L’ouvrage, à la croisée des histoires impériale, culturelle et nationale, met à jour un XIXe siècle guerrier, belliqueux et barbare, mû par des mobiles disparates, expérimentaux parfois, entre nécessités économiques, civilisationnelles ou religieuses. Au nom du progrès.

Tout d’abord, quand on lit Les guerres lointaines de la paix, on prend tout d’abord plaisir à lire. Parce-que la variété, la concision et la justesse de la langue d’une part, et l’exposé déployé d’autre part, aussi fluide que pédagogique, nourrissent une forme et un fond captivants.

L’Europe du XIXe siècle est au coeur de ce livre. Mais une Europe qui se projette et qui du fait de celle-ci révèle quantité de dynamiques ; une Europe qui connaîtrait une paix de 100 ans entre 1815 et 1914 ? Non. 362 conflits émaillent cette séquence temporelle, dont la plupart se développent très loin de Paris ou de Londres. En Extrême-orient, au Mexique, en Uruguay… Simplement, ces conflits ne sont pas déclarés comme tels par les puissances européennes concernées. On évoque alors davantage des insurrections, des rébellions au lieu de guerres et l’on identifie des pirates et des bandits – sauvages, exotiques et toujours étranges – plutôt que des soldats. Aussi, entre un XVIIIe siècle perçu comme celui des guerres européennes et un XXe considéré comme celui des guerres mondiales, le XIXe peut-il être reconnu comme celui des guerres lointaines.

Libérer et bombarder ?

En neuf chapitres, S. Venayre exhume des oppositions parfois peu mises en lumière, qui répondent à des mots d’ordre impulsés par les grandes puissances européennes, au premier rang desquelles figurent la Grande-Bretagne et la France. Le premier chapitre intitulé Libérer scrute les guerres lointaines menées au nom de l’abolition de l’esclavage, où les Britanniques et le processus de scandalisation (ou l’exposition des preuves de l’atrocité) tiennent une place prépondérante. Le second – S’engager – se focalise sur les guerres sud-américaines, où Italiens, Français, Anglais offrent leurs services à tel ou tel courant libéral pour faire émerger de nouveaux Etats. Le chapitre Sensibiliser revient sur la naissance vers 1830 de l’opinion publique européenne, fille de la cause grecque, du phillhellénisme et de la Question d’Orient, pourvoyeurs de guerres qui aident l’Europe à définir ses frontières, car « si l’on voulait savoir où passait la frontière entre la civilisation et la barbarie, c’est-à-dire entre l’Europe et le reste du monde, il suffisait de regarder comment les peuples faisaient la guerre » (p 60). Damnés ottomans. Circuler, bombarder s’attarde sur la célèbre diplomatie de la canonnière que S. Venayre module avec un extrait d’Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad (1899), à propos d’un navire de guerre français croisé dans le golfe de Guinée : « Il canonnait la brousse. (…). Dans la vide immensité du ciel, de l’eau et de la terre, il restait là, incompréhensible, à canonner un continent (…), un pauvre petit projectile passaint en sifflant, et rien ne se produisait » (p 92).

Libre-échangisme, rêves d’empires et violences

Le libre-échangisme triomphant du milieu du XIXe siècle et ses métastases guerrières occupent le chapitre Commercer, qui montre que la guerre peut désormais être déclarée au seul motif qu’un pays refuse de vendre ou d’acheter des marchandises ; c’est l’histoire et toute l’injustice des Guerres de l’opium ou l’écho de la conquête de l’Annam guidée par des « instructions élastiques » (p. 115).

Formuler l’impérialisme rappelle que « l’impérialisme moderne a été formulé pour la première fois à la fin du XIXè siècle, par des Européens, dans le contexte des guerres lointaines » (p 118) puis revient sur l’expédition de Napoléon III au Mexique au début des années 1860, sur l’acmé de l’empire britannique avec la proclamation en 1876 de l’impératrice Victoria.

La guerre proprement dite – ses tactiques, ses concepts, ses acteurs et certains de ses penseurs – se déploie dans le chapitre Conquérir qui mesure le poids des guerres coloniales dans l’évolution de la pensée tactique française du XIXè siècle en particulier, entre exagération, indifférence et exotisme.

Scandales coloniaux

Après la guerre, la paix ? Pacifier désigne « moins la paix que des formes originales de guerre, en pleine redéfinition » (p.167). Il s’agit alors de montrer comment les guerres coloniales se muent en vecteurs de paix et de civilisation, en Inde ou en Algérie. Des théories, des stratégies et des tactiques (Bugeaud, De Kock, Gallieni…) fleurissent en conséquence, érigés sur une croyance en une hiérarchie des races qui indentifie des races guerrières pour mieux lever des troupes indigènes. Au final, un déluge de violences et d’atrocités qui accouchent des scandales coloniaux, à Cuba, dans le Sud-ouest africain ou au Soudan français, mis en exergue par les travaux de Daniel Foliard par exemple.

Mondialiser vient entériner le rôle des puissances mondiales anciennes ou émergentes (les Etats-Unis, le Japon), à l’extrémité finale du XIXè siècle. Dès lors, ces empires entrent en tension, se livrent bataille et offrent des spectacles dont la presse avide et puissante se complait à relater les hauts faits, la guerre anglo-boer en fournissant l’archétype. Les idéaux avancés naguère (paix, civilisation, commerce) s’estompent au profit de rivalités internationales assumées et portées par d’inflexibles empires, à l’instar de la guerre hispano-américaine aux Philippines et à Cuba qui signe la conversion à l’impérialisme des Etats-Unis, sous les hourras d’une presse américaine faiseuse de guerres.

L’épilogue aussi inattendu que fort à propos fait fond sur l’oeuvre de Jules Verne (1828-1905), globe-trotter immobile et chantre parfois mal compris d’un XIXe acquis au progrès. Ce socle composé de romans autorise une relecture romanesque de la période au gré des thèmes développés en amont, soit en somme la guerre pour la civilisation et la guerre pour la paix. Morceau choisi avec cet extrait de La Jangada (1881) : « La guerre, on le sait, fut pendant longtemps le plus sûr et le plus rapide véhicule de la civilisation » (p. 235). Où l’on croise aussi Samuel Fergusson et Dick Kennedy, figures des guerres lointaines repensées, militaires déclassés filtrant l’ombre de l’impérialisme britannique. S. Venayre montre enfin à quel point J. Verne demeure singulièrement intéressant pour comprendre ces étranges guerres déjà médiatisées, ces « massacres civilisateurs » (p. 244), par le rappel de la capacité du romancier à infuser la presse quotidienne et périodique du second XIXè siècle, matrice de ses récits et promotrice de l’opinion publique.

« Guerres sauvages de la paix »….

Ces guerres lointaines, d’abord déclarées « au nom de valeurs libérales : la liberté, la civilisation , l’humanité » (p138), mais avant tout « guerres sauvages de la paix » selon les mots du britannique R. Kipling (p. 21), donnent vie à une forme originale d’ouvrage articulant très habilement « essai, récit et synthèse » comme le souligne S. Venayre dans ses Remerciements, avec ça et là quelques pointes humoristiques bienvenues.

Fruit d’un long travail lancé au début des années 2010 lors d’un séminaire, ce livre permet de relire autrement un XIXè siècle parfois engoncé dans une histoire politique, celle du siècle des révolutions, et économique. Le recours constant à la presse, aux représentations et la littéraure, pouvoirs et/ou contre-pouvoirs déterminants, constitue en outre un appui de choix qui suscite un éclairage novateur au fil des pages et qui souligne la mise au point de la fabrique de l’opinion. Enfin, le sous-titre Civilisation et barbarie depuis le XIXᵉ siècle rappelle combien le couple nature-culture connaît de déclinaisons et d’applications historiographiques, aussi justes qu’utiles, mais parfois négligées au profit de grilles de lecture plus courues. Ce livre doit figurer en bonne place dans les étagères des bibliothèques des professeurs d’histoire de première, afin de lire autrement le Second empire et la troisième république, de spécialité HGGSP de terminale, non seulement pour renouveler les angles d’appréhension du fait guerrier, mais aussi pour enrichir les banques d’exemples.

…..ou « interventions d’humanité » ?

L’ouvrage se termine, ou plutôt s’ouvre, sur un processus très contemporain, celui du droit d’ingérence humanitaire, miroir de toutes ces rébellions, pacifications, massacres et autres guerres pour la paix, dont la paternité revient au juriste français Antoine Rougier en 1910.

Ce livre a tout pour constituer une référence pérenne pour les dix-neuvièmistes, les études impériales et coloniales. Un angle, une plume, que peut-on souhaiter de plus ? Une suite. 

Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Les-guerres-lointaines-de-la-paix