L’éditeur Bamboo lance dans son appellation Grand Angle une nouvelle collection autour des Justes. Le titre de « Juste parmi les Nations » a été crée en 1953 par Israël et est remis par le mémorial Yad Vashem. Il est lié évidemment à la Shoah et plus particulièrement au procès Eichmann de 1963, les témoins signalant de manière massive durant ce procès le rôle de femmes et d’hommes dans la protection des juifs d’Europe face à la politique nazie d’extermination. Plus de 28 000 personnes sont aujourd’hui récipiendaires de cette distinction.
Pour reprendre les termes du site Yad Vashem : » L’attitude envers les Juifs durant la Shoah oscille principalement entre indifférence et hostilité. La majorité des gens demeurent passifs alors que leurs voisins de toujours sont arrêtés, déportés ou tués ; certains collaborent avec les meurtriers ; nombreux sont ceux qui bénéficient de l’expropriation des biens juifs. Dans un monde en proie à un total effondrement moral, une petite minorité, les Justes parmi les Nations, fait preuve d’un courage extraordinaire pour défendre les valeurs fondamentales de l’humanité, se démarquant radicalement du courant dominant d’indifférence et d’hostilité qui prévalut durant la Shoah. Contrairement à la tendance générale, ceux-ci considèrent les Juifs comme des frères humains envers lesquels ils ont des obligations morales. »
Cette collection, dirigée par Jean-Yves le Naour, veut rendre hommage à ces figures, souvent oubliées. Le 1er tome est consacré à Carl Lutz. Diplomate suisse, en poste à Budapest à partir de 1942, il a permis de sauver des milliers de personnes de la déportation vers les centres de mise à mort.
La BD démarre en 1935 lorsque Carl Lutz et sa femme arrivent en Palestine pour travailler au sein d’un consulat de Suisse balbutiant et désorganisé. Cette partie est malheureusement traitée rapidement alors qu’elle aurait pu mettre en avant la confrontation de Lutz avec les violences entre Arabes et Juifs et les relations difficiles entre Carl Lutz et les autorités suisses au moment où Lutz s’occupe des affaires des émigrés allemands en Palestine. Cette situation d’intermédiaire, alors que l’antisémitisme se renforce chaque jour en Allemagne, force Lutz à se poser des questions et se positionner.
Evidemment, la BD est avant tout centrée sur ses missions en Hongrie, à savoir principalement la représentation de la Grande-Bretagne dans la capitale magyar, puis d’autres pays occidentaux. Par ce rôle, il est rapidement confronté à la question de l’émigration juive vers la Palestine, alors même que les Anglais restreignent cette immigration, et que Lutz ignore tout de la mis en service des centres de mise à mort en Europe de l’Est.
La situation s’accélère à partir de 1944, lorsque les Nazis mettent la Hongrie sous coupe réglée, puis qu’un coup d’Etat met au pouvoir les Croix-Fléchées, parti pro-nazi, ouvertement nationaliste et antisémite. Le renforcement législatif de l’antisémitisme, l’arrivée en Hongrie d’Adolf Eichmann, les contacts obligatoires avec l’Etat-major nazi, les exécutions publiques de juifs hongrois font comprendre à Lutz l’étendue de la situation et la nécessité d’agir, avec peu de soutien.
Lutz s’engage pleinement dans ce combat, multipliant les contacts, diffusant « Les protocoles d’Auschwitz », négociant d’arrache-pied avec l’occupant. Il crée alors la Maison de verre, un bâtiment placé sous extraterritorialité suisse, bénéficiant ainsi d’un statut de protection pour ses résidents juifs. Il incite d’autres ambassades à faire de même.
Un des grands atouts de la BD, au-delà de son esthétique irréprochable, est de contextualiser en permanence le parcours de Lutz. Les tractions politiques, diplomatiques, l’élargissement de la focale vers tout ce qui se passe à l’Est remettent en permanence cette histoire dans l’Histoire. Elles facilitent la compréhension de la situation et permettent de densifier le propos, ce qui ravira les lecteurs les plus exigeants.
La BD se termine sur la question de la mémoire de Carl Lutz et un dossier complémentaire. A travers lui se pose la question de l’attitude suisse, ambigüe, envers le régime nazi. Divorçant de sa femme, il épouse en secondes noces une femme juive hongroise qu’il sauvé de la mort, Magda Grausz, et vit avec sa belle-fille, Agnès. Envoyé en Autriche, critiqué et oublié par les autorités suisses pendant plusieurs décennies, Carl Lutz a été réhabilité en dehors de son pays natal.