Question polémique par excellence, ressortie périodiquement dans le débat public, la relation entre l’histoire de la mémoire a suscité et suscitera probablement encore pour longtemps de très nombreux travaux. Cela s’est traduit avec les programmes scolaires de 2012 par l’introduction sous ce même libellé, d’un chapitre qui permet d’aborder au choix, les mémoires de la seconde guerre mondiale ou celles de la guerre d’Algérie. Dans la plupart des cas, et particulièrement dans les régions méridionales ou la présence des rapatriés d’Algérie reste forte, il semblerait, sans qu’une étude véritablement exhaustive puisse venir le confirmer, que ce soit les mémoires de la seconde guerre mondiale qui sont choisies comme sujet d’étude. Peut-être souhaite-t-on éviter des réactions négatives, tant cette question peut rester sensible, surtout lorsqu’elle peut être parfois instrumentalisée par les personnelles politiques locaux. Le cas de Béziers, depuis 2014, étant devenu emblématique à cet égard.

Cet ouvrage d’Emmanuel Alcaraz vient certainement combler un manque, celui de l’accès aux sources de la mémoire de cette guerre d’indépendance algérienne, vue de l’autre côté de la Méditerranée. Il n’est évidemment pas question de relater cette guerre d’indépendance, mais bien de comprendre comment celle-ci, depuis 1962, a pu être traitée par les autorités algériennes. Dès l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, le gouvernement algérien s’est emparé de la question. Et cela s’est traduit par l’édification, des 1962, de monuments commémoratifs. En 1963, l’organisation nationale des moudjahidines est fondée, et elle obtient le monopole de la représentation des anciens combattants sous Boumediene.
Pourtant, pendant les premières années de l’indépendance, avant que le coup d’État de Boumediene ne renverse Ben Bella, les premières installations de monuments « lieux de mémoire », relèvent d’initiatives locales. Cela prend la forme d’un recyclage de monuments aux morts de la période coloniale, de l’édification de stèles dans des cimetières où reposent les martyrs. Avec Boumediene l’improvisation des débuts laisse place à une politique centralisée, avec une procédure plutôt lourde, qui part du ministère des anciens combattants jusqu’à un vote de l’assemblée populaire communale, sur le territoire où la stèle, le monument, doivent être érigés.

Une histoire de la mémoire

Cette histoire des monuments commémoratifs de la guerre d’indépendance retrace l’histoire de l’Algérie tout court. Les années 70 sont en effet une période extrêmement faste pour l’édification de ces lieux de mémoire, sans doute en lien avec le tiers-mondisme que l’Algérie indépendante pouvait représenter. Le grand monument commémoratif que l’on voit le plus souvent sur l’ensemble des manuels scolaires ont été édifié en 1982. D’une hauteur de 92 m ces trois palmes qui le composent représentent les trois aspects majeurs de la révolution algérienne, la révolution agricole, la révolution industrielle et la révolution culturelle. Lorsque l’on voit aujourd’hui le bilan, on a d’ailleurs des raisons d’être plutôt circonspect. Il n’en demeure pas moins que ce monument le même rôle en Algérie que celui de l’Arc de Triomphe en France. Il s’agit de mettre en scène le consensus national autour d’un événement fondateur.
Les constructions de monuments l’ont jamais cessé, même pendant la guerre civile à partir de 1990. Ils ont même été parfois profanés par des islamistes qui les considéraient comme contraire à leur conception de la religion.
Dans cet ouvrage l’auteur nous fait parcourir les différents lieux que les gouvernements ont voulu mettre en avant. La prison Barberousse à Alger, dans ce lieu où la guillotine de la justice française sévissait, a été envisagée comme un musée national combattant, avant que le projet ne soit finalement abandonné. Pendant cette période le gouvernement de Boumediene a beaucoup hésité, confronté, avec la publication de l’ouvrage d’Yves Courrière, à une contestation de l’histoire officielle. Le projet de musée avec comme objectif de construire un véritable parcours de mémoire, avant que finalement ce musée national ne soit installé à Riad El Feth.

La prison Barberousse, un lieu «gênant»

Cependant cette période que des films, comme la bataille d’Alger ou encore Barberousse, ont voulu faire de la guillotine et de la répression contre terroriste un symbole de la martyrologie algérienne. On apprend également dans cet ouvrage que de nombreuses lois mémorielles ont été adoptées. Cela se traduit, pour les anciens détenus notamment, par le versement de pensions, même si cela a été limité avec l’accession de Boumediene aux affaires. Les détenus de Barberousse perdent d’ailleurs leur spécificité comme combattants pour l’indépendance. La raison en est d’ailleurs expliquée par l’auteur, car cette prison a été un lieu majeur de la lutte des européens ayant lutté avec le FLN pour l’indépendance de l’Algérie. Parmi les condamnés à mort et exécutés, on trouve des européens communistes comme Fernand Iveton, des formes européennes, membre du parti communiste algérien, ce qui apparaît comme gênant pour le pouvoir qui joue l’arabo-islamisme, et de façon générale de l’arabisation.
Cet ouvrage évoque donc la plupart des lieux qui sont emblématiques de cette guerre d’indépendance sous l’angle des débats qui ont accompagné leur mise en valeur. Le musée central de l’armée est évidemment important dans la mesure où c’est l’armée de libération nationale située aux frontières, sous le commandement de Boumediene qui s’est finalement imposée face à la résistance intérieure.
Dans les années 80, plusieurs personnalités majeures comme Abane Ramdane, assassiné par ses camarades après le congrès de la Soummam ont été réhabilitées. Le président Chadli ont voulu renforcer le consensus national en réintégrant dans la mémoire collective et dans la mémoire combattante des personnalités qui en avaient été écartées pendant la première période. On retrouve d’ailleurs cette démarche avec le retour de Krim Belkacem ou de Messali Hadj dans les livres d’histoire quelques années plus tard.

L’ouvrage permet aux lecteurs curieux qui s’intéressent à cet épisode toujours sensible, de comprendre le fonctionnement d’une démarche mémorielle, lorsque celle-ci est conduite par l’autorité politique. Le travail des historiens doit laisser la place, pour encore quelques temps, à l’histoire vue par les témoins. C’est toujours en partie le cas, même si le temps fait son œuvre, mais il faudra encore espérer en une évolution du fonctionnement du pouvoir politique en Algérie, pour que l’on puisse véritablement travailler sur cette histoire.

L’auteur a pris le soin de mettre des illustrations que l’on voit rarement par ailleurs. Les clichés ne sont pas ceux des monuments les plus importants, ou les plus connus, mais certainement les plus significatifs. Ces céramiques peintes de soldats de libération nationale en treillis, ou représentant des arrestations par les soldats français pendant la bataille d’Alger, mérite très largement d’être montrées. Elles s’adressent à une population qui n’est pas forcément alphabétisée et à qui on veut montrer une mise en scène, et même une épopée.

Incontestablement ces lieux de mémoire s’inscrivent dans une volonté d’instrumentaliser l’histoire, ce qui n’est pas forcément étonnant de la part d’un régime qui pour l’instant, malgré la fiction de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, reste dominé par une caste militaire.