La revue Mouvements des idées et des luttes a publié à l’automne 2014 un dossier intitulé « (Contre-) pouvoirs du numérique », coordonné par Nicolas Auray, Simon Cottin-Marx, Noé Le Blanc, Samira Ouardi et Vincent Bourdeau.

Son objet est de discuter du positionnement et de l’expression de plus en plus forte des pouvoirs centraux sur la Toile, tout en examinant les possibilités de contre-pouvoirs qui demeurent, grâce à des technologies dont le champ est tellement immense qu’on n’a pas encore pu en explorer toutes les potentialités, ce qui reste l’apanage des penseurs et techniciens anti-conformistes, soucieux de développer la liberté de la manière la plus efficace possible.

Le net étant originellement un espace libre, non contrôlé, il était porteur d’un potentiel émancipateur; mais cet espace, selon certains analystes, se serait réduit aujourd’hui à un « grille-pain fasciste » (Titiou Lecocq), c’est-à-dire un circuit fermé et centralisé, moins à cause des politiques et de leurs soucis de contrôle qu’à cause des internautes, acceptant les changements de la lettre et de l’esprit du Net, en raison des logiques consuméristes qui l’ont envahi.
En réalité, cette vision est discutable, car on voit à l’épreuve des faits que la Toile est encore difficilement contrôlable, dépassant les raisonnements traditionnels, notamment juridiques, ce qui laisse toujours un champs d’expérimentation et d’élaboration de contre-pouvoirs par les chercheurs rejetant la doxa dominante.

La première partie de l’ouvrage, sous le titre « Pratiques numériques rebelles... », expose ces initiatives qui, en approfondissant les techniques numériques ou en complexifiant leurs usages sociaux ou culturels, permettent de faire naître de nouveaux espaces de liberté et d’action, et de gérer plus ou moins ceux déjà contrôlés.
Nicolas Auray et Samira Ouardi montrent l’évolution des pratiques de pouvoir dans la sphère numérique, « de la politique du code au renouvellement des élites », Jean-Marc Salmon étudie le rôle puissant tenu par le numérique et sa culture dans la révolution tunisienne. Alex Haché cherche à délimiter la notion de « souveraineté technologique » puis montre comment les individus peuvent en conserver une parcelle voire s’en créer une alternative. Maxigas et Anne Goldenberg parlent des lieux d’inventions et de création de pouvoir que sont les Hacklabs et les Hackerspaces; puis P.-J. Rey et Nathan Jurgenson viennent appuyer cette réflexion sur une étude de cas emblématique : la stratégie politique de Julian Assange.
Enfin, pour mettre un terme logique à cette partie, Sylvain Lapoix discute du retour au journalisme d’investigation grâce à l’open data, tandis que dans un entretien Samuel Goeta et Clément Mabi se demandent quelle émancipation citoyenne peut apporter l’open data, entre transparence complète et difficulté d’appréhension d’un flot massif de données.

La deuxième partie de l’ouvrage, en contrepoint, marque les limites de ces espaces rebelles ou montre les espaces déjà contrôlés par les grands pouvoirs qui régissent la planète en ce début de XXIe siècle : sont exposés les défis que doivent relever émancipation et liberté face à la finance (Alexandre Laumonier), au contrôle de la création, par le prisme à double tranchant des droits d’auteur (Lionel Maurel), à la montée de la délinquance et corrélativement de la surveillance (Camille Allaria), et à l’inverse, face à une expansion incontrôlée des TIC.

Dans la troisième partie, « itinéraire », Auray, Cotin-Marx et Ouardi, à travers des entretiens, dressent un état des lieux des luttes actuelles entre pouvoirs et contre-pouvoirs du numérique, en se fondant sur le parcours individuel de trois activistes, Philippe Aigrin, Laurent Chemla et Benjamin Sonntag.

La dernière partie de la revue, intitulée thèmes et livres, fournit des analyses transversales d’œuvres contemporaines (« thèmes ») ou d’un ouvrage en particulier (« livre »). Marion Dalibert, dans son thème, se demande s’il existe un antiracisme légitime dans les médias, puis Vanessa Jérôme explique la politisation de l’économie solidaire par les Verts. Le livre de Samuel Michalon, Baptiste Mylondo et Lilian Robin, Non au temps plein subi… est analysé par Olivier Roueff, celui de Jacques Rancière, Le fil perdu. Essai sur la fiction moderne est étudié par Marie-Claire Calmus; enfin, Anouk Deiller livre une réflexion sur l’ouvrage collectif, The Wire, l’Amérique sur écoute (Bacquet, Flamand, Paquet-Deyris et Talpin).

Si on ressort de la lecture de la revue avec une crainte certaine à l’égard des pouvoirs centralisateurs sur la toile, on est aussi rassuré de constater le dynamisme de la réflexion éthique, politique, technologique sur le sujet, révélatrice d’un espace de liberté qui n’a pas dit son dernier mot mais peine encore à trouver une place claire et vraiment émancipatrice dans l’arène sociale.