Qui ne connaît pas le nom de Pierre Renouvin (1893-1974) ? Ancien combattant de 1914-1918, mutilé de guerre en 1917, il a été marqué à jamais par le premier conflit mondial, qu’il a étudié pendant longtemps, analysant les « forces profondes » à l’œuvre. Historien de tout premier plan, il est considéré comme le père de l’école française d’histoire des relations internationales, comme celui qui a transformé l’ancienne histoire diplomatique, très événementielle et cantonnée à l’action des princes et des Etats ? Ce qu’on peut appeler la « révolution renouvinienne » consiste en l’élargissement de cette problématique des « forces profondes » à l’ensemble de l’histoire des relations internationales. Il a également organisé la publication des Documents diplomatiques français (1871-1914) pendant plus de trente ans.
Cependant, le rapport de Pierre Renouvin à la Seconde Guerre mondiale est moins connu. Ces notes portant sur la guerre, couvrant 1938-1945 (du 29 janvier 1938 au 7 mai 1945), qui viennent d’être publiées chez Perrin, nous montrent que cette guerre a aussi beaucoup compté pour lui.
La transcription des notes manuscrites a été assurée par Maryvonne Le Puloch, l’édition étant établie et annotée par Robert Frank, historien bien connu des relations internationales contemporaines. L’ouvrage est introduit par près de 40 pages. Des introductions partielles présentent en outre chacune des sept liasses des notes éditées. Un arsenal de notes de bas de page extrêmement précises, complète le tout.
Renouvin écrit au jour le jour, mais pas tous les jours. Il ne s’agit ici ni d’un livre d’histoire ni d’un journal, où le conflit serait raconté au jour le jour ou analysé avec la distance de l’historien. Il livre ses impressions au fil du temps. La prise de notes étant irrégulière, il ne livre pas ses impressions sur tous les événements.
Il y a plusieurs pages antérieures à la guerre, du printemps 1938 au printemps 1939, de l’Anschluss à la dislocation de la Tchécoslovaquie.
Il traite largement de l’affaire des Sudètes (minorités germanophones de Tchécoslovaquie) en cherchant à éviter tout sentimentalisme, reprochant à certains hommes politiques de considérer la question en étant animés par des passions de politique intérieure. Renouvin pense qu’une solidarité franco-anglaise suffirait à arrêter l’Allemagne, mais cela n’est pas le cas. D’ailleurs, pour lui, cette solidarité anglaise avec la France est plus apparente que réelle. Il lui paraît impossible de sauver la Tchécoslovaquie et il faut éviter la guerre et céder à l’Allemagne (il est sur ce point en phase avec l’opinion publique majoritaire).
Renouvin voit bien, cependant, le 23 septembre 1938, que Hitler est insatiable, puisqu’à Godesberg (22/23 septembre) il ne se contente plus de ce qu’il avait demandé à Chamberlain à Berchtesgaden (15 septembre).
Dans les pages consacrées à la Conférence de Munich (29/30 septembre 1938), Renouvin reconnaît que si la France a subi « un lourd échec », il reste là aussi convaincu qu’il fallait éviter la guerre. Autrement dit, pour lui, « le gouvernement a agi sagement ». Dans le courant de janvier 1939, cependant, on voit Renouvin tiraillé : d’un côté, la politique de concessions à l’Allemagne ne conduit à rien, à part gagner du temps ; de l’autre, la politique de résistance implique la possibilité d’une guerre, mais celle-ci se présente mal pour la France !
Le changement d’attitude intervient avec les menaces sur la Pologne : Renouvin est convaincu que si la France et la Grande-Bretagne renonçaient à protéger la Pologne, elles seraient sûres de voir l’Allemagne et l’Italie se retourner ensuite contre elles : « D’où la nécessité de faire face ».
Les notes de la liasse sur « La guerre, la défaite et la collaboration d’Etat » commencent tard dans l’année 1939 et sont très irrégulières jusqu’à la fin 1940.
Ses notes sur la défaite et l’armistice sont postérieures aux événements. Renouvin considère que l’armistice était la seule solution possible. Vers le mois d’octobre 1940, il prévoit une guerre longue, devant l’échec de la bataille d’Angleterre. Seules les interventions des Etats-Unis ou de l’URSS pourraient modifier l’équilibre des forces, mais il juge l’intervention de l’URSS improbable.
Les notes les plus marquantes portent sur les rencontres de Montoire en octobre 1940 (entre Hitler et Laval le 22, puis entre Hitler et Pétain le 24) et le renvoi de Laval le 13 décembre. Il approuve la collaboration, du moment que cette dernière ne diminue pas les chances de résistance anglaise, en accordant à l’armée allemande le passage en Syrie et en livrant la flotte. Il ne faut pas faire de sentimentalisme et accepter ce qui est possible. Renouvin est maréchaliste, ce qui exclut tout « vichysme » de sa part et toute complaisance à l’égard de la « révolution nationale » (dont il ne parle d’ailleurs presque jamais). La supposée modération de Pétain en matière de collaboration semble convenir à Renouvin, par comparaison avec la position de Laval sur le sujet, plus engagée.
Dans la liasse « La guerre devient mondiale » (1941), Renouvin considère que la guerre est devenue anglo-allemande, qu’elle risque de s’enliser et d’aboutir à une paix de compromis au détriment de la France. Même s’il relève les tensions croissantes entre l’Allemagne et l’URSS, il ne croit toujours pas, en avril 1941, à la guerre entre les deux pays, parce que, pour lui, ce n’est pas l’intérêt des Soviétiques. Il n’envisage donc pas que l’initiative soit hitlérienne.
En avril 1941, il croit qu’une paix négociée entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne est possible pour l’automne 1941. A la fin de 1941, il est conscient du changement de nature de la guerre et de la profonde modification du rapport des forces (attaque allemande sur l’URSS de juin 1941 et attaque japonaise sur les Etats-Unis à Pearl Harbor en décembre 1941), même s’il pense que les Etats-Unis réserveraient leurs fabrications pour la lutte contre le Japon, ce qui se révèlera faux (principe du Germany first rapidement décidé par les Etats-Unis).
L’année 1942 (liasse « La fin du commencement ») commence bien mal, du fait des succès fulgurants des Japonais dans le Pacifique et en Asie (Philippines, Indes néerlandaises, Singapour). L’Allemagne, de son côté tient bien le front russe, de Léningrad jusqu’à la mer d’Azov. Le printemps n’est pas meilleur, ni l’été.
Le basculement intellectuel de Renouvin a lieu à partir du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (8 novembre 1942) puis l’occupation de la zone sud par les Allemands. Il observe la différence d’attitude des autorités françaises qui considèrent les alliés comme des ennemis en Afrique du Nord et qui tirent dessus, alors que, par ailleurs, l’occupation allemande de la zone sud par les Allemands ne suscite qu’une protestation molle des autorités de Vichy. Il se demande alors quelle est la réalité de l’autonomie du gouvernement français face à l’occupant.
Renouvin écrit à plusieurs reprises que si l’Allemagne s’effondre, le bolchevisme s’installera en Europe. Mais pas d’ambiguïté de sa part : il veut avant tout la défaite de l’Allemagne !
Renouvin s’interroge sur le retour de Laval le 18 avril 1942 et se demande pourquoi Pétain est resté, après avoir cédé aux Allemands.
L’année 1943 (« Le commencement de la fin ») commence bien pour les alliés en Tunisie et en Russie. Cependant, à nouveau, Renouvin s’interroge assez longuement sur les conséquences éventuelles d’une victoire soviétique trop rapide : risque de bolchevisation du continent européen. Renouvin, encore une fois, accepte le risque et ne prend pas l’URSS pour un pays ennemi.
Un certain nombre de pages concernent la question d’un débarquement anglo-américain sur le continent : où et quand ? Renouvin croit toujours à une paix négociée. Il pense que si Staline parvient à libérer le territoire russe, il peut être tenté de suspendre son offensive, pour permettre aux Allemands d’envoyer des troupes vers l’Ouest et obliger ainsi les Anglo-Américains à s’engager plus à fond.
En 1944 (« L’attente et le soulagement »), Renouvin n’exclut pas que si le débarquement devait être un gros échec, le résultat des élections présidentielles pourrait en être changé et qu’une nouvelle administration américaine pourrait penser à une paix négociée. Le débarquement se fait attendre et le rend impatient !
A partir du débarquement, beaucoup de pages sont consacrées à cet événement. Renouvin le croit nécessaire pour les Anglo-Américains non seulement sur le plan militaire mais aussi politique, pour faire contrepoids à l’URSS.
Les pages les plus personnelles concernent les combats dans la capitale, puisque certains ont lieu dans son quartier, boulevard Saint-Germain. Elles sont extrêmement vivantes.
Tout en étant étonné par la rapidité de l’avance anglo-américaine entre Paris et le Nord-Est de la France, il s’interroge sur la solidité de la coalition alliée (notamment du fait des tensions sur le sort de la Pologne).
Pour Renouvin (janvier 1944), « Le grand fait est la révélation de la force russe : événement capital dans l’histoire de l’Europe et dont personne ne se doutait » (p. 298).
En 1945 (« Le dénouement »), il est très préoccupé par la situation politique intérieure française, avec l’installation du GPRF et une « course aux places ». Il dénonce un ravitaillement encore plus difficile, une épuration mal faite et trop longue, un manque d’esprit public et de « solidarité nationale ». Il craint un retour aux « ornières d’avant 1939 ». Il constate que l’enthousiasme de 1918 ne se reproduit pas en 1945 : beaucoup d’illusions ont été perdues. Il est très critique sur de Gaulle (sa politique intérieure comme extérieure).
Plusieurs pages sont consacrées à la bataille des Ardennes (contre-offensive allemande entre la mi-décembre 1944 et la fin janvier 1945), qui retarde la fin de la guerre. Sa dernière note de guerre date du 7 mai 1945. Il constate que, finalement, l’alliance a tenu même s’il perçoit les dissensions à venir.
Ces écrits, passionnants, ont pour mérite de donner à voir le décalage entre le temps vécu par un contemporain (pas n’importe lequel) et le temps reconstitué a posteriori. Renouvin s’efforce, presque systématiquement, d’avoir une vision synchrone, sur l’ensemble des théâtres d’opération, pour imaginer la suite des événements, n’hésitant pas à émettre des hypothèses.
Selon Robert Frank, l’expérience du second conflit mondial a changé certains fondements de la réflexion historique de Pierre Renouvin. Pour ce dernier, il semble désormais encore plus impérieux d’avoir une distance suffisante par rapport aux événements. De plus, il inclut dorénavant les valeurs morales au sein des « forces profondes ». Le conflit le conduit également à une démythification de la figure du maréchal Pétain (surtout à partir de l’automne 1942), qui était en 1940 pour l’ancien mutilé de 1914-1918, avant tout la figure du « vainqueur de Verdun ».