. Des sources de tout ordre ont fait l’objet d’un dépouillement minutieux pour compléter l’enquête biographique sur leurs auteurs. Pour ce faire, les fonds militaires tant départementaux que nationaux, l’état-civil, la documentation judiciaire et successorale ont notamment été exploités. Le fruit de ce long effort est une synthèse très réussie, à la construction claire et didactique et d’une lecture agréable.
Introduit par une présentation générale des modalités de l’application de la conscription dans les Deux-Sèvres, l’ouvrage est organisé de façon thématique. Il s’appuie sur un matériau épistolaire à la fois émouvant et ingrat, en raison d’un contenu relativement stéréotypé, au narratif assez pauvre en détails descriptifs. Le propos est centré sur les relations affectives, familiales et amicales, les besoin financiers et les conditions de vie matérielle des troupiers. Une obsession récurrente du prix des denrées (pain, viande, vin, bière, cidre…) semble universellement partagée. Sans doute est-ce là l’expression d’une comparaison avec les conditions de vie au pays natal qui est mesurable par tous.
Messages d’individus qui sont presque tous d’origine populaire ou du moins d’un milieu social modeste, ces courriers sont des « archives des gens simples » (Yves-Marie Bercé). Le plus grand nombre est issu du monde rural. La plupart sont très peu instruits (même si les membres de la minorité protestante le sont davantage que les autres) et beaucoup ont dû recourir à un truchement pour dicter leur courrier.
Leur destin militaire est obscur et marqué par la souffrance. Soldats ou petits gradés, ces jeunes hommes n’ont guère d’avenir. L’issue de leur parcours, ponctué par l’épuisement, la maladie et les blessures, est souvent tragique. Sur les 104 combattants étudiés par l’ouvrage, 60 sont morts ou ont disparu sous les drapeaux. Quelques cas témoignent des problématiques de l’insoumission (fraudes à la réforme, désertion) ou du remplacement, des modalités de la reconnaissance officielle (mariages impériaux, pensions, médaille de Sainte-Hélène), de la reconversion civile, voire de la dissidence politique (bonapartisme sous la Restauration).
Autant de destinées parfois étonnantes et toujours attachantes, présentées dans l’écrin d’une maquette élégante et soignée, qu’enjolive une iconographie abondante et d’excellente qualité. Sur le fond comme dans la forme, voilà donc un livre particulièrement recommandable aux spécialistes de la période comme aux amateurs avertis. Démonstration de méthode, leçon d’histoire et plaisir de lecture sont au rendez-vous. Tous les ingrédients d’un beau travail de référence sont ainsi réunis.
© Guillaume Lévêque