Ce deuxième volume écrit par Jean-Louis Crémieux-Brilhac concentre les apports historiques les plus novateurs de son œuvre. L’auteur a exploré deux sources inédites d’une exceptionnelle richesse : les dossiers d’instruction du procès de Riom de 1942 et les archives du ministre de l’armement de 1939 à 1940, Raoul Dautry. Dans cet ouvrage, il s’agit d’étudier deux fronts primordiaux dont dépendait le sort de la France, celui des armées et celui des usines. « Le front des usines produit le front des armées. Les ouvriers sont les servants des soldats ».

Dans un premier temps, l’auteur scrute «  le front des usines ». Commencé trois ans avant, la bataille de la production a été aussi une lutte contre l’Allemagne. Elle a culminé au printemps 1940 dans un grand déploiement d’efforts et de tensions, mais elle est restée ignorée pendant « la drôle de guerre ». On a reconnu que la défaite militaire avait eu pour cause les erreurs stratégiques et tactiques d’un État-major dépassé mais la bataille de la production n’est pas une affaire subsidiaire. Le fait que le réarmement du pays soit ordonné par un gouvernement de Front populaire a suscité bien des tensions politiques et des secousses sociales. Or la France n’était pas sans atouts dans la course aux armements mais ce dernier a été tardif, un démarrage en 1937. Il est moralement suffisant pour des Français très attachés à la paix. En 1938, la masse française considérait qu’Hitler n’était rien contre le pays. Les dirigeants voient le réarmement comme une force de dissuasion puisque la ligne Maginot protègera de l’invasion. Comme la bataille de la production est une forme de défense nationale, les patrons et les ouvriers n’ont pas eu le choix de s’y soustraire. Tout au plus peuvent-ils varier l’intensité de leurs efforts. Les relations entre l’industrie, les pouvoirs et la mobilisation industrielle, montrent les forces et les faiblesses françaises, notamment le manque de main-d’œuvre spécialisée, la crise de l’outillage surtout dans la production aéronautique, un patronat prudent parfois marqué par certaines nationalisations sous le Front populaire, parfois malthusien et méfiant de produire pour fournir les armées. Les industriels comme Louis Renault ou le lyonnais Marius Berliet restent des exemples de patrons qui se sont ralliés au réarmement à leur convenance, ceci grâce à leur importance et à leur réputation, mais la plupart des industriels s’est pliée à la discipline de guerre comme tous les Français. Quand on lit les problèmes rencontrés comme la bataille des 40 heures, la rétraction de la classe ouvrière avec la sécession du PCF et sa campagne contre la « guerre impérialiste », les calculs patronaux, la crise de l’institution militaire et l’absence de politique industrielle, la persistance de haines partisanes combinée avec les déviations du sens national, la défaite nous semble inévitable. Pourtant l’auteur insiste dans la conclusion de cette première partie sur deux points, les retards et la désorganisation ne sont pas imputés uniquement au côté français. L’Allemagne, que l’on a affirmé prête sous le joug d’une économie de guerre, a connu quelques déboires et d’après Jean-Louis Crémieux-Brilhac, elle n’était pas beaucoup mieux équipée pour la guerre. Le réarmement sous l’égide de Goering a été « un choc au pas cadencé ». Complexée par rapport aux nazis, l’élite éclairée française a toujours surestimé l’industrie de guerre allemande. Quand la guerre éclate, l’Allemagne est largement dépendante de l’étranger pour les minerais. S’ajoutent aussi les problèmes de transport dus à la rigueur de l’hiver. La mobilisation de la main-d’œuvre industrielle outre-Rhin n’est pas une réussite. Hitler ne lance la mobilisation générale de l’économie que le 3 septembre et il hésite à fermer les entreprises non prioritaires, mesures qui peuvent affecter le moral de la population, sans encourager le travail des femmes. L’Allemagne connait des lourdeurs administratives, des réticences patronales et un zèle ouvrier mesuré malgré la propagande nazie (institution de la semaine de 60 heures et ponctions sur les salaires). Au niveau industriel, la grande différence vient de la fabrication des avions. La supériorité de l’armée de l’air justifie les audaces du Führer mais son état-major savait que l’organisation industrielle et l’armement du pays étaient « en surface », uniquement pour alimenter une guerre courte comme la campagne de Pologne. Le malheur de la France est d’avoir misé sur une guerre longue et d’avoir été surprise par « la guerre éclair ». Ces données obligent à regarder la France avec moins de sévérité sans  sous-estimer les efforts accomplis au niveau financier pour réarmer (de 1936 à 1939 les dépenses ont été multipliées par 10), sur le plan industriel notamment l’aéronautique et la construction navale. Sous l’impulsion de Raoul Dautry, ministre de l’armement,  de réels efforts ont été réalisés par un pays de 40 millions d’habitants, traversé par la grande dépression et par le traumatisme de la Grande Guerre. Pendant « la drôle de guerre », l’effort est devenu gigantesque… En fin de compte, selon l’auteur, le front des usines est celui qui a le mieux rempli sa mission même si la situation psychologique du monde ouvrier est ambiguë et si le potentiel humain est limité.

Le deuxième temps est consacré « au front des armées ». L’auteur cherche à comprendre pourquoi la France a subi la pire catastrophe de son histoire militaire, une défaite totale. En un mois, une des meilleures armées du temps est détruite « foudroyée par les forces mécaniques » : 100 000 morts (le taux de perte de Verdun) et 1 900 000 prisonniers. Bien sûr il évoque l’aveuglement des chefs militaires et la mécanisation manquée, l’insuffisance du nombre de soldats pourtant levés en masse jusqu’à 48 ans, des occasions perdues, des opérations manquées. Mais les plus belles pages sont celles sur les oscillations du moral des troupes stimulées par « la campagne du vin chaud » qui dure tout l’hiver. Les mentalités sont analysées grâce au contrôle postal sur les troupes ou à travers les rapports que fait l’Abwehr (service de renseignements allemand) sur l’armée française. Jean-Louis Crémieux-Brilhac consacre aussi deux larges parties sur l’analyse de la campagne de France. Il montre le sursaut final des combattants de mai-juin, des Ardennes à la mer, mais en vain.

De multiples aspects de cette période vécue par les Français sont abordés dans cet ouvrage bien chapitré. Il permet ainsi de s’y plonger pour se remémorer les faits mainte fois relatés, parfois méconnus, analysés ici à la lecture de nombreuses sources. On ne se lassera pas d’y revenir afin d’y puiser des détails pour illustrer nos cours d’histoire.