Une somme de près de 1000 pages qui réussit à regarder la colonisation française en face, avec les yeux des colonisés et des colonisateurs, tout en l’analysant sous toutes ses formes et dans dans toutes ses dimensions en l’inscrivant à la fois dans le temps long et à l’échelle du monde. Une histoire globale qui propose d’analyser non pas une colonisation uniforme mais bien une pluralité de colonisations. L’ouvrage, dirigé par Pierre SingaravélouPierre Singaravélou est un historien français spécialiste des empires coloniaux et de la mondialisation. Il enseigne au King’s College de Londres et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est notamment l’auteur de Une autre histoire du monde, L’épicerie du monde – La mondialisation par les produits alimentaires du XVIIIe siècle à nos jours, Le magasin du monde – La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, Grand Atlas des empires coloniaux, Le Monde vu d’Asie : une histoire cartographique, …)et coordonné par Arthur Asseraf, Guillaume Blanc, Yala Kisukidi, Mélanie Lamotte, réunit les contributions de plus de deux cent cinquante chercheuses et chercheurs issus du monde entier. En spécialistes, ils mettent à la disposition du lecteur leurs connaissances à propos de la domination coloniale, de ses formes, de ses effets, de ses limites, ainsi que de ses résurgences actuelles dans notre époque marquée par des questionnements identitaires et des affrontements mémoriels. Ainsi, Pierre Singaravélou et son équipe réussissent à embrasser cinq siècles de la colonisation à l’échelle du monde : un travail titanesque qui fera date de par son ampleur, sa rigueur ainsi que la multiplicité et l’originalité de ses approches. En 2022, dans leur Histoire globale de la France coloniale, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Dominic Thomas, avaient eux aussi sélectionné et rassemblé une centaine de textes de référence sur le sujet, rédigés par des spécialistes français et internationaux. 

Dans Colonisations. Notre Histoire, chacune des cinq parties débute par une lumineuse introduction permettant d’en fixer le cadre et de souligner les évolutions historiographiques puis se décline sous la forme de courts articles thématiques de deux ou trois pages. Le lecteur pourra ainsi piocher très facilement à l’intérieur de l’ouvrage et prolonger cette lecture grâce à la très riche bibliographie. 

 

Une synthèse et une mise au point scientifique qui invitent à décentrer le regard

Ce récit polyphonique restitue la diversité pluridisciplinaire, la pluralité des travaux des universités africaines, arabes, américaines ou asiatique ainsi que la révolution historiographique à propos de l’histoire coloniale. Pierre Singaravélou souligne à juste titre que la colonisation a été longtemps reléguée « aux marges du champ intellectuel ». Ainsi, il prend l’exemple des Lieux de mémoire parue sous la direction de Pierre Nora entre 1984 et 1992, qui ne consacrent à la colonisation qu’une seule de leurs 130 contributions, l’Exposition coloniale de 1931 ! Depuis, « le fait colonial est progressivement devenu en France et dans le monde l’un des principaux lieux de réflexion sur l’écriture de l’histoire et des sciences sociales ». Cet ouvrage prend donc en compte les nombreux apports historiographiques (tout en hésitant pas à en souligner aussi les limites) :

  • les études subalternes, développées à partir de l’Inde dans les années 1980, qui invitent à étudier « par le bas » la capacité d’action des populations autochtones et leurs modes de résistance à la domination européenne : évitement, lutte armée, accommodement, collaboration.
  • les études postcoloniales et de la nouvelle histoire impériale anglophones qui ont reconnecté les colonies à la métropole « en tentant de mettre au jour l’influence de l’expansion coloniale sur les cultures métropolitaines ».
  • les nouvelles approches relationnelles des années 2000 (histoires mondiale, impériale, transnationale, connectée) qui « invitent à s’émanciper du nationalisme méthodologique prédominant ». Ces dernières révèlent les circulations et connexions qui traversent la France et son empire « donnant corps à ce concept abstrait ou au contraire remettant en question sa cohérence ».

Cette somme nous invite à ne pas voir la mondialisation économique, politique et culturelle comme un phénomène à sens unique qui consisterait en  une simple et uniforme occidentalisation. En réalité, dans les deux sens, de multiples pratiques de « réappropriation, de coproduction et de réinvention » ont vu le jour (langue, cuisine, religion, etc.). Un changement d’échelle qui invite à décentrer le regard afin de placer les populations coloniales au cœur de l’analyse.

La prise en compte de ces apports historiographiques permet aussi de mettre en relief la diversité des modalités d’appropriation territoriale (guerre, achat, traité, location), des politiques coloniales (assimilation, association) et des formes de domination formelle et informelle (congrégations religieuses, écoles, entreprises ou banques).

 

Malala Andrialalavidrazana, Figures 1937, Lignes télégraphiques et sous-marines, 2018 (ouverture de la partie III, p.368-369)

L’artiste malgache transforme les cartes coloniales en y ajoutant des visages des bâtiments des formes et des couleurs. Pour cela, elle multiplie les techniques : collage, photographie, dessin, texte. « Faire l’histoire de la colonisation revient à emprunter une méthode assez similaire, à multiplier les perspectives, les sources et les approches pour poser sur l’image trop lisse de cet empire unifié des personnes et des expériences différentes » (Arthur Asseraf). 

 

Une lecture à rebours de la chronologie

Aussi, de manière très habile, cet ouvrage part du présent et remonte le fil du temps jusqu’aux sources bien souvent méconnues du passé dit « précolonial », ce que Pierre Singaravélou appelle lui les « mondes d’avant ». En inscrivant le fait colonial français dans le temps long, du XXIe au XVe siècle, cette histoire globale en appréhende les continuités, les reconfigurations, les ruptures et les singularités et permet de spécifier la situation coloniale par rapport à d’autres formes de domination. Cette démarche régressive relève bien d’une véritable méthode historique « éprouvée et théorisée » par Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien.

Les auteurs rembobinent ainsi la bobine de l’histoire coloniale française afin d’en saisir les changements et nous proposent une lecture à rebours de la chronologie, en « défatalisant » l’histoire de l’expansion et de la décolonisation de l’empire français. Du temps présent et de ses questions (Partie I), le lecteur est invité à plonger à contre-courant dans les voies de l’indépendance de 1930 à 1962 (Partie II), dans un empire colonial à son apogée de 1815 à 1930 (Partie III), dans l’expansion ultramarine et l’esclavage sous l’Ancien Régime des années 1500 à 1815 (Partie IV) et enfin dans les sociétés à la veille de la colonisation avant les années 1500 (Partie V).

 

Par la multiplicité des regards, des approches et des interprétations « excluant la doxa du récit unique », cet ouvrage collectif dirigé par Pierre Singaravélou est une véritable enquête historique analysant avec toute la rigueur nécessaire les moindres traces et empreintes, anciennes et actuelles, de la colonisation française. Parce que fondée sur le temps long et ancrée dans des espaces connectés, c’est aussi une fresque magistrale qui propose de manière lucide, accessible et passionnante, une histoire plurielle de la colonisation … ou plutôt des colonisations. 

 

 

Les Clionautes avaient assisté à la table-ronde des auteurs lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2023. Le CR de Jean-Michel Crosnier