Une invitation à ouvrir nos portes et nos esprits…
C’est dans ce sens que nous amène cette collection de petits ouvrages sur les Idées reçues aux Editions du Cavalier bleu. Marc Bordigoni, anthropologue à l’IDEMEC (Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative), chargé d’une activité de recherche autour de la « présence tsigane » est l’auteur de cet ouvrage sur « Les Gitans », un livre d’à peine plus d’une centaine de pages qui s’efforce d’apporter éclairage distancié et approfondi sur les Gitans, au delà des représentations plus ou moins fondées, des images faussées véhiculées par l’imaginaire collectif depuis le XVe siècle.

Gitans, Bohémiens, Gypsies, Tsiganes ou Rom… plusieurs appellations pour des populations très diversifiées culturellement et qui se reconnaissent comme gens du voyage, même si bon nombre se sont sédentarisés. « Gens du dedans » – d’un Etat, et de l’Europe – ils peuvent être considérés comme « minorités ethniques » (pas en France car la Constitution l’interdit) mais attendent encore que soient définis leurs droits ; « Gens du dehors », migrants nationaux et transfrontaliers au sein d’une Europe où ils représentent 12 à 15 millions de personnes (environ 10 millions dans les pays de l’UE, 10 à 15 000 en France) et qui peine à les considérer comme citoyens européens.
De quoi questionner dans nos disciplines les notions d’identité, de nation, de territoire et frontière, de minorités…

Cet ouvrage aborde les préjugés sans détour : les Gitans viennent de l’Inde, sont sales, voleurs, ils savent lire dans les lignes de la main, ils vivent dans des camps, ils sont très croyants, ils ont la musique dans le sang, ils aiment leurs enfants et leurs vieux… et d’autres idées reçues qui montrent à la fois la fascination que ces populations exercent, mais aussi la peur, le rejet.

Prenons quelques affirmations ancrées dans de nombreux esprits à remettre en question comme l’idée qu’ils vivent dans des camps et qu’ils sont nomades…
Le camps ou le campement est un élément fort dans les représentations des Gitans mais il n’est qu’un élément qui dit la marginalité : les Gitans s’installent aux portes de la ville, se réfugient dans les moments de persécutions dans les bois, sont enfermés dans des établissements spécialisés ou des camps pendant la seconde guerre (30 camps pour Tsiganes en France).
Aujourd’hui, le camps, c’est l’aire de stationnement spécialisée rendue nécessaire par l’urbanisation, les PLU, les réglementations sévères des campings et le rejet des populations sédentaires. Ces aires obligent au final les populations tsiganes à se regrouper même si elles ne le souhaitent pas. Encore faut-il que ces espaces existent : les lois Besson (Louis Besson et non Eric !) obligeant les communes de plus de 5000 habitants à aménager ces aires d’accueil ne sont pas très bien respectées.
Il est important de noter qu’être gitan comprend bien sûr la dimension du voyage (qui n’est pas nécessaire sur toute l’année) mais pas seulement. La majorité des gitans en France ne sont pas des voyageurs : les Roms venus de Russie et des pays slaves début XXe siècle se sont installés en région parisienne et y sont restés. De même, les Gitans catalans, français ou espagnols, ont investi les centres villes de Perpignan, Avignon ou autres villes du Sud ; ils ont été parfois déplacés en périphérie dans des cités de transit devenues permanentes ou des HLM leur permettant de rester plus ou moins groupés, d’autres ont quitté la ville pour la campagne et se disent espagnols pour ne pas être visibles comme Gitans. Ce qui prime alors, c’est la parenté, le lien familial, les occasions de se voir, plus que le voyage.

Et d’autres préjugés concernant le travail car les Gitans ne travaillent pas et ils n’ont pas de vrais métiers…
Marc Bordigoni insiste sur l’écart entre images et réalités. Les stéréotypes construits surtout au XIXe siècle les présentent comme des voleurs et diseuses de bonne aventure ; la presse illustrée comme Le Petit Journal, n’hésite pas à rapporter des récits fantasmés autour des Bohémiens « bons à rien », contribuant à enrichir l’imaginaire collectif. Ils sont cependant inscrits dans des professions diverses, métiers individuels et qui permettent le déplacement : vanniers, tapissiers, forains, saisonniers dans l’agriculture… Mais nombreux sont ceux qui, parmi les sédentaires, ont intégré des activités salariées de services dans des emplois municipaux. Les Roms de Hongrie ont été forcés d’intégrer le travail salarié d’Etat sous le régime communiste ; ils ont su se reconvertir avec l’ouverture dans des filières de commerce transfrontalier.

Le métier de gitan, c’est la capacité, le plus souvent individuelle, d’aller dans le monde des gadjé (les non gitans), « d’y trouver des interstices » pour obtenir de quoi vivre. La profession des gens du voyage n’est pas considérée non comme une référence identitaire mais comme une simple ressource. La valeur travail n’est pas une norme sauf pour les groupes sédentarisés dans une région, une ville. Comme les allocations familiales, le RMI, cette ressource doit être associée à une chance (ou baxtalo) qui apporte un revenu pour vivre et des garanties, des droits sociaux qui les inscrivent dans le monde des gadjé avec lesquels ils ont eu et ont toujours des relations ; seule l’appartenance à un groupe culturel, communauté, famille, est essentielle à l’existence du Gitan. Et paradoxalement, l’invisibilité – soit ne pas être vu comme un gitan – est recherchée car elle permet de vivre, de travailler, d’être et d’échanger avec les autres.

Et les tsiganes sont-ils des voleurs ? Non, pas plus qu’ils n’ont été montreurs d’ours. L’auteur inverse la question : parmi les Tsiganes, y a t-il des voleurs ? Oui, certainement mais les faits sont à rapporter aux actes de délinquance qui peuvent toucher toutes communautés marquées par des formes de marginalité et pauvreté, et non à une “nature gitane” ou un quelconque trait culturel. Et ici, le rôle des médias et la rumeur réactivent régulièrement la frontière séparant le monde des gitans et celui des gadjé.

D’autres affirmations, moins péjoratives et moins remises en cause que les précédentes peuvent être nuancées cependant.

Les Gitans aiment leurs enfants et leurs vieux : c’est bien une réalité, car la notion de respect est une valeur centrale et qu’être ensemble, un parmi les siens, est intrinsèque à l’identité gitane. Et cela se construit, dès l’enfance, par un ensemble de règles, de rôles sociaux, de comportements quotidiens à intégrer qui vont de la déférence aux vieilles personnes à l’attention accrue accordée à l’enfant. Cela induit des formes de contrôles sociaux et de solidarités qui maintiennent une grande cohésion du groupe vivant à la limite et avec le monde des gadjé.

L’auteur, sans cependant approfondir la question – le format de la collection ne le permettant pas – nuance l’idée d’une solidarité idyllique, d’un collectif libertaire et égalitaire (se référant notamment aux diverses formes d’entraide ou redistribution financière en cas de besoin : passage au tribunal, maladie, mariage…) insiste sur d’autres réalités : « La société tsigane est fortement clivée dans ses classes d’âge, mais aussi, et surtout par la différence hommes/femmes ». Au-delà du rôle central de la femme dans la transmission des valeurs et la cohésion du groupe, le monde gitan est un monde machiste.

Ils sont d’ici et d’ailleurs : « Le déracinement est l’origine : une expérience quotidienne ». L’ouvrage est très synthétique et peut frustrer le lecteur sur des questions qui méritent largement d’être approfondies notamment la dimension du voyage, de la migration, dans le cadre national et européen. Mais l’auteur parvient à répondre aux idées reçues : il mobilise largement les données historiques nécessaires à la compréhension des stéréotypes et des questions posées tout en introduisant des exemples, des témoignages et anecdotes des passé et présent qui éclairent son argumentation.

Les quelques cent-vingt pages de ce livre intègre une large bibliographie et autres ressources, y compris sites Internet, mais aussi des annexes qui méritent qu’on les signale :« Les Gitans posent problème… à la République ». Il s’agit d’extraits d’une délibération du 6 avril 2009 de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) concernant l’attitude de la France à l’égard des gens du voyage. Accès au droit de vote, scolarisation, aires d’accueil, titres de circulation, de nombreuses dérives ou situations discriminatoires sont à relever.

La France, terre des droits de l’homme : une idée reçue ?