« Dans un univers où tout était politique, la question de l’habillement ne pouvait évidemment être laissée au vestiaire ». Cette remarque de Marie-Anne Matard-Bonucci montre que si les régimes totalitaires ne furent pas les premiers à s’intéresser aux vêtements, il existe bien une véritable culture politique vestimentaire de leur part. 

Les totalitarismes autrement

L’étude du vestiaire permet d’appréhender sous un angle original les singularités de ces régimes. De plus, les vêtements utilisés ont parfois changé de sens selon les époques. De multiples contributions nourrissent donc cette approche où l’on s’aperçoit qu’une chemise, un couvre-chef peuvent parfois dire beaucoup. Le livre comprend une présentation du thème en une quarantaine de pages puis deux parties composées chacune de cinq contributions. Il comprend aussi un cahier central en couleurs et de nombreuses représentations en noir et blanc tout au long des différentes contributions. 

Le vêtement : une question au carrefour de plusieurs disciplines

La question du vestiaire est au carrefour de nombreux champs disciplinaires et de problématiques multiples comme la mode, les mentalités, les cultures matérielles. Loin de se réduire à une futilité, le vestiaire est une forme de langage du pouvoir, un « récapitulatif éminent ». Trois grands questionnements se dessinent. Le premier porte sur le rôle de la mode et des vêtements dans la construction et la diffusion des imaginaires. Le deuxième invite à réfléchir à une grammaire vestimentaire commune à tous les totalitarismes et le troisième invite à s’interroger sur les pratiques et conduites. 

Grammaire, esthétique et circulation idéologiques

On ne sait pas toujours pourquoi les troupes d’ Hitler  arborèrent une chemise brune. La raison en est très pragmatique : le NSDAP a racheté les surplus de chemises militaires tropicales en Autriche et les a recyclés. L’uniforme dans les régimes totalitaires est un vecteur privilégié pour l’exaltation des valeurs et des idéaux politiques. « En dépersonnalisant il effaçait les classes sociales, gommait les différences au profit d’un idéal égalitaire ». Le vêtement est aussi utilisé pour enrégimenter la jeunesse. Il peut aussi servir à exclure : un triangle, un losange rendent visibles la logique d’exclusion d’un groupe. A priori, questionner le totalitarisme à partir du vestiaire peut sembler anecdotique. Cependant cela ouvre des perspectives sur les cadres de la socialisation et de la politisation. « L’ordre totalitaire est aussi un ordre vestimentaire ». 

Ethos militarisé et sociétés uniformisées  

La première contribution porte sur la chemise noire fasciste qui en est venue à devenir synonyme du régime fasciste. Les chemises de couleur, en général, se trouvaient plutôt à gauche. Ce qui est paradoxal en tout cas, c’est que Mussolini a, lui, multiplié les tenues différentes au gré des circonstances. Christine Lavail parle de l’uniforme de la section féminine de la Phalange espagnole. Ce mouvement est devenu le noyau du parti sur lequel s’est appuyé le régime de Franco. « Dans la Section féminine de la Phalange, deux aspects fondamentaux coexistent et se superposent : d’une part, l’appartenance à un mouvement politique qui se veut différent et novateur mais qui se fonde sur des valeurs censément masculines ; et, d’autre part, la conception de la femme en lien avec un éternel féminin ».  Sébastien Carney se penche sur les uniformes du nationalisme breton et leurs représentations des années 1930 à nos jours tandis qu’Estelle Capelli se focalise sur le béret étoilé du Che. On assiste à son propos à une véritable construction mythologique, très efficace en France. On voit également que la figure du Che a pu être citée en France par des personnages politiques très différents. La phrase de Cocteau peut être retenue : «  L’histoire, c’est du vrai qui se déforme, la légende, c’est du faux qui s’incarne ». Antoine Godet propose enfin un bilan transversal sur l’uniforme fasciste en Europe. Par l’uniforme, le fascisme expose ouvertement son projet politique totalitaire et sa conception militarisée de la communauté nationale. L’uniforme doit aussi préparer l’homme nouveau. 

Police des apparences et vestiaire de la servitude

Djurdja Bartlett se penche sur la mode communiste. Le terme peut en effet sembler antinomique de ce projet politique. Il existait une contradiction à vouloir, d’un côté, proclamer la capacité du régime communiste à produire en nombre, tout en créditant ces créations du label de l’artisanat. Pourtant, à partir des années 1950, les régimes socialistes durent faire face à une demande accrue en matière de mode. C’est par petites touches que la modernité occidentale fit irruption dans les pays communistes.  Emmanuel Droit développe la question de l’uniforme de l’homme socialiste nouveau en RDA, manière de pointer, comme le dit le sous-titre de sa contribution, les « limites de la domination politique ». Le vêtement devait signifier l’engagement politique de la jeunesse. Le choix de la chemise et du foulard tenait à des raisons économiques et aux difficultés de l’industrie textile après 1945. Le régime batailla pour que le port soit effectif lors des occasions officielles. Si les gens portaient bien le foulard, cela ne signifiait nullement une quelconque adhésion au projet du pays. Ces produits sont devenus des éléments de folklorisation de la RDA. Le tour du monde se poursuit avec le régime nord-coréen où on s’aperçoit que, comme dans l’Italie fasciste, le leader est le seul qui peut se permettre de déroger aux contraintes vestimentaires. François Houmant s’intéresse à l’uniformisation des apparences pendant la Révolution culturelle chinoise.  Il revient donc sur la veste Mao qui a connu ensuite bien des hybridations dans la mode occidentale. Le dernier article est consacré au krâma bleu, c’est-à-dire cette écharpe traditionnelle khmère à carreaux en coton. 

Ce travail collectif permet donc une approche originale des totalitarismes. Il permet à la fois de mesurer la singularité de chacun de ces régimes mais aussi ce qui peut les rapprocher par rapport au message véhiculé par le vêtement. 

Jean-Pierre Costille