Né dans une famille juive bavaroise en 1923, Heinz Kissinger – son vrai nom – fuit le nazisme et gagne les Etats-Unis d’Amérique avec sa famille en 1938, cinq ans après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Douze membres de sa famille disparaissent durant l’Holocauste. Il ne devient citoyen américain qu’en 1943. Deux décennies plus tard, il s’impose peu à peu comme l’architecte de la diplomatie américaine à partir des années 1970 avec deux lignes directrices : la détente avec la Russie et l’ouverture avec la Chine. Et ce, jusqu’à sa mise à l’écart par le président américain Ronald Reagan (1911 – 2004), partisan d’une politique du bras de fer avec l’URSS.

Henry Kissinger débute son ouvrage lors d’un entretien avec l’ancien président américain Harry Truman (1884 – 1972) en 1961. Lorsqu’il lui demanda ce dont il était le plus fier, ce dernier répondit sans ambages la victoire des Etats-Unis d’Amérique sur ses anciens ennemis et qu’ensuite, ils furent réintégrés dans la communauté des nations.

Tous les successeurs de Harry Truman adoptèrent cette vision. Et durant la majeure partie de cette période, la communauté des nations qu’ils cherchaient à promouvoir a effectivement reflété un consensus américain, c’est-à-dire l’existence d’un ordre d’Etats fondé sur la coopération et connaissant un développement important, observant des règles et des normes communes, épousant un système de gouvernement participatifs et démocratiques. Les présidents américains qu’ils furent démocrates ou républicains ne cessèrent d’exhorter les autres gouvernements à tout faire pour préserver et développer les droits de l’homme.

Pourtant, ce système fondé sur des règles est aujourd’hui contesté. A l’extérieur du monde occidental, des régions qui n’ont guère participé à la formulation initiale de ces règles remettent en cause leur validité sous leur forme actuelle et n’ont pas caché leur intention de les modifier. C’est pourquoi, bien que l’on invoque aujourd’hui la communauté internationale avec peut-être plus d’insistance que jamais, celle-ci ne présente aucun ensemble d’ambitions, de méthodes ou de limites claires ni acceptées par tous.

Selon Kissinger, notre époque se livre à une recherche obstinée, presque désespérée parfois, d’un concept d’ordre mondial. Le chaos menace, parallèlement à une interdépendance sans précédent, en raison de la prolifération des armes de destruction massive, de la désintégration des Etats, des effets des ravages environnementaux, de la persistance des pratiques génocidaires et de la diffusion de nouvelles technologies qui risquent de porter des conflits au-delà de la compréhension ou du contrôle humains. Les nouvelles méthodes de communication et d’accès à l’information permettent un rapprochement encore inédit des différentes régions et prêtent aux événements une dimension planétaire, d’une manière qui, il est vrai, entrave la réflexion et exige des dirigeants des réactions instantanées sous une forme réductible à des slogans. Devons-nous nous préparer à vitre une époque où des forces échappant au contrôle de toute espèce d’ordre détermineront l’avenir ?

Les différents types d’ordre mondial

Aucun ordre mondial véritablement planétaire n’a jamais existé. L’ordre tel que le définit notre époque a été inventé en Europe occidentale voici quatre siècles, à l’occasion d’une conférence de la paix qui s’est tenue en Westphalie, une région d’Allemagne, sans que la plupart des autres continents ou civilisations en prirent conscience ni ne se virent appelés à y participer. Un siècle de conflit confessionnels et de bouleversements politiques à travers toute l’Europe centrale avait fini par provoquer la guerre de Trente ans (1618 – 1648) où les belligérants se livrèrent une guerre totale.

A bout de force, les belligérants se réunirent pour définir une série d’accords capables de mettre fin à ce carnage. Le protestantisme, qui avait survécu et s’était même répandu, avait fracturé l’unité religieuse ; quant à la diversité politique, elle était inhérente au grand nombre d’unités politiques autonomes qui s’étaient combattues sans résultat. C’est ainsi que la situation européenne commença à se rapprocher de celle du monde contemporain : une multiplicité d’entités politiques dont aucune n’était suffisamment puissante pour écraser l’ensemble des autres, et dont beaucoup adhéraient à des philosophies et des pratiques d’administration intérieure incompatibles, s’est mise en quête de règle de neutralité susceptibles de diriger leur conduite et d’atténuer les conflits.

La paix de Westphalie ne reflétait pas une perspective morale unique, mais une adaptation pragmatique à la réalité. Elle reposait sur un système d’Etats indépendants qui renonçaient à intervenir dans les affaires intérieures des autres et acceptaient que leurs ambitions respectives soient freinées par un équilibre général des forces. Aucune prétention à détenir la vérité ou une règle universelle ne l’avait emporté au cours des luttes européennes. En revanche, chaque Etat se vit attribuer un pouvoir souverain sur son propre territoire. Chacun s’engageait désormais à reconnaître les structures intérieures et les choix religieux des autres comme des réalités et à s’abstenir de contester leur existence. L’équilibre des forces étant dorénavant tenu pour naturel et souhaitable, les ambitions des dirigeants se feraient réciproquement contrepoids, réduisant, théoriquement du moins, l’ampleur des conflits. En ce sens, la tentative européenne pour mettre fin aux hostilités qui la déchiraient préfigurait la sensibilité moderne : elle réservait son jugement sur l’absolu, en faveur du pratique et de l’œcuménique ; elle cherchait à dégager un ordre à partir de la multiplicité et du contrôle.

Les négociateurs du XVIIe siècle qui ont forgé la paix de Westphalie ne pensaient pas poser les fondements d’un système applicable au monde entier. Ils ne firent pourtant pas le moindre effort pour intégrer la Russie (le pouvaient-ils ?) voisine, qui reconsolidait alors son ordre personnel à la suite d’un cauchemardesque « temps des troubles » en garantissant des principes en totale contradiction avec l’équilibre westphalien : un unique souverain absolu, une orthodoxie religieuse unifiée et un programme d’expansion territoriale tous azimuts. Il faut néanmoins préciser que l’idée d’un ordre mondial s’appliquait à l’étendue géographique connue des hommes d’Etat de ce temps – les autres régions ne procédant du reste pas autrement. Cela tenait en grande partie au fait que la technologie de l’époque n’encourageait pas et ne permettait même pas le fonctionnement d’un système global unique. Ainsi, faute de possibilités d’interaction prolongée et de structurés pour mesurer la puissance respective des différentes régions, chacune considérait son ordre personnel comme unique et qualifiait les autres de barbares, gouvernées d’une manière échappant à l’entendement du système établi et n’occupant aucune place dans ses desseins, sinon sous les traits d’une menace.

A l’extrémité orientale du contient eurasiatique, la Chine constituait le centre de sa propre conception hiérarchique et théoriquement universelle de l’ordre. Ce système fonctionnait depuis des millénaires – il était déjà en place du temps où l’empire romain gouvernait l’Europe comme une entité – et ne reposait pas sur l’égalité souveraine des Etats, mais sur la portée prétendument illimitée du pouvoir de l’empereur. Cette conception ne fait pas place à la souveraineté au sens européen du terme car le pouvoir de l’empereur s’étendait à tout ce qui se trouvait sous le Ciel. Il occupait le sommet d’une hiérarchie politique et culturelle céleste et universelle. Il rayonnait vers le reste de l’humanité. Celle-ci était répartie en différentes catégories de barbares en fonction, notamment, de leur degré de maîtrise de l’écriture et des institutions culturelles chinoises. Dans cette vision des choses, la Chine commandait le monde essentiellement en inspirant aux autres sociétés un respect admiratif pour sa magnificence culturelle et sa prospérité économique, les intégrant dans des relations censées réaliser l’harmonie sous le Ciel.

Une grande partie de la région située entre l’Europe et la Chine était dominée par une autre conception universelle du monde, celle de l’islam. Celui-ci proclamait sa propre vision d’un système de gouvernement unique, approuvé par l’autorité divine et chargé d’unir et de pacifier le monde. Au VIIè siècle, l’islam était parti à la conquête de trois continents dans un élan sans précédent de ferveur religieuse et d’expansion impériale. Après avoir unifié le monde arabe, absorbé les vestiges de l’empire romain et incorporé l’empire perse, il finit par exerce son autorité sur le Proche et le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, de vastes étendus d’Asie et certaines parties de l’Europe. Selon sa version personnelle de l’ordre universel, il était destiné à s’étendre sur le « royaume de la guerre », nom qu’il donnait à toutes les régions peuplées par les infidèles, jusqu’au jour où l’ensemble du monde formerait un système unitaire dont le message du prophète Mahomet assurerait l’harmonie. Au moment où l’Europe construisait son ordre multiétatique, l’empire ottoman, dont le centre sur trouvait en Turquie, remit à l’ordre du jour cette revendication de gouvernement légitime unique et étendit sa domination aux principaux centres de civilisation arabe, au pourtour méditerranéen, aux Balkans et à l’Europe orientale.

Pendant ce temps, dans le Nouveau monde, d’autres hommes étaient en train de poser les fondements d’une vision distincte de l’ordre mondial. Alors que les conflits politiques et confessionnels faisait rage dans l’Europe au XVIIè, des colons puritains avaient entrepris de réaliser le plan de Dieu par une « mission dans le désert » qui les affranchirait des structures d’autorité établies (et corrompues à leurs yeux). Là, ils construiraient, comme le proclama le gouverneur John Winthrop en 1620 à bord d’un navire qui faisait voile vers la colonie du Massachusetts, une « cité sur la colline » qui inspirerait le monde par la justice de ses principes et la force de son exemple. Dans la vision américaine de l’ordre mondial, la paix et l’équilibre interviendraient tout naturellement, et les inimitiés anciennes disparaîtraient. Avec le temps, les Etats-Unis s’affirmeraient comme le protecteur indispensable de l’ordre conçu par l’Europe. Cependant, même lorsqu’ils soutinrent cet effort, une certaine ambivalence persista. En effet, la vision américaine ne reposait pas sur l’adoption du système européen de l’équilibre des forces, mais sur la réalisation de la paix par la diffusion des principes démocratiques.

Parmi toutes ces conceptions de l’ordre, les principes de Westphalie sont, à l’heure où écrit Kissinger cet ouvrage – la seule base généralement reconnu. Le système westphalien s’est répandu à travers le monde et a imposé la structure d’un ordre international reposant sur des Etats et embrassant des civilisations et des régions multiples. Ce système, que l’on appelle couramment la communauté mondiale s’est efforcé de limiter la nature anarchique du monde au moyen d’un vaste réseau de structures juridiques et organisationnelles internationales. Il n’empêche que ces principes sont aujourd’hui contestés de toute part, parfois au nom de l’ordre mondial. L’Europe a entrepris de s’éloigner du système d’Etats qu’elle avait conçu et de le transcender par un concept de souveraineté collective. Et, paradoxalement, alors que c’est elle qui a inventé le principe de l’équilibre des forces, elle a consciemment et radicalement limité la composante de force de ses nouvelles institutions. Ayant réduit drastiquement des capacités militaires, l’Europe n’a guère la possibilité de réagir en cas de conflit.

Tous les grands centres de pouvoir pratiquent des éléments de l’ordre westphalien à un degré ou à un  autre, mais aucun ne se considère comme le défenseur naturel du système. Tous sont en proie à des transformations intérieures majeures. Des régions nourries de cultures, d’histoires et de théories traditionnelles de l’ordre aussi différentes peuvent-elles faire valoir la légitimité d’un système commun, quel qu’il soit ? Pour réussir, pareille entreprise exigera une approche respectueuse tout à la fois de la diversité de la condition humaine et de l’spiration à la liberté ancrée dans tout être humain. Un ordre ainsi conçu doit être cultivé ; il ne saurait être imposé. C’est particulièrement vrai à une époque de communication instantanée et d’agitation politique révolutionnaire. Kissinger précise également que, pour être accepté, tout système d’ordre mondial doit être accepté comme juste non seulement par les dirigeants, mais par les citoyens. Il doit par ailleurs refléter deux vérités :

  • Même s’il se nourrit d’une exaltation momentanée, un ordre sans liberté finit par provoquer un retour de balancier ;
  • La liberté ne peut être assurée ni maintenue sans une structure d’ordre capable de préserver la paix.

L’ordre et la liberté, que l’on présente parfois comme antinomiques, devraient au contraire être considérés comme interdépendants. Les dirigeant actuels seront-ils en capacité de prendre un peu de hauteur par rapport à l’urgence des événements au jour le jour pour parvenir à cet équilibre ?

Légitimité et pouvoir

Pour répondre à ces questions, l’auteur distingue trois niveaux d’ordre :

  1. Un ordre mondial désigne la nature des dispositions et la répartition du pouvoir qu’une région ou une civilisation estiment justes et applicables au monde entier ;
  2. Un ordre international représente l’application pratique de ces concepts à une partie substantielle de la planète ;
  3. Enfin, les ordres régionaux mettent en œuvre les mêmes principes en les appliquant à une aire géographique définie.

Chacun de ces systèmes d’ordre repose sur deux éléments :

1. une série de règles couramment admises qui définissent les limites de l’action autorisée ;

2. un équilibre des forces qui impose un certain contrôle en cas d’effondrement des règles, évitant qu’une entité politique ne soumette toutes les autres.

L’équilibre entre légitimité et pouvoir est extrêmement complexe ; plus l’aire géographique à laquelle il s’applique est restreinte et plus les convictions culturelles qui y règnent sont cohérentes, plus il est facile de dégager un consensus viable. Mais le monde moderne a besoin d’un ordre planétaire. Une multiplicité d’entités qui n’entretiennent de liens ni par leur histoire ni par leurs valeurs et qui se définissent essentiellement par les limites de leurs capacités, risque fort d’engendrer le conflit et non l’ordre.

Kissinger illustre ainsi son propos lors de la première visite officielle à Pékin en 1971 pour renouer le contact avec la Chine après deux décennies d’hostilité, il affirma au nom de la délégation américaine que la Chine était un pays mystérieux. Ce à quoi le Premier ministre Zhou Enlai (1898 – 1976) répondit qu’il fallait le connaître et alors ce pays ne paraîtra plus mystérieux.

Et maintenant, où allons-nous ?

Comme le précise Kissinger, reconstruire le système international est aujourd’hui le défi ultime de l’art de gouverner. La recherche contemporaine d’un ordre mondial exigera une stratégie cohérente pour établir un concept d’ordre « à l’intérieur » des différentes régions et pour relier ces ordres régionaux les uns aux autres. Ces objectifs ne sont pas nécessairement identiques ni conciliables : le triomphe d’un mouvement radical pourrait instaurer l’ordre dans une région tout en ouvrant la porte à des troubles dans et avec toutes les autres. La domination militaire d’une région par un pays, même si elle apporte une apparence d’ordre, pourrait provoquer une crise dans le reste du monde.

L’ordre ancien fluctue constamment, alors que la forme de ce qui est appelé à le remplacer est pour le moins incertaines. Tout dépend donc de la conception de l’avenir qui s’impose. En même temps, des structures internes différentes peuvent conduire à évaluer différemment la signification des tendances existantes et, chose plus importante, produire des critères incompatibles pour résoudre ces différends. Tel est le dilemme de notre temps.

Ce livre reste d’une cruelle vérité et d’une profonde actualité. En neuf chapitres denses et rigoureux, Henry Kissinger nous amène à décrypter les plus fines sensibilités qui sous-tendent les relations internationales. Le pragmatisme et la pensée affûtés de l’auteur nous plongent au cœur des dilemmes, sans fard et sans détour. Un livre incontournable à mettre entre toutes les mains de celles et ceux qui se destinent à embrasser une carrière diplomatique !

Pour les Clionautes

Bertrand Lamon